Pascale Joannin, directrice générale de la Fondation Robert Schumann
Isabelle Lefort
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mots
A la veille de la première édition du Women's Forum organisée à
Bruxelles, en partenariat avec le parlement européen, un texte a fait
date en 2013 pour comprendre la situation des femmes dans l'Union, tant
sur le plan politique qu'économique. Rédigé par Pascale Joannin, la
directrice générale de la Fondation Robert Schumann, cet article paru en
mars dernier, conserve toute son actualité. A lire absolument dans la
perspective des élections européennes le 25 mai prochain.
Les grandes conquêtes des femmes ne sont jamais arrivées
par hasard. Rien ne leur a été donné. Ce qu'elles ont obtenu, elles ne
le doivent qu'à leur persévérance et leur ténacité. Cela était vrai
hier, cela l'est toujours et le sera encore demain. Les progrès sont si
lents qu'il faudra attendre longtemps avant que les choses ne changent
vrai ment. Et ces nécessaires évolutions ne peuvent s'opérer
naturellement, car des blocages, de toute sorte, existent qui freinent
les progressions. Il faut parfois un peu aider le destin…
Peu à peu s'impose l'idée que, pour modifier les déséquilibres
existants entre les hommes et les femmes, des me sures incitatives plus
contraignantes sont indispensables pour vaincre les réticences et
donner un « coup d'accélérateur » à la féminisation de la société. Les
femmes sont plus diplômées que les hommes, mais trop peu d'entre elles
accèdent aux postes de responsabilité. Comment corriger cette
situation? Par des quotas. A la seule évocation de ce mot, certains
blêmissent, d'autres s'énervent ou perdent leur flegme, il ne laisse
pas indifférent. Il y a 10 ans, les quotas ont été mis en place pour
remédier, dans la vie politique, à une sous représentation manifeste
des femmes dans les Assemblées parlementaires. Plusieurs pays les ont
utilisés. Et il faut bien avouer que cela a donné un certain élan à la
parité. Pour ne prendre qu'un exemple, il y a davantage de femmes
françaises élues au Parlement européen (45,95%), où la loi électorale
impose des quotas, qu'à l'Assemblée nationale (26,34%) où la loi n'est
encore qu'incitative envers les partis politiques. Malgré tous les
cris d'orfraies qui ont été poussés lors de la mise en place de ces
quotas dans plusieurs États d'Europe, il semble bien difficile de
revenir en arrière. D'abord parce que la place des femmes est encore
relativement faible tant dans les Parlements (25,98% dans l'Union,
20,8% dans le monde) qu'au sein des gouvernements (28,22% dans
l'Union) et que toute régression en la matière serait du pire effet et,
donc, dommageable à celui qui en serait l'instigateur. Ensuite parce
que la méthode est apparue depuis dans la vie économique. Devant la
désolante situation de l'absence de femmes dans les organes de
direction des grandes entreprises, plusieurs pays européens (Autriche,
Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Grèce, Italie, Pays-Bas,
Portugal, et Slovénie) ont décidé de transposer dans le domaine
économique la règle qui semble donner quelques résultats en politique.
Ils ont adopté des lois pour imposer de manière progressive, par un
système de quotas, l'accès des femmes aux conseils d'administration.
Ces lois ne s'appliquent que pour les sociétés cotées uniquement et
elles ne concernent pas les comités exécutifs. Néanmoins, en peu de
temps, les pays qui ont voté de telles dispositions voient leur
situation évoluer considérablement. A titre d'exemple, les entreprises
françaises cotées n'avaient au sein de leurs conseils que 4 à 6% de
femmes dans les années 1990. La loi du 27 janvier 2011 stipule que les
entreprises doivent ouvrir leurs conseils à 20% de femmes d'ici 3 ans
et à 40% d'ici 6 ans. En à peine deux ans, ces entreprises comptent
d'ores et déjà 16,6% de femmes dans leur board [1]. Ce n'est pas le
seul pays dans ce cas. Et ce n'est qu'un début. D'ailleurs, la
Commission européenne s'est emparée de cette question. Se basant sur le
fait que, « au cours de la dernière décennie, malgré un débat public
intense et plu sieurs initiatives volontaires, l'équilibre entre les
femmes et les hommes dans les conseils d'administration n'a guère
évolué en Europe », elle a proposé le 14 novembre 2012 une directive
qui fixe un objectif minimum de 40% de membres du sexe sous-représenté
parmi les administrateurs non exécutifs de conseils d'administration de
sociétés cotées en Bourse en Europe d'ici 2020, ou d'ici 2018 pour les
entreprises publiques cotées en Bourse. Sa vice-présidente, Viviane
Reding, rappelle que « les conseils d'administration des plus grandes
entreprises européennes restent dominés par les hommes et un plafond de
verre empêche les femmes de talent d'accéder aux positions les plus
élevées. Les femmes ne constituent que 15% des conseils non exécutifs
et 8,9% des conseils exécutifs». Cette proposition a donné lieu à
de vifs échanges et Mme Reding a même été obligée de s'y reprendre à
deux fois pour vaincre les résistances tant au sein de la Commission
que face à 9 États membres qui sont opposés, par principe, aux quotas
[2].
