lundi 1 avril 2013

Google, Amazon, Apple et Facebook : main basse sur la culture !

La "bande des 4" domine les industries mondiales du contenu, à mesure que ces dernières basculent dans le numérique. Au risque de menacer notre souveraineté ?

De gauche à droite : Larry Page, fondateur de Google; Jeff Bezos, patron d'Amazon; Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook et Tim Cook, PDG d'Apple. (Photos Sipa)
De gauche à droite : Larry Page, fondateur de Google; Jeff Bezos, patron d'Amazon; Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook et Tim Cook, PDG d'Apple. (Photos Sipa)
 
Ils l'aiment, notre culture ; ils la bichonnent, notre vie privée. Ils les vénèrent ! Jeff Bezos, le patron d'Amazon, est un grand lecteur marié à une romancière. Steve Jobs, de son vivant, était tellement épris des artistes qu'il se plaignait de n'avoir "jamais passé autant de temps à convaincre les gens de faire ce qui est le mieux pour eux" !
Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, ne se contente pas de connecter plus d'un milliard d'humains, il le fait de manière res-pon-sable : "Nous existons à l'intersection de la technologie et des problèmes de société, et nous consacrons beaucoup de temps à réfléchir à l'une comme aux autres." Et qui ne connaît pas le leitmotiv de Google : "Don't be evil" ("Ne soyez pas malveillants") ?

Les maîtres du numérique à l'échelle mondiale

Derrière ces belles paroles se cache une réalité moins idyllique. La "bande des quatre" règne sur les marchés qu'elle a pris d'assaut. Reçus comme des chefs d'Etat, leurs PDG sont reconnus pour ce qu'ils sont : les maîtres du numérique à l'échelle mondiale. Même Eric Schmidt, l'ex-PDG de Google, reconnaît qu'"on n'a jamais vu quatre entreprises grandir ensemble à cette échelle". Amazon a décimé les librairies et menace les éditeurs, Apple a bouleversé l'industrie musicale et exerce un droit de veto sur ses applis, Facebook possède - et vend - les milliards d'informations, photos, vidéos que nous lui fournissons gracieusement, Google contrôle près de 80% du marché des moteurs de recherche.
Les quatre géants "déterminent de façon disproportionnée ce qu'est l'Internet - une réalité très éloignée de la vision originale d'un réseau entre égaux. S'il a pu exister dans le passé une notion d'Internet immune par nature à la monopolisation, le présent montre à quel point ceux qui y croyaient ont pris leurs désirs pour des réalités", remarque Tim Wu, professeur à l'Université de Columbia et spécialiste de la lutte antitrust (auteur de "The Master Switch", Borzoi Books, 2010), un front sur lequel Google a gagné la première manche aux Etats-Unis, écopant d'une simple réprimande de la part des autorités.

Culture et vie privée, le cœur et les poumons d'une démocratie

Cette réalité est d'autant plus troublante qu'il ne s'agit pas de marchés ordinaires : culture et vie privée sont le cœur et les poumons d'une démocratie. Prenez Amazon. Depuis que Jeff Bezos a lancé sa machine de guerre, quelque 2.000 librairies américaines ont mis la clé sous la porte, une tendance qui s'accélère avec le succès des livres électroniques, dont Amazon contrôle 60% du marché aux Etats-Unis. Les éditeurs sont maintenant dans la ligne de mire du géant de Seattle, qui a commencé à publier et souhaite crever le prix plancher de 10 dollars par livre.
Diapo milliardaires high tech - Jeff Bezos
Jeff Bezos, patron d'Amazon, lors de la présentation du Kindle. (The Yomiuri Shimbun via AP Images)
Amazon jure seulement vouloir "bousculer" un système obsolète. Mais les conséquences de son blitzkrieg sont profondes. "Amazon veut capturer le marché américain des livres en le faisant migrer de force vers l'internet, où il peut plus facilement éliminer ses concurrents", accuse Paul Aiken, le directeur de la Guilde des Auteurs. "D'ici à cinq ans, 80% des ventes de livres à succès se feront en ligne", prédit Mike Shatzkin, un consultant respecté.
Les librairies seront-elles encore le lieu où l'on découvre accidentellement un auteur ? Pas sûr. Les points de vente seront tellement peu nombreux !"
Morgan Entrekin, patron de Grove/Atlantic, le plus important éditeur indépendant, ne se sent personnellement "pas menacé" par l'éditeur Amazon, mais il a ce conseil pour Jeff Bezos :
J'espère qu'il réalise que le succès ne signifie pas que tous ses concurrents doivent mourir. Il faut qu'il comprenne qu'il a une très grande responsabilité sociale : s'il s'apprête à contrôler la distribution de l'information dans notre société, il doit en mesurer les conséquences."
Nick Hanauer, un millionnaire de Seattle qui fut l'un des premiers investisseurs dans Amazon, défend mordicus la stratégie de la société :
Ce qui compte, dans les livres, c'est la bataille des idées, pas le support papier ou la librairie de quartier dans laquelle il était vendu. Je ne crois absolument pas que Jeff Bezos soit l'ennemi des livres."
Mais il reconnaît aussi le côté capitaliste pur et dur de son ami : "Jeff se fiche du sort de la petite librairie française de province, parce qu'il laisse au marché le soin de faire le tri. Au bout du compte, il s'agit simplement de savoir si Jeff Bezos sera riche ou non."

