Les Stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie
à se connaître soi-même. « La vie, disaient-ils,
n'était pas trop longue pour une telle étude. » Ce
précepte avait passé des écoles sur le frontispice
des temples ; mais il n'était pas bien difficile de voir que ceux
qui conseillaient à leurs disciples de travailler à se connaître
ne se connaissaient pas.
Les moyens qu'ils donnaient pour y parvenir rendaient le précepte
inutile: ils voulaient qu'on s'examinât sans cesse, comme si on pouvait
se connaître en s'examinant.
Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu'ils
sont. Comme ils n'aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu'au
travers de l'amour-propre; qui embellit tout, ils sont toujours d'eux-mêmes
des témoins infidèles et des juges corrompus.
Ainsi, ceux-là étaient bien plus sages qui, connaissant
combien les hommes sont naturellement éloignés de la vérité,
faisaient consister toute la sagesse à la leur dire. Belle philosophie,
qui ne se bornait point à des connaissances spéculatives,
mais à l'exercice de la sincérité ! Plus belle encore,
si quelques esprits faux, qui la poussèrent trop loin, n'avaient
pas outré la raison même, et, par un raffinement de liberté,
n'avaient choqué toutes les bienséances.
Dans le dessein que j'ai entrepris, je ne puis m'empêcher de faire
une espèce de retour sur moi même. Je sens une satisfaction
secrète d'être obligé de faire l'éloge d'une
vertu que je chéris, de trouver, dans mon propre coeur, de quoi
suppléer à l'insuffisance de mon esprit, d'être le
peintre, après avoir travaillé toute ma vie à être
le portrait, et de parler enfin d'une vertu qui fait l'honnête homme
dans la vie privée et le héros dans le commerce des grands.
PREMIÈRE PARTIE
DE LA SINCÉRITÉ PAR RAPPORT À LA VIE PRIVÉE
Les hommes, vivant dans la société, n'ont point eu cet
avantage sur les bêtes pour se procurer les moyens de vivre plus
délicieusement. Dieu a voulu qu'ils vécussent en commun pour
se servir de guides les uns aux autres, pour qu'ils pussent voir par les
yeux d'autrui ce que leur amour-propre leur cache, et qu'enfin, par un
commerce sacré de confiance, ils pussent se dire et se rendre la
vérité. Les hommes se la doivent donc tous mutuellement.
Ceux qui négligent de nous la dire nous ravissent un bien qui
nous appartient. Ils rendent vaines les vues que Dieu a eues sur eux et
sur nous. Ils lui résistent dans ses desseins et le combattent dans
sa providence.
Ils font comme le mauvais principe des Mages, qui répandent les
ténèbres dans le monde, au lieu de la lumière, que
le bon principe y avait créée.
On s'imagine ordinairement que ce n'est que dans la jeunesse que les
hommes ont besoin d'éducation ; vous diriez qu'ils sortent tous
des mains de leurs maîtres, ou parfaits, ou incorrigibles.
Ainsi, comme si l'on avait d'eux trop bonne ou trop mauvaise opinion,
on néglige également d'être sincère et on croit
qu'il y aurait de l'inhumanité de les tourmenter, ou sur des défauts
qu'ils n'ont pas, ou sur des défauts qu'ils auront toujours.
Mais, par bonheur ou par malheur, les hommes ne sont ni si bons ni si
mauvais qu'on les fait, et, s'il y en a fort peu de vertueux, il n'y en
a aucun qui ne puisse le devenir.
Il n'y a personne qui, s'il était averti de ses défauts,
pût soutenir une contradiction éternelle ; il deviendrait
vertueux, quand ce ne serait que par lassitude.
On serait porté à faire le bien, non seulement par cette
satisfaction intérieure de la conscience qui soutient les sages,
mais même par la crainte des mépris qui les exerce.
Le vice serait réduit à cette triste et déplorable
condition où gémit la vertu, et il faudrait avoir autant
de force et de courage pour être méchant, qu'il en faut, dans
ce siècle corrompu, pour être homme de bien.
Quand la sincérité ne nous guérirait que de l'orgueil,
ce serait une grande vertu qui nous guérirait du plus grand de tous
les vices.
Il n'y a que trop de Narcisses dans le monde, de ces gens amoureux d'eux-mêmes.
