Nous étions en 2011 dans un
« sauve-qui-peut » généralisé. La planète économicofinancière cheminait
au bord du précipice, elle le disait… et continue de le penser. Le pire
est-il encore d'actualité ? Finira-t-on par enrayer la menace d'un
effondrement européen du système bancaire et monétaire ? La réponse est
évidemment politique, mais les gouvernements, à l'image de l'Allemagne,
se complaisent encore dans des atermoiements coupables. Face à ces
hésitations, les opérateurs mondiaux de la finance demeurent
eurosceptiques et poursuivent leur imperturbable logique du gain rapide.
Le contexte imposé d'un dogme trompeur
Le
ressaisissement espéré requiert non seulement une conscience européenne
solidaire, mais aussi une remise en cause de l'idéologie économique,
aujourd'hui soumise à la logique libérale anglo-saxonne qui conditionne
et guide les marchés et les agences de notation. Le constat est simple :
l'aréopage de ces deux entités parvient à imposer analyse et
gouvernance économiques au monde entier. Une idéologie règne,
totalitaire : « les marchés pensent que… », « les agences de notation
estiment que… », et leur sentence tombe, radicale. Tel pays est dégradé,
tel secteur condamné, telle banque soupçonnée… Le verdict s'impose à
tous, y compris et surtout aux États, aux banques centrales, au FMI.
L'aréopage s'exprime et règne, il ne s'agit pas d'un groupe d'intérêts,
c'est une
« idéologie-qui-parle »
.
Wall Street et la City la traduisent et la nourrissent, les autres places financières entonnent la même mélodie. Le
Financial Times, le
Wall Street Journal,
The Economist
exposent son credo et ses analyses, entraînant l'univers médiatique à
répéter le dogme. Tout ce monde oubliant aujourd'hui que cette idéologie
a failli trépasser à la fin de 2008, sauvé par les banques centrales et
les États qui ont dû voler au secours d'une finance mondiale ébranlée
par Lehmann Brothers et gangrénée par les
subprime toxiques qu'elle a créés et surtout diffusés.
Insensible
à ces revers, le dogme prospère à nouveau, identique. Cette idéologie a
pénétré profondément les centres d'analyses et de décisions, les
gouvernements et leurs administrations. C'est pourquoi le président
Obama a vu ses rêves s'écrouler face aux oppositions du monde financier
et du
Tea Party, pourquoi la Grande-Bretagne est revenue
ouvertement à son credo libéral après l'intermède travailliste, et
surtout pourquoi Angela Merkel s'est arrimée à l'orthodoxie monétaire et
budgétaire propre à la tradition allemande, dont la rigidité avait déjà
déclenché le retentissant krach d'octobre 1987. Cette orthodoxie
libérale hégémonique continue de déployer une croyance indéfectible aux
vertus de l'équilibre et à l'efficience des marchés. Pour l'aréopage des
agences de notation, les acteurs économicopolitiques de la planète
doivent se conformer ou, faute d'acquiescement, être punis. Cette
rengaine, reprise aujourd'hui par tous, y compris par les gauches
européennes acculées, est tragique, car elle méconnaît en profondeur
l'économie. Et cette ignorance, dans les circonstances actuelles, touche
au drame, dans la mesure où il faut recouvrer élan et confiance. Toute
relance, vers l'offre ou/et la demande, appelle du crédit, du déficit,
de la création monétaire. Sur un plan plus général, n'oublions jamais
que le capitalisme est, par définition, une économie d'endettement.
L'équilibre est fiction théorique, synonyme d'immobilisme mortifère,
alors que la pente de la dette correspond à la dynamique du système de
l'économie. Aussi, nous naviguons sur une mer de promesses, à commencer
par celle qu'est la monnaie. La promesse étant une avance, toute
politique économique consiste à ne pas sortir de la route pentue,
figures imposées et délicates du slalom.
Au début était la dette…
Globalement incomprise, la dette est la catégorie économique la plus maltraitée. Parce qu'elle dit un
« écart »,
un manquement au bouclage idéal que chérit la science économique, celui
de la symétrie égalitaire de l'offre et de la demande, de la vente et
de l'achat, des recettes et des dépenses. Cette économie d'Épinal est un
conte pour enfants : elle n'a jamais existé sur le terrain. L'économie
courante est tout sauf un plat pays bien lisse, elle n'est constituée
que des pleins de la richesse et des creux de la dette, agencement de
crédit et de débit, de prêt et de dû.
