samedi 4 janvier 2014

Travail manuel: la dimension oubliée qui peut nous mener à l'équilibre

Le HuffPost  |  Par Marine Le Breton Publication:   |  Mis à jour: 04/01/2014 11h15 CET

BIEN-ETRE - Le taylorisme du début du vingtième siècle nous semble bien loin. Mais en y regardant d'un peu plus près, on peut dire que notre société connaît une nouvelle forme d'aliénation: celle de la dépendance aux nouvelles technologies.
Les tâches qu'on nommait abrutissantes autrefois ne sont plus seulement manuelles mais aussi intellectuelles. Ecrire des dizaines de mail par jour, remplir des dossiers, n'avoir d'interactions que via les touches du clavier de son ordinateur. Ne plus prendre le temps pour des activités qui peuvent donner du sens à la vie. Car c'est bien là le problème: les écrans font écran entre le monde et nous.
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"L"une des principales sources du mal-être contemporain au travail tient sans doute à un excès d'abstraction", constate Matthew Crawford (1) dans un dialogue avec Pascal Chabot publié dans le numéro d'octobre de Philosophie Magazine. Ce docteur en philosophie a passé six mois dans un think-tank politique, avant de démissionner pour ouvrir un atelier de réparation de motos. Ce changement radical, il l'explique en pesant le poids des mots: "j'ai touché une nouvelle forme d'aliénation, explique-t-il: exécuter des tâches qui n'avaient, littéralement, aucun sens."

matthew crawford
Matthew Crawford

Aucun sens car nous sommes plongés dans un monde virtuel. Contacté par le HuffPost, Pierre Rabhi, écrivain, penseur et agriculteur, se dit "extrêmement inquiet" de cette évolution, de la place considérable que prennent les écrans dans nos vies.
"Nous passons de plus en plus de temps derrière les écrans. Bien sûr, ceci s'inscrit dans l'évolution du monde informel, invisible. Mais ainsi, nous nous éloignons d'une réalité tangible, nous oublions que notre esprit est le composant d'un tout complexe", regrette-t-il.
Symbole de ce ras-le-bol du temps passé devant un ordinateur, Alice Quillet raconte comment elle a décidé de mettre un brin de manuel dans sa vie. Pendant ses études de lettres et de philosophie, elle se lance dans le journalisme, en écrivant des piges pour l'International Herald Tribune, puis pour Monocle, un magazine anglais, avant d'être correspondante à Paris. Elle aime ce qu'elle fait, mais un manque s'installe.
alice quillet anna trattles
Alice Quillet, à gauche, et sa comparse britannique Anna Trattles, au restaurant.
C'est là qu'on lui parle d'un projet qui va renverser sa vie: gérer un restaurant qui accueille une librairie et une salle d'exposition de photographies. "Je suis séduite par l'idée, dit-elle. Je passais mon temps devant un ordinateur, alors que ce que je préférais dans le métier de journaliste, ce n'était pas écrire, mais apprendre et rencontrer de nouvelles personnes".
Elle officie donc aujourd'hui au restaurant le Bal Café avec sa comparse britannique Anna Trattles. Leur credo? La cuisine britannique, surtout à base de fromage et d'abats. Preuve de leur créativité sans limite, leur carte change tous les jours. Pour elles, c'est une "volonté de renouer fortement avec le terroir, la nature".

Dévalorisation du travail manuel
L'abstraction croissante du travail se constate par l'augmentation des métiers de bureaux, qui sont devenus la norme. Mais surtout, elle a entraîné une dévalorisation importante de tous les emplois manuels, qui n'est pas toute neuve, mais qui resurgit avec force aujourd'hui.
"Dès qu'il veut manifester ses pensées, le travailleur intellectuel doit se servir de ses mains et acquérir des talents manuels tout comme un autre ouvrier", disait en effet Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne (1958). Autrement dit, même le plus abstrait des métiers devra se confronter à un moment ou à un autre au monde concret.
"On ne sait plus se servir de nos mains!" rouspète Pierre Rabhi qui refuse l'étiquette de technophobe. "On a exalté la supériorité du travail cérébral sur le travail manuel. C'est stupide mais validé par tout notre système", poursuit-il.
C'est certainement l'une des raisons pour lesquelles ce "paysan philosophe", comme il aime se nommer, est "retourné à la terre", en Ardèche. Après plusieurs années de précarité avec sa femme, ils tombent en effet sous le charme d'une ferme, sans eau ni électricité, où ils vont développer un mode de vie fondé sur la sobriété et la joie. Rabhi passe un brevet d'apprentissage agricole, découvre l’agriculture biodynamique. Il retrouve alors un lien avec ce qu'il appelle le monde tangible.