Ils sont perdus s'ils trouvent dans leurs amis de la complaisance. Prévenus
de leur mérite, remplis d'une idée qui leur est chère,
ils passent leur vie à s'admirer. Que faudrait-il pour les guérir
d'une folie qui semble incurable ? Il ne faudrait que les faire apercevoir
du petit nombre de leurs rivaux; que leur faire sentir leurs faiblesses
; que mettre leurs vices dans le point de vue qu'il faut pour les faire
voir, que se joindre à eux contre eux-mêmes, et leur parler
dans la simplicité de la vérité.
Quoi ! Vivrons-nous toujours dans cet esclavage de déguiser tous
nos sentiments ? Faudra-t-il louer, faudra-t-il approuver sans cesse ?
Portera-t-on la tyrannie jusque sur nos pensées ? Qui est-ce qui
est en droit d'exiger de nous cette espèce d'idolâtrie ? Certes
l'homme est bien faible de rendre de pareils hommages, et bien injuste
de les exiger.
Cependant, comme si tout le mérite consistait à servir,
on fait parade d'une basse complaisance. C'est la vertu du siècle
; c'est toute l'étude d'aujourd'hui. Ceux qui ont encore quelque
noblesse dans le coeur font tout ce qu'ils peuvent pour la perdre. Ils
prennent l'âme du vil courtisan pour ne point passer pour des gens
singuliers, qui ne sont pas faits comme les autres hommes.
La vérité demeure ensevelie sous les maximes d'une politesse
fausse. On appelle savoir-vivre l'art de vivre avec bassesse. On ne met
point de différence entre connaître le monde et le tromper
; et la cérémonie, qui devrait être entièrement
bornée à l'extérieur, se glisse jusque dans les moeurs.
On laisse l'ingénuité aux petits esprits, comme une marque
de leur imbécillité. La franchise est regardée comme
un vice dans l'éducation. On ne demande point que le coeur soit
bien placé ; il suffit qu'on l'ait fait comme les autres. C'est
comme dans les portraits, où l'on n'exige autre chose si ce n'est
qu'ils soient ressemblants.
On croit, par la douceur de la flatterie, avoir trouvé le moyen
de rendre la vie délicieuse. Un homme simple qui n'a que la vérité
à dire est regardé comme le perturbateur du plaisir public.
On le fuit, parce qu'il ne plaît point; on fuit la vérité
qu'il annonce, parce qu'elle est amère ; on fuit la sincérité
dont il fait profession parce qu'elle ne porte que des fruits sauvages
; on la redoute, parce qu'elle humilie, parce qu'elle révolte l'orgueil,
qui est la plus chère des passions, parce qu'elle est un peintre
fidèle, qui nous fait voir aussi difformes que nous le sommes.
Il ne faut donc pas s'étonner si elle est si rare : elle est
chassée, elle est proscrite partout. Chose merveilleuse! elle trouve
à peine un asile dans le sein de l'amitié.
Toujours séduits par la même erreur, nous ne prenons des
amis que pour avoir des gens particulièrement destinés à
nous plaire : notre estime finit avec leur complaisance ; le terme de l'amitié
est le terme des agréments. Et quels sont ces agréments ?
qu'est-ce qui nous plaît davantage dans nos amis ? Ce sont les louanges
continuelles, que nous levons sur eux comme des tributs. D'où vient
qu'il n'y a plus de véritable amitié parmi les hommes ? que
ce nom n'est plus qu'un piège, qu'ils emploient avec bassesse pour
se séduire ?
« C'est, dit un poète, parce qu'il n'y a plus de sincérité.
» En effet, ôter la sincérité de l'amitié,
c'est en faire une vertu de théâtre ; c'est défigurer
cette reine des coeurs ; c'est rendre chimérique l'union des âmes
; c'est mettre l'artifice dans ce qu'il y a de plus saint et la gêne
dans ce qu'il y a de plus libre. Une telle amitié, encore un coup,
n'en a que le nom, et Diogène avait raison de la comparer à
ces inscriptions que l'on met sur les tombeaux, qui ne sont que de vains
signes de ce qui n'est point.
Les anciens, qui nous ont laissé des éloges si magnifiques
de Caton, nous l'ont dépeint comme s'il avait eu le coeur de la
sincérité même. Cette liberté, qu'il chérissait
tant, ne paraissait jamais mieux que dans ses paroles. Il semblait qu'il
ne pouvait donner son amitié qu'avec sa vertu. C'était plutôt
un lien de probité que d'affection, et il reprenait ses amis, et
parce qu'ils étaient ses amis, et parce qu'ils étaient hommes.