C'est d'ailleurs dans les
temps prééconomiques du monde primitif que la dette a surgi, elle-même
conséquence induite du don qui fait du récipiendaire un obligé, de sorte
que ces sociétés des débuts de l'Histoire sont maillées et cimentées
par d'innombrables réseaux réversibles de dettes entre chacun : la dette
lie. Plus tard, en Occident, dans la foulée de la rupture fondatrice
des XI
e et XII
e siècles, crédits et prêts se
multiplient avec le commerce émergeant, car il s'agit alors de
s'émanciper de l'obligation de régler comptant l'achat, faute de
ressources et de numéraires suffisants. Aussi, l'homme endetté devient
dès cette époque la caractéristique de l'individu gagné à l'économie.
Nous ne faisons aujourd'hui que de porter à son paroxysme cette réalité
originelle [1].
La
multiplication de la dette est donc un trait quasi permanent des
sociétés ; au fil du temps, celles-ci passeront d'une dette symbolique
réversible à une dette économique remboursable, glissant ainsi d'une
marque indélébile à une trace annulable, déliant ainsi la société
contemporaine d'obligations interindividuelles trop contraignantes.
La dette n'est donc guère dangereuse en elle-même, au contraire elle est structurante du social
, à
condition de rester annulable. C'est en ce sens que l'endettement est
non seulement banal et répandu, mais nécessaire à bien des égards à
notre société, contrainte d’inventer en permanence les pratiques qui
soutiendront une consommation en nécessaire croissance. En revanche, en
poursuivant cette logique, on déduit que si l'endettement est
« fonctionnel », le surendettement fait problème. Autant l'acteur
raisonnablement endetté est indispensable, autant le surendetté est une
figure menaçante et subversive, symptôme trop visible de la démesure
actuelle. Entre ces deux « conditions », la raisonnable et l'excessive,
tiennent tous les enjeux contemporains : une affaire de seuil, qui ne
relève d'aucune norme
objective [2].
C'est pourquoi la dette privée micro et la dette publique macro sont
logées à la même enseigne, foncièrement nécessaires à notre économie
monétaire, devenant périlleuses dès que la ligne jaune est franchie.
Or,
la théorie standard abhorre dettes et déficits, malgré leur impérieuse
nécessité fonctionnelle liée au principe de l'avance qui définit et
dynamise le capitalisme. Schizophrénie, duplicité ou simple
méconnaissance ? Peu importe. Officiellement et discursivement, le dogme
est celui de l'équilibre général, et la religion économique est
rappelée aux États : on ne dépensera que ce que l'on engrange. Dans la
réalité des pratiques gouvernementales qui se contentent intelligemment
d'interpréter la doctrine, la question se transforme : à partir de quel
déficit public dira-t-on que l'on est sorti de la « zone » d'équilibre,
pour glisser vers celle des « défauts » ?
Une ligne jaune subjective
Reprenons
l'interrogation : existe-t-il un seuil qui décréterait la faillite
théorique d'un État, en liaison avec les défauts qui le menacent ? Seuil
de même nature que celui qui indiquerait une situation pathologique de
surendettement privé… Aujourd'hui, études et modèles se multiplient pour
fixer plus scientifiquement le péril des dettes souveraines. Il en
ressort une sorte de norme qui stipulerait que dès lors qu'une dette
publique dépasse 80-90 % du PIB, la charge de cette dette pèse gravement
sur la croissance d'un
pays [3].
Toutefois,
il ne faut pas occulter le côté fragile, pour ne pas dire illusoire, de
ces nombreuses tentatives qui se contredisent mutuellement. La démarche
économétrique et historique est de peu de secours pour produire une
norme qui rendrait compte des différents défauts observés dans le temps.
Il apparaît au contraire que la soutenabilité d'une dette souveraine
(comme celle du privé) dépend clairement des circonstances spécifiques
et environnementales du moment de l'observation. Pour des chiffres
équivalents, elle est considérée parfois comme « normale », à d'autres
moments comme alarmante.
Hormis des cas flagrants, comme celui de
la Grèce aujourd'hui, nous sommes confrontés le plus souvent à des
appréciations subjectives, émises en tenant compte du contexte, au sein
duquel les politiques économiques proposées comme remède sont
déterminantes. Bref, la notion de dette maximale pour caractériser ce
que l'on dénomme le « risque-pays » varie suivant les circonstances,
laissant libre cours aux évaluations produites par les uns et les
autres. En particulier, le prétendu « effet domino », souvent invoqué
par les agences de notations pour l'Europe du Sud est une pure
élucubration
spéculative [4],
reposant sur le seul primat du mimétisme dans les processus de marché,
ce qui est un argument faible pour rayer l'Italie et l'Espagne de la
carte économique…
Même parmi les économistes américains, on trouve
des auteurs qui s'insurgent contre la prétendue objectivité du
risque-pays envisagée par Reinhart et Rogoff : «
Quand le déficit est-il trop grand? Quand il dépasse 3%, ou 7%, ou 10%?