Pierre Rabhi dans son jardin en Ardèche par rue89

Pierre Rabhi dans son jardin en Ardèche par rue89
"La perte des facultés manuelles est, à mon avis, une catastrophe. En retournant à la terre, j'ai pu me rendre compte de la valeur de mains habiles et je crois vraiment que, sans ces capacités, je n'aurais pas réussi. Dans cette aventure, j'ai pu faire le maçon, le menuisier, le ferronnier, l'agriculteur..." raconte-t-il dans Semeur d'espoirs.
Cette quotidienneté du travail manuel, il ne l'échangerait pour rien au monde: "se libérer de cet esclavage de la matière permet de mieux jouir de la vie". Mais si le retour à la terre fut une solution radicale pour Pierre Rabhi, il avoue lui-même que ce n'est pas un passage obligé. Matthew Crawford lui aussi a ressenti cette proximité particulière avec les choses quand il est devenu électricien: "lorsque j'avais terminé une installation, je ne me lassais jamais d'actionner l'interrupteur en m'exclamant: 'Et la lumière fut!''. Parfois, il suffit d'un rien.
Pour lui, "il faut défendre le fait qu'il y a des travaux manuels cognitivement très enrichissants et des jobs intellectuels complètement abrutissants."
Trouver une source d'équilibre
Alors que faire pour mettre fin à ce hiatus entre deux formes de travail qui n'a pas raison d'être? Pour se déconnecter des tâches virtuelles et se reconnecter au monde? L'idée de Pierre Rabhi, qu'il développe également dans Semeur d'espoirs (2), est de démonter cette hiérarchie dès l'école, en mettant en place, par exemple, des jardins ou des ateliers pour que les enfants puissent développer des talents qui ne sont pas forcément "intellectuels".
"Aujourd'hui, les mains et les doigts sont plus que jamais dévoués au clavier, au service d'une nébuleuse virtuelle. L'enseignement des aptitudes concrètes permettrait un rééquilibre. D'une certaine manière, on fabrique des hommes porteurs d'un cerveau qui ne leur apporte que l'intangible et, même, les éloigne du tangible", écrit-il dans son livre.
Il s'interroge sur notre façon d'éduquer: "A quoi bon bourrer le crâne d'idées et de concepts? Notre cervelle est seulement réceptive. L'humanité n'a jamais été aussi dépendante de ses outils; nous courons vers un effondrement général du système."
Mais plus simplement, la solution se trouve peut-être dans un juste milieu. Un équilibre entre l'intellectuel et le manuel que nous avons perdu de vue. En d'autres termes, "prendre conscience de notre inconscience", comme s'amuse à le dire Pierre Rabhi.
C'est finalement sur cet équilibre qu'Alice Quillet a réussi à mettre le doigt. Parce que son restaurant est implanté dans un espace culturel, mais aussi que son emploi du temps est partagé entre deux dimensions. "Je gère des équipes, je choisis des fournisseurs, j'ai une vraie liberté d'action. Tout cela me prend autant de temps que d'éplucher des carottes. Sans le côté gestion, j'aurais certainement cherché un autre moyen d'équilibrer ma vie."
Sans parler de tout plaquer pour changer de vie, le retour au manuel est à portée de main. Pour Pascal Chabot, cela peut être aussi simple que de "prendre soin des objets de notre quotidien: notre maison, notre voiture ou même la manière dont on fait la cuisine. Ce sont autant de travaux et d'expériences qui nous reconnectent au monde."
(1) Matthew Crawford, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010
(2) Olivier Le Naire, Pierre Rabhi, Semeur d'espoirs, Actes Sud, Paris, 2013

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