C'est sans doute un ami sincère que la fable nous cache dans
ses ombres, lorsqu'elle nous représente une divinité favorable,
la Sagesse elle-même, qui prend soin de conduire Ulysse, le tourne
à la vertu, le dérobe à mille dangers, et le fait
jouir du ciel, même dans sa colère. Si nous connaissions bien
le prix d'un véritable ami, nous passerions notre vie à le
chercher. Ce serait le plus grand des biens que nous demanderions au Ciel;
et, quand il aurait rempli nos voeux, nous nous croirions aussi heureux
que s'il nous avait créés avec plusieurs âmes pour
veiller sur notre faible et misérable machine.
La plupart des gens, séduits par les apparences, se laissent
prendre aux appâts trompeurs d'une basse et servile complaisance
; ils la prennent pour un signe d'une véritable amitié, et
confondent, comme disait Pythagore, le chant des Sirènes avec celui
des Muses.
Ils croient, dis-je, qu'elle produit l'amitié, comme les gens
simples pensent que la terre a fait les Dieux; au lieu de dire que c'est
la sincérité qui la fait naître comme les Dieux ont
créé les signes et les puissances célestes. Oui ;
C'est d'une source aussi pure que l'amitié doit sortir, et c'est
une belle origine que celle qu'elle tire d'une vertu qui donne la naissance
à tant d'autres.
Les grandes vertus, qui naissent, si je l'ose dire, dans la partie de
l'âme la plus relevée et la plus divine, semblent être
enchaînées les unes aux autres. Qu'un homme ait la force d'être
sincère, vous verrez un certain courage répandu dans tout
son caractère, une indépendance générale, un
empire sur lui-même égal à celui qu'on exerce sur les
autres, une âme exempte des nuages de la crainte et de la terreur,
un amour pour la vertu, une haine pour le vice, un mépris pour ceux
qui s'y abandonnent. D'une tige si noble et si belle, il ne peut naître
que des rameaux d'or.
Et si, dans la vie privée - où les vertus languissantes
se sentent de la médiocrité des conditions ; où elles
sont ordinairement sans force, parce qu'elles sont presque toujours sans
action; où, faute d'être pratiquées, elles s'éteignent
comme un feu qui manque de nourriture - si, dis-je, dans la vie privée,
la sincérité produit de pareils effets, que sera-ce dans
la cour des grands?
SECONDE PARTIE
DE LA SlNCÉRITÉ PAR RAPPORT AUX COMMERCES DES GRANDS
Ceux qui ont le coeur corrompu méprisent les hommes sincères,
parce qu'ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ;
comme s'il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité
; comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n'était
pas au-dessus des dignités mêmes.
En effet, la sincérité même n'a jamais tant d'éclat
que lorsqu'on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs
et de la gloire. On peut dire que c'est la couronne d'Ariane, qui est placée
dans le ciel. C'est là que cette vertu brille des noms de magnanimité,
de fermeté et de courage ; et, comme les plantes ont plus de force
lorsqu'elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité
est plus admirable auprès des grands, où la majesté
même du Prince, qui ternit tout ce qui l'environne, lui donne un
nouvel éclat.
Un homme sincère à la cour d'un prince est un homme libre
parmi des esclaves. Quoiqu'il respecte le Souverain, la vérité,
dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu'une foule de courtisans
est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent
autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu'il
s'appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature
et incorruptible par son essence.
Il est, pour ainsi dire, garant envers les peuples des actions du Prince.
Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de
la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter
le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil ; et, comme on
adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit
un homme sincère dans la félicité des peuples, qu'il
procure, et dans les actions vertueuses des princes, qu'il anime.
Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples,
il permet que des flatteurs se saisissent de la confiance des princes,
qui plongent bientôt leur État dans un abîme de malheurs.
Mais, lorsqu'il veut verser ses bénédictions sur eux, il
permet que des gens sincères aient le coeur de leurs rois et leur
montrent la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui sont
dans la tempête ont besoin d'une étoile favorable qui les
éclaire.
Aussi voyons-nous, dans Daniel, que Dieu, irrité contre son peuple,
met au nombre des malheurs dont il veut l'affliger, que la vérité
ne sera plus écoutée, qu'elle sera prosternée à
terre, dans un état de mépris et d'humiliation : et prosternetur
veritas in terra.
Pendant que les hommes de Dieu annonçaient à son peuple
les arrêts du Ciel, mille faux prophètes s'élevaient
contre eux. Le peuple, incertain de la route qu'il devait suivre, suspendu
entre Dieu et Baal, ne savait de quel côté se déterminer.
