Les bonnes idées existent, mais nous ne les voyons pas
« Les bonnes idées existent, mais nous ne les voyons pas », (Luc de Brabandere,BCG)
Opinions
Luc de Brabandere, senior advisor du Boston Consulting Group./ DR
Propos recueillis par Philippe Mabille
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mots
À la fois philosophe de la créativité, mathématicien
passionné de nouvelles technologies, professeur à l’École Centrale Paris
et senior advisor au cabinet international de conseil en stratégie BCG,
Luc de Brabandere publie un livre de conseils aux dirigeants
d’entreprise. La conviction de cet intellectuel au parcours atypique :
"La bonne idée existe", mais il faut apprendre à penser autrement pour
la chercher et parfois la trouver.
LA TRIBUNE - Dans votre livre, vous faites la différence entre l'innovation et la créativité. Quelle est-elle ?
LUC DE BRABANDERE - Quand on parle du changement, la
première chose à faire est de distinguer deux concepts : la perception
du monde et la réalité. L'innovation, dans ma vision, c'est le processus
par lequel une entreprise change la réalité. La créativité, c'est
comment un individu change sa perception des choses. On dit créer ou
innover, mais « créativer », cela n'existe pas. La créativité, ce n'est pas une action, mais une pensée. On peut
faire de l'innovation sans créativité : souvent, on innove en copiant
les autres, en s'inspirant de ce qui a déjà été fait. On peut avoir de
la créativité sans innovation. Par exemple, Xerox a inventé la souris d'ordinateur, mais ne l'a pas
exploitée, ce qui a permis à d'autres de bénéficier de cette innovation.
Ma conviction, c'est qu'il nous est impossible de penser sans un cadre
prédéfini, sans un modèle mental. L'art de la créativité, c'est de
sortir de ce cadre et de créer une nouvelle structure mentale permettant
aux idées nouvelles de trouver leur sens.
Dans une économie de la connaissance, il y a donc une prime à ceux qui ont des idées nouvelles ?
Exactement. Le titre anglais de mon livre, Thinking in New Boxes, est
assez intraduisible en français. Ce n'est pas seulement "penser dans un
nouveau cadre". Le mot important, c'est boxes. Penser out of the box,
que l'on traduit imparfaitement par "penser en dehors du cadre", cela ne
veut pas dire penser à l'extérieur de là où je suis, par exemple, mon
entreprise, mon secteur. Cela signifie changer la vision que j'en ai.
On dit pourtant, avec l'économiste Schumpeter, que l'innovation est le moteur de la croissance.
C'est là que la philosophie est utile parce qu'elle apporte aux mots
la rigueur que les mathématiques réclament des chiffres. Albert Camus a
dit que "mal nommer les choses, c'est contribuer au malheur du monde".
Quand Bic passe du stylo une couleur au stylo quatre couleurs, c'est une
innovation sur le marché de l'écriture, mais qui ne change pas
fondamentalement le modèle sous-jacent de l'entreprise Bic. La vraie innovation, celle qui nourrit la croissance, est venue d'une
nouvelle vision du monde. Lorsque Bic a décidé que son métier n'était
pas seulement les stylos jetables, mais l'univers des objets en
plastique jetables. Cela a tout changé : Bic s'est alors mis à produire
des briquets et des rasoirs. C'est cela la créativité.
Ce que vous dites, c'est qu'on a tort de mettre le mot "innovation" à toutes les sauces…
Il y a un laisser-aller dans le vocabulaire. Une rupture de modèle
passe par la créativité, ou plutôt l'innovation se fait dans la
créativité. En plaisantant, je dirais qu'à chaque chute des ventes,
Gillette ajoute une lame à ses rasoirs jetables"! Cela améliore sans
doute le service rendu aux hommes, mais ce n'est pas une rupture. L'innovation, c'est faire mieux en restant dans le même business
model"; la créativité, c'est quand on se met à penser un système neuf,
un nouveau modèle. Dans le mot business model, c'est le deuxième terme
le plus important.
Comment penser un modèle différent alors qu'en apparence, tout va bien pour l'entreprise ?
Prenons un exemple : si Philips avait continué à fabriquer des
lampes, des machines à café ou des télévisions, cela aurait conduit
cette entreprise à l'échec. Ce qui a sauvé Philips de la concurrence
chinoise, c'est d'avoir décidé d'ouvrir son marché au secteur de la
santé où les moniteurs et l'électronique sont devenus très importants. Lorsque le patron de Philips a donné cette inflexion stratégique à son entreprise,
il a fait de la créativité. Il a pensé Philips différemment. C'est la
nouvelle manière dont Philips s'est pensé et projeté dans l'avenir qui a
permis de mobiliser les équipes pour lancer un processus d'innovation
dans le domaine de la santé.