Mais il sera vraiment difficile de revenir en arrière.
Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s'habitueront. René CHAR
Il faudrait même aller plus loin. En effet, les femmes sont de plus
en plus nombreuses à travailler : 62,5% dans l'Union européenne. Elles
sont aussi plus diplômées que les hommes : 58,9% des diplômes délivrés
par des universités européennes. Elles ont investi peu à peu tous les
secteurs professionnels. Mais elles ont encore du mal à investir les
plus hauts postes hiérarchiques. S'ils ne sont pas la panacée, les
quotas ont démontré leur utilité. Sans eux, la progression des femmes
aurait été encore plus lente. Ouvrir les portes des conseils
d'administration, c'est bien mais pourquoi se limiter à ceux des seules
sociétés cotées ? Des postes d'administrateurs sont aussi à conquérir
dans les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou dans les petites
et moyennes entreprises (PME). Et ces entreprises ont tout autant
besoin d'être gouvernées par des hommes et par des femmes. Une étude
[3] montre que les conseils d'administration en France comptaient en
2010 17,3% de femmes dans les PME contre 10,5% dans les grandes
entreprises et 10,3% dans les ETI. Cette moyenne était plus favorable
aux femmes dans les entreprises familiales que dans les autres. Il
reste donc encore beaucoup à faire. Sans tout attendre des quotas,
les femmes ont décidé de relever leurs manches et montrer de quoi elles
sont capables. Des initiatives ont vu le jour un peu partout dans le
monde ; du Women's Forum, qui est devenu, en quelques années, le
symbole mondial du « réseautage » au féminin, aux centaines de
structures de réflexion conduites par des femmes qui ont bien compris
tout l'intérêt du « Networking ». Il ne sera plus possible de faire
comme avant. Les lois, les débats, les échanges, les volontés sont là
pour faire bouger les choses et contribuer aux mouvements en cours pour
briser « le plafond de verre ». Les pays nordiques ne sont plus seuls
à afficher désormais de bons chiffres, comme par exemple la Norvège
(36,3%) qui avait lancé la question de la présence des femmes dans les
boards dès 2004. L'Europe tout entière s'y met, et même au delà. Il
suffit de regarder la situation en Afrique du sud (17,4%).
Les femmes ne veulent plus s'en laisser conter et refusent les
situations inacceptables. Lors du renouvellement d'un des membres du
Directoire de la Banque centrale européenne [4], les députées
européennes se sont étonnées que l'institution, qui a déjà compté des
femmes au sein de son Conseil, ne désigne qu'un Directoire
exclusivement masculin jusqu'en 2018 ! Au Parlement européen, elles
ont bataillé pour obtenir gain de cause, en vain cette fois- ci, mais
chacun a bien compris désormais que les institutions européennes devront
à l'avenir, au moins, respecter les règles qu'elles se sont fixées, de
réaliser « l'équilibre entre les femmes et les hommes dans le
processus décisionnel, dans la vie économique et politique et dans les
secteurs public et privé ». Il serait temps que cet objectif se
concrétise enfin. Par exemple, lors du prochain renouvellement de la
Commission en 2014, celle-ci pourrait être complètement paritaire et
compter 14 femmes sur les 28 États membres que l'Union européenne
comptera alors.
De plus, les femmes s'organisent pour contrer les arguments
fallacieux selon lesquels on ne trouverait pas de femmes compétentes.