C'est en vain qu'il cherchait des signes éclatants, qui fixassent
son incertitude. Ne savait-il pas que les magiciens de Pharaon, remplis
de la force de leur art, avaient essayé la puissance de Moïse
et l'avaient pour ainsi dire lassée ? À quel caractère
pouvait-on donc reconnaître les ministres du vrai Dieu ? Le voici
: c'est à la sincérité avec laquelle ils parlaient
aux princes ; c'est à la liberté avec laquelle ils leur annonçaient
les vérités les plus fâcheuses, et cherchaient à
ramener des esprits séduits par des prêtres flatteurs et artificieux.
Les historiens de la Chine attribuent la longue durée et, si
je l'ose dire, l'immortalité de cet empire, aux droits qu'ont tous
ceux qui approchent du Prince, et surtout un principal officier nommé
Kotaou, de l'avertir de ce qu'il peut y avoir d'irrégulier dans
sa conduite. L'empereur Tkiou, qu'on peut justement nommer le Néron
de la Chine, fit attacher en un jour, à une colonne d'oirai enflammée,
vingt-deux mandarins, qui s'étaient succédé les uns
les autres à ce dangereux emploi de Kotaou. Le tyran, fatigué
de se voir toujours reprocher de nouveaux crimes, céda à
des gens qui renaissaient sans cesse. Il fut étonné de la
fermeté de ces âmes généreuses et de l'impuissance
des supplices, et la cruauté eut enfin des bornes, parce que la
vertu n'en eut point.
Dans une épreuve si forte et si périlleuse, on ne balança
pas un moment entre se taire et mourir; les lois trouvèrent toujours
des bouches qui parlèrent pour elles ; la vertu ne fut point ébranlée,
la vérité, trahie, la constance, lassée ; le Ciel
fit plus de prodiges que la Terre ne fit de crimes, et le tyran fut enfin
livré aux remords.
Voulez-vous voir, d'un autre côté, un détestable
effet d'une lâche et basse complaisance ? comme elle empoisonne le
coeur des princes ? et ne leur laisse plus distinguer les vertus d'avec
les vices ? Vous le trouverez dans Lampridius, qui dit que Commode, ayant
désigné consul l'adultère de sa mère, reçut
le titre de pieux et qu'après avoir fait mourir Perennis, il fut
surnommé heureux : Cum adulterum matris consulem designasset, Commodus
vocatus est pius ; cum occidisset Perennem, vocatus est felir.
Quoi ! Ne se trouvera-t-il personne qui renverse ces titres fastueux,
qui apprenne à cet empereur qu'il est un monstre, et rende à
la vertu des titres usurpés par le vice ?
Non ! À la honte des hommes de ce siècle, personne ne
parla pour la vérité. On laissa jouir cet empereur de ce
bonheur et de cette piété criminels. Que pouvait on faire
davantage pour favoriser le crime que de lui épargner la honte et
les remords mêmes ?
« Les richesses et les dignités, disait Platon, n'engendrent
rien de plus corrompu que la flatterie. » On peut la comparer à
ces rochers cachés entre deux eaux, qui font faire tant de naufrages.
« Un flatteur, selon Homère, est aussi redoutable que les
portes de l'Enfer. » - « C'est la flatterie, est-il dit dans
Euripide, qui détruit les villes les mieux peuplées et fait
tant de déserts. » .
Heureux le prince qui vit parmi des gens sincères qui s'intéressent
à sa réputation et à sa vertu. Mais que celui qui
vit parmi des flatteurs est malheureux de passer ainsi sa vie au milieu
de ses ennemis ; Oui ! Au milieu de ses ennemis ! Et nous devons regarder
comme tels tous ceux qui ne nous parlent point à coeur ouvert ;
qui, comme ce Janus de la fable, se montrent toujours à nous avec
deux visages; qui nous font vivre dans une nuit éternelle, et nous
couvrent d'un nuage épais pour nous empêcher de voir la vérité
qui se présente.
Détestons la flatterie ! Que la Sincérité règne
à sa place ! Faisons-la descendre du Ciel, si elle a quitté
la Terre. Elle sera notre vertu tutélaire. Elle ramènera
l'âge d'or et le siècle de l'innocence, tandis que le mensonge
et l'artifice rentreront dans la boîte funeste de Pandore.
La Terre, plus riante, sera un séjour de félicité.
On y verra le même changement que celui que les poètes nous
décrivent, lorsque Apollon, chassé de l'Olympe, vint parmi
les, mortels, devenu mortel lui-même, faire fleurir la foi, la justice
et la sincérité, et rendit bientôt les Dieux jaloux
du bonheur des hommes, et les hommes, dans leur bonheur, rivaux même
des Dieux.
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