Vous incitez aussi les dirigeants à penser les extrêmes. Est-ce parce que le monde est devenu imprévisible ?
Nous avons besoin de nouveaux modèles. Mon métier n'est pas de dire
quoi penser, mais comment penser. Les dirigeants que je vois ont des
interrogations sur l'avenir de leur modèle économique et se rendent bien
compte que le véritable enjeu est de faire la bonne hypothèse sur le
futur. Il y a des incertitudes de niveau 1 : ce que nous savons que nous
ne savons pas. La vraie incertitude est de niveau 2. C'est le fameux "cygne noir" de Nassim Taleb : ce sont les ignorances
que nous ignorons qui sont dangereuses. Car alors, aucune prévision
n'est possible. Le danger pour un chef d'entreprise, c'est alors de ne
rien faire, d'appliquer l'adage populaire qui dit "dans le doute,
abstiens-toi". Non ! Dans le doute, il faut agir et se confronter à des scénarios
extrêmes, inimaginables même. J'ai travaillé avec les dirigeants d'une
grande entreprise belge. Je leur ai posé deux questions. "Imaginez qu'en
2025, votre entreprise devienne chinoise…" La réaction immédiate et
unanime est alors : "C'est une blague, c'est impossible" Si la question
est : "Imaginez qu'en 2025, votre entreprise soit devenue chinoise",
l'attitude change, car on se met à chercher les raisons qui ont pu
conduire à cette situation. Et on trouve alors plein de bons arguments rendant un tel scénario
possible"! Cela montre qu'il faut apprendre à casser les certitudes.
C'est ce principe que je mets tout en haut de mon système, résumé dans
une phrase de Francis Bacon : "Il faut obéir aux forces auxquelles on
veut commander"…
Vous citez aussi Walt Disney, qui disait "si on peut le rêver, on peut le faire". C'est un peu optimiste.
Je suis optimiste de raison et de convictions. Comme j'essaie de
l'expliquer, les bonnes idées existent, mais souvent nous ne les voyons
pas parce que nous ne chaussons pas les bonnes lunettes. Comment se
fait-il que Sony, qui a inventé le Walkman, n'ait pas inventé l'iPod et dominé l'industrie numérique comme a su le faire Apple ? C'est parce que Sony n'a pas su penser d'une autre manière le monde
de la musique. De même, aucun des grands acteurs de l'Internet actuel,
Google, Amazon, Facebook, n'est né dans de grandes entreprises. Pourtant Wal-Mart avait tout pour inventer l'e-commerce. Les grands
acteurs de la télévision, comme TF1, auraient pu lancer YouTube. Les
technologies étaient connues. Mais ce qui a manqué aux grands groupes,
c'est la capacité de reconnaître une idée nouvelle et d'en saisir
l'importance.
Les grands groupes sont donc conservateurs ?
Le vrai problème n'est pas de survivre à un échec, mais de survivre à
son succès. C'est pourquoi certains numéros un finissent par tomber de
leur piédestal, par arrogance ou aveuglement. Cela arrive encore de nos jours. Google, créé il y a quinze ans, n'a
pas vu venir Facebook il y a dix ans. BlackBerry connaît des
difficultés, en partie parce que les dirigeants ont parié sur le clavier
alors que le monde du mobile passait au tactile.
Que pensez-vous du courant de l'innovation pessimism aux États- Unis, qui dit que l'innovation a cessé de soutenir la croissance ?
L'innovation est parfois phagocytée par les grands groupes, qui
empêchent les jeunes pousses créatives de se développer. Il y a un
moment ou la taille devient un problème. Mais il y a des solutions. Il y a trente ans, IBM, voyant arriver
Apple et son ordinateur individuel, a créé une pseudo PME en Floride en
donnant à cette équipe l'ordre de ne respecter aucune des règles d'IBM
mais de sortir le PC le plus vite possible. L'erreur est la condition du
succès. Personne ne dresse la liste des échecs d'Apple avant l'iPhone.
Pourtant, elle est longue.
L'Europe a-t-elle encore une chance alors que les États-Unis dominent l'innovation mondiale ?
La créativité et l'innovation ne se résument pas à la technologie,
mais existent aussi dans le marketing. L'Europe a des atouts
considérables. Le Cappuccino vient d'Italie ; pourtant, c'est
l'américain Starbucks qui en vend le plus. Walt Disney, Hollywood, se
sont inspirés de la culture européenne. Il y a en Europe plein de bonnes
idées. Ce qui manque, ce sont des représentations du monde afin de les
réaliser. ______ "LA BONNE IDÉE EXISTE ! CINQ ÉTAPES ESSENTIELLES POUR LA TROUVER" De Luc de Brabandere et Alan Iny. Éditions Eyrolles, octobre 2013. Version française de Thinking in New Boxes, a New Paradigm for Business Creativity, Éditions Random House, septembre 2013.
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