Plusieurs initiatives ont vu le jour afin de recenser les femmes
capables et les promouvoir auprès de ceux qui colportent ces
contre-vérités. Des for mations ont été mises en place pour préparer les
femmes aux fonctions d'administrateurs, des agences de conseil ont
développé des activités pour sélectionner des femmes et, ainsi,
répondre à la demande de certaines entreprises qui veulent désigner des
femmes dans leurs conseils. Une certaine émulation se dessine. Des
écoles de commerce européennes ont lancé le 12 décembre 2012 une base
de données intitulée « Global Board Ready Women » [5] (Femmes du monde
entier prêtes à entrer dans des conseils d'administration). Cette liste
de 8 000 membres fait apparaître qu'il y a largement assez de femmes
qualifiées pour contribuer à diriger de grandes entreprises au XXIe
siècle et qu'il est temps de briser le plafond de verre qui les empêche
d'accéder à des postes de direction. Cette initiative a reçu le
soutien de Viviane Reding.
La nouvelle gouvernance qu'elle soit européenne ou nationale,
politique ou économique, doit être repensée. Il faut s'adapter en
permanence aux défis globaux qui remettent en cause l'ordre établi et
nos repères. Sur le plan international, la Chine et d'autres pays
émergents défient les positions américaine et européenne ; sur le plan
économique, la crise bouscule nos certitudes et nos réflexions pour
trouver les moyens d'en sortir. Enfin, sur le plan professionnel et
social, la féminisation bouscule les mentalités. Chacun de ces
phénomènes est un vecteur de changement.
Instaurer une culture de l'égalité implique un changement des
mentalités et une lutte contre les stéréotypes persistants. Cela suppose
de part et d'autre une volonté de réussir cette mutation : les femmes
s'y préparent en se formant, en se remettant en question, en
définissant leur rapport au pouvoir et en osant affirmer leurs valeurs,
leurs motivations et leurs ambitions. Les hommes doivent faire de
même et certains s'y sont déjà attelés. Car nous ne pourrons relever
qu'ensemble les défis qui nous attendent.
Dans le monde, l'Europe est perçue comme un modèle en matière de
droits des femmes. Ne décevons pas ceux et celles qui nous regardent en
ne réalisant pas une vraie égalité hommes-femmes.
Cet impératif devrait d'ailleurs davantage faire partie intégrante
des politiques extérieures que l'Europe mène pour soutenir les
mouvements de démocratisation et le développement. L'exemple des pays du
sud de la Méditerranée, qui ont vécu le printemps arabe en 2011,
s'impose immédiatement : l'Europe devrait conditionner son aide, qui est
l'une des plus importantes du monde, au respect plein et entier des
droits des femmes par les nouveaux régimes. Il s'agit d'une question de
principe, qui rejoint l'intérêt de ces pays : sans les femmes, les
réformes seront plus difficiles.
La bataille est sans doute moins rude en Europe pour les femmes que
pour nos voisines d'outre-Méditerranée. Mais elle a une valeur de
symbole. Les progrès que nous accomplissons leur servent de modèles.
L'Europe doit être exemplaire. En un mot, oser.
Les femmes, elles aussi, osent de plus en plus. Elles sont
convaincues que pour s'adapter aux nouvelles exigences du monde, les
entreprises comme les sociétés doivent faire appel à tous les talents, y
compris les leurs. Elles sont complémentaires des hommes et peuvent
apporter un « plus » dans la gestion et le management. Leur spécificité
peut être une richesse. Encore faut-il oser relever le défi de mettre
des femmes à tous les postes. La modernité réside dans une société
paritaire : le courage, la diversité, l'adaptabilité, la nouvelle
gouvernance plus équilibrée entre les hommes et les femmes sont les
vertus indispensables de la réussite des sociétés au XXIe siècle. Pascale JOANNIN, Directrice générale de la Fondation Robert Schuman. Ancienne auditrice à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (IHEDN). Elle est l'auteur de » L'Europe, une chance pour la femme » Note de la Fondation Robert Schuman, n°22, 2004. Elle codirigé l'Atlas permanent de l'Union européenne, Lignes de repères, 2012. Pour en savoir plus, en particulier découvrir les infographies qui donnent en un clin d'œil, lire la lettre numéro 569 de la Fondation Robert Schuman
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