Répétons-le, il n'existe pas de chiffre magique, et celui qui persiste
en cette direction se tromperait simplement sur ce que sont l'économie
monétaire et la macroéconomie [5]
». Ces auteurs rétablissent l'efficacité des politiques économiques
stabilisatrices, rappelant que la seule limite objective existante pour
rétablir les équilibres est celle de l'inflation.
Pas de faillite, mais des défauts
Précisons
un point qui relève à la fois de la sémantique et de la théorie : un
État peut-il faire faillite ? La réponse est catégorique : non ! Le
terme-concept de faillite ne vaut que pour les entreprises, cette
situation pouvant conduire à la liquidation et la disparition de
l'entité devenue non-viable économiquement. Les individus privés,
victimes de surendettement, peuvent être déclarés « défaillants », mais
non « en faillite », de nombreux pays offrant désormais des mesures de
protection qui relativisent l'issue du constat.
Donc, si l'État ne
fait jamais faillite, il peut cependant connaître des situations
« d'incapacité de remboursement », voire de « cessations de paiements ».
Dans ces cas, on utilisait jadis l'expression alarmiste de
« banqueroute » ; dorénavant, on parle plutôt de « défauts », ce terme
induisant l'hypothèse d'un constat conjoncturel, en correspondance avec
l'approche contractuelle du problème qui prévaut dorénavant sous les
auspices du FMI.
Les défauts matérialisent « officiellement » les
« incapacités » de l'État et de son gouvernement à remplir ses
obligations. Cela vaut pour faillite, mais sans en être une, et sans en
avoir les conséquences. En général, tout cela conduit à la
« restructuration » de la dette lors d'un compromis public négocié
politiquement avec les créanciers, désormais souvent privés dans le
contexte de notre économie où le marché est
leader et… financier.
On
peut signaler que l'utilisation actuelle du terme inapproprié de
faillite de l'État, apparaît comme une conséquence indirecte de la
généralisation de la notation par les agences
ad hoc, en se
rappelant que celles-ci ont toujours eu pour objectif de noter les
« entreprises ». En un mot, l'extension discutable du périmètre de ces
agences a contribué à celle de la catégorie juridique de faillite. La
difficulté éventuelle de paiement, ou de financement, trahit de toute
évidence des difficultés réelles et dommageables pour tout pays, mais il
faut la distinguer clairement de l'insolvabilité qui figure la menace
essentielle. L'insolvabilité d'un pays majeur est une vue de l'
esprit [6] : nul pays ne peut faire faillite, surtout dans le contexte actuel du maillage mondial.
Solvabilité et actifs des États
L'évidence
médiaticopolitique d'une ligne jaune, aussi évasive soit-elle, nous
renvoie finalement à une seule question centrale, celle de la
solvabilité. En effet, la véritable et seule interrogation sérieuse est
celle-là : sommes-nous solvables ? Et cette solvabilité se décompose
entre disponibilités et garanties, entre liquidités mobilisables et
actifs collatéraux.
Pour ce qui concerne la dette
souveraine, le premier aspect relève des comptes de la nation, du budget
de l'État, le second de l'évaluation de la richesse nationale publique.
C'est ici que surgit la spécificité absolue d'un État par rapport à une
entreprise : on connaît le « capital » d'une firme, on sait mesurer ses
actifs, évaluer sa valeur, alors que rien de tel est possible pour un
État.
La richesse d'un pays est une opinion, elle n'est pas une
donnée économique mesurée, car non mesurable. Tout le nœud de notre
interrogation est là : que vaut la France, qu'on ne peut réduire à sa
structure économique dont le PIB n'est qu'un indice bien imparfait ? Que
valent la Tour Eiffel, le Château de Versailles ou le Pont du Gard ?
Que valent les Alpes ou la Côte d'Azur ? Et notre système éducatif,
notre climat tempéré, etc. ?
Comment questionner un pays sur le
critère de ses dettes courantes, alors que l'on se sait incapable
d'appréhender sa richesse et surtout sa puissance, ses potentialités ?
L'impasse prévisible de la Commission Stiglitz a bien révélé le trou
noir de l'évaluation du qualitatif et des immatériels : ces notions
échappent à la mesure. C'est pourquoi les marchés scrutent l'externalité
négative d'une dette ou d'un déficit, tous deux mesurés, sans jamais
évoquer les actifs du pays, sans jamais mentionner ses externalités
positives. Les agences font l'inverse de la démarche élémentaire de tout
banquier : elles se refusent de rapporter le négatif des dettes au
positif du « capital pays ».