Agressivité sans états d'âmes

Cette agressivité sans états d'âme, on la retrouve chez Facebook, Google ou Apple. Difficile, en ce qui concerne Facebook, de dire ce qui est le plus troublant : sa part de marché écrasante, ses manœuvres pour que les utilisateurs "partagent" leurs données ou l'âpreté avec laquelle elle rentabilise cette manne d'informations. "Zuck" s'est justifié en expliquant que "les gens sont devenus très à l'aise avec l'idée, non seulement de partager plus d'informations et des infos de types différents, mais de le faire ouvertement et avec davantage de monde". Le "rôle" de Facebook serait donc d'"innover et mettre au jour" son offre pour "refléter ce que sont les normes sociales actuelles" - ou ce que Mark Zuckerberg décrète qu'elles sont...
Mark Zuckerberg Facebook
Mark Zuckerberg dévoile le nouveau design de Facebook à Menlo Park (Californie), le 7 mars 2013 (Jeff Chiu/AP/SIPA).
Google ? L'enfant prodige de Larry Page et Sergey Brin, qui domine de la tête et des épaules les moteurs de recherche, a failli faire main basse sur la distribution en ligne de millions de livres, a raflé une bonne partie des ressources publicitaires de la presse et contrôle une grande partie des vidéos échangées dans le monde, via YouTube.
"Google veut devenir le système d'exploitation de nos vies, la société qui gère le flot de données dans tous les aspects de notre vie - quand nous sommes au volant, marchons, bavardons avec nos amis, etc.", résume Siva Vaidhyanathan, professeur à l'Université de Virginie et auteur d'un livre sur "la Googlisation de tout" ("The Googlization of Everything", University of California press, 2011).
Larry Pages
LARRY PAGES - 39 ans - ETATS-UNIS - 23 milliards de dollars. Origine de la fortune : inventeur du procédé PageRank, cet informaticien est le co-fondateur et l'actuel PDG de Google. (SIPA)
"Leur part du marché des moteurs de recherche n'est pas l'important", explique le professeur. "Ce qui compte, c'est ce qu'ils font de leur pouvoir. De plus en plus, Google cherche à couper l'herbe sous le pied de la compétition en offrant des services que des sociétés plus petites pourraient proposer."
Un nombre croissant de PME en Europe soupçonnent les résultats de recherche de Google de ne pas être exhaustifs et pertinents, mais biaisés à son seul bénéfice. En outre son service de vidéo en ligne YouTube est peut-être, estime le professeur Siva Vaidhyanathan, "l'activité qui a le plus d'influence en termes de culture et de politique. Regardez l'affaire du film insultant le Prophète : YouTube a une responsabilité incroyable, quant à la façon dont les gens perçoivent le monde."
[WEEK END] Google, Amazon, Apple et Facebook: main basse sur la culture !
Tim Cook, PDG d'Apple. (Sipa)
Reste Apple, qui, lui, n'a pas besoin de détenir une part de marché dominante pour être profitable. Sa façon à lui de capturer ses utilisateurs est de les maintenir dans un écosystème fermé. Cela lui permet d'offrir une "expérience" aussi esthétique et intuitive que le sont ses gadgets, par le biais de son système d'exploitation, d'iTunes et des applis. Les clients d'Apple sont consentants. La presse, pour laquelle Apple prélève une commission de 30% sur les abonnements iPad tout en gardant la propriété des fichiers d'abonnés, est, elle, obligée de passer à la caisse...

Concurrence, éthique et "solutionisme"...

Les justifications que donnent ces quatre géants sont multiples. Le monde de la technologie évolue à toute vitesse, disent-ils, la concurrence est seulement "à un clic de distance". Vrai, Google et Facebook se livrent une concurrence acharnée sur les réseaux sociaux et la recherche, Google et Apple vont se lancer dans le streaming musical, Amazon et Netflix se bagarrent pour le streaming de films à la demande... Mais "pour les activités centrales à leurs business, ces quatre n'ont pas beaucoup de concurrence", rappelle Vaidhyanathan.
Deuxième justification : ces sociétés seraient intrinsèquement "bonnes", pétries d'éthique, n'ayant à l'esprit que l'intérêt de leurs utilisateurs. "Quand nous nous sommes attelés à la création du Kindle, nous nous sommes demandé : 'Qu'est-ce qui pourrait être plus important que de permettre à quiconque, où que ce soit dans le monde, d'avoir accès à un livre ?', indique Ian Freed, directeur de Kindle chez Amazon. Personne ne met en question l'utilité de leurs services et produits, mais le profit et la domination des concurrents sont une préoccupation constante pour ces sociétés.
Troisième logique, encore plus troublante : une foi totale dans la capacité de la technologie à offrir une solution à tous les problèmes, qu'ils soient triviaux, sociétaux ou métaphysiques. "Ils sont guidés par cette idéologie perverse et dangereuse que j'appelle 'solutionnisme'", écrit l'essayiste Evgeny Morozov dans le "New York Times" : "une pathologie intellectuelle qui identifie les problèmes en tant que tels en fonction d'un seul critère, à savoir si l'on peut leur donner une 'solution technologique clean et sympa (...). Les solutionnistes se fourvoient en assumant les problèmes comme tels plutôt que de les questionner. Avec les marteaux numériques de la Silicon Valley, tous les problèmes ont tendance à ressembler à des clous, et toutes les solutions, à des applis."
 

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