Le AAA ne peut être la « note de la
France », elle n'est aujourd'hui que l'appréciation par les marchés
financiers de la politique économique d'un gouvernement de la France.
Les agences notent la copie de l'étudiant et non l'étudiant dans sa
globalité, dans sa trajectoire, dans son histoire, dans son contexte.
Les agences sont des machines programmées à corriger des copies selon
l'unique prisme de la théorie standard néolibérale, celui du sacro-saint
équilibre et des grandeurs statufiées de la comptabilité nationale.
La dimension anxiogène de la dette souveraine
L'existence
d'un « problème de la dette » se présente comme un mode de
justification idéal pour entériner le triomphe d'une conception
restrictive et orthodoxe (libérale) de l'action publique. «
Regardez ces incapables, ils ne savent que creuser le trou de la dette!
» La relative impuissance actuelle des Etats à régler le déséquilibre
coupable de la dette publique renforce la conviction populiste en une
politique économique minimaliste, les critiques ayant beau jeu de
souligner que toute orientation politique s'éloignant de cette
orthodoxie serait épinglée par les agences de notation.
De sorte
qu'un engrenage idéologique déplorable se confirme dans le monde
économique : les écarts au modèle idéal de l'équilibre se multipliant,
ils suscitent le constat largement partagé d'une incurie gouvernementale
majoritaire, ledit constat débouchant alors sur un désenchantement
démocratique. Les « politiques », éloignés du quotidien des gens, sont
caricaturés tels des pantins (cupides) et inefficaces, incapables de
résoudre les problèmes réels des individus et de la collectivité. Cette
incapacité fait le lit de toutes les critiques dont se nourrissent avec
profit tous les populismes, de droite ou de gauche, dans les pays les
plus divers.
Le cours des choses n'est plus « sous contrôle » des
politiques, les dettes s'accumulent, et la fin d'un certain âge d'or se
profile, l'usage très abusif du terme de crise ne faisant qu'amplifier
l'atmosphère anxiogène. L'Histoire s'écrit automatiquement et elle
échappe aux volontés politiques, dévalorisant tout processus
démocratique qui tourne à la farce convenue entre les privilégiés de ce
système en débandade. C'est pourquoi le traitement de la dette
souveraine par les agences entame gravement la crédibilité de la
démocratie elle-même.
Rétablir une vue saine de la dette
Nous
sommes bien loin de toute faillite collective. Cessons cette
culpabilisation générationnelle qui plombe la maturité et désespère la
jeunesse : nous sommes globalement solvables, plus riches que ne le
disent les chiffres courants, qui ne traduisent que ce qui est mesuré et
mesurable.
Depuis toujours, la dette structure la société,
s'imposant comme motrice dans la société de l'économie. Jouer la dette,
la pratiquer avec discernement, c'est tout simplement construire
l'avenir. S'endetter, c'est croire en l'avenir. C’est croire au
développement et à la métamorphose dans ce qui ne rapportera que plus
tard, l'intelligence, et donc la coopération des cerveaux.
Se
polariser aujourd’hui à l'extrême sur le problème de la dette, sur son
impérative réduction, est une faute politique découlant d'un point de
vue erroné. C’est induire une pause mondiale dans l’investissement le
plus urgent qu’ait connu notre planète : celui qui bâtira la modernité
cognitive et écologique. Car notre contemporain est celui d’une course
contre la montre ou, dit autrement, d’une course entre un système
« cognitif-propre-endetté » à créer, et un capitalisme archaïque
pollueur et facticement équilibré, alors qu'il engendre la démesure.
Pour y parvenir, la dette publique est stratégiquement déterminante, car
c'est elle qui finance structures et long terme, directement peu
rentables.
Pour gagner ce
challenge, cessons de
culpabiliser ceux qui dépensent et investissent, fussent-ils d'État.
Cessons de stigmatiser ceux qui prêtent, fussent-ils banquiers. Ces
creux et ces pleins dessinent la géographie contemporaine, à nous d'en
faire des paysages et des chemins en accord avec une respiration plus
humaine. Notre richesse la plus grande est celle du futur, elle n’est
pas celle que nous aurions perdue, gaspillée ou détruite. C’est cette
richesse à venir qui garantit nos dettes créatrices. L'actif de ce monde
endetté est incommensurable, il rend risible l’effroi contemporain de
nos dettes. Un monde sans dettes est un plat pays, loin de la vie.