mercredi 22 mai 2013

Les enfants vont tous nous déboîter, ça fait pas un pli

ARTICLE11 

mercredi 22 mai 2013

Littérature

posté à 12h06, par Lémi
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Les enfants vont tous nous déboîter, ça fait pas un pli
Il y en a qui s’illusionnent encore sur les enfants. Qui observent leurs jeux avec attendrissement. S’émerveillent de leurs sourires. Rient de leurs pitreries. Ce n’est pas mon cas. Et je n’ai pas attendu de lire Freud ou La Guerre des boutons pour savoir que l’enfant est un adulte en puissance, potentiellement violent et irrémédiablement tyrannique. C’est pas moi qui le dis, c’est la littérature. Innocence mon cul.
«  Bandit ! Voyou Voleur ! Chenapan ! / C’est la meute des honnêtes gens / Qui fait la chasse à l’enfant. » (Jacques Prévert, 1934)
Le bourreau est parmi nous. Il nous observe, détaille nos faits et gestes. De son bac à sable, de sa balançoire, de sa trottinette. On croit qu’il joue et gazouille, mais non, il nous scrute, attend le moment propice, en embuscade. Quand l’heure sera venue, il prendra la première arme à sa portée – ciseaux à bouts ronds, sabre en plastique, peluche balistique – et nous la plantera dans le dos. Ce ne sera que justice : à société déglinguée, marmots déglingos.
Il a fallu du temps pour en arriver là, Grand-maman Littérature en est témoin. Malgré les exactions répétées des adultes, l’enfant est longtemps resté (globalement) sage dans l’adversité. Pure victime. Quand Oliver Twist, Tom Sawyer, Heidi ou Cosette en prenaient plein la gueule (souvent), ils se révoltaient parfois, mais sans jamais recourir à la violence. Même les soi disant Enfants terribles de Cocteau restaient globalement soft. Il ne leur serait pas venu à l’esprit de sortir les bazookas et de défourailler dans le tas. Ils ne songeaient pas encore à éradiquer leurs aînés. Et puis, c’est ballot, ils sont devenus comme nous, en pire.

Le révélateur insulaire

« Oui, c’était comme ça au début, répliqua Ralph, avant que les choses...
Il s’interrompit.
Au début, on s’entendait... »
(William Golding, Sa Majesté des mouches)
C’est le 20e siècle qui a enfanté ce glissement du mioche vers la zone létale. Une simple analyse comparativo-subjective de deux classiques de la littérature enfantine illustre parfaitement l’assertion. D’un côté, le gentillet Deux Ans de vacances, de Jules Vernes (1888) ; de l’autre le lugubre Sa Majesté des mouches, de William Golding (1954). Tous deux racontent le séjour d’une bande d’enfants livrés à eux mêmes, sur une île déserte, après un naufrage. Dans le premier, les petits Robinson parviennent à s’organiser malgré des dissensions, recréent une société plus ou moins viable, profitent quasiment du séjour – des « vacances », quoi1. Dans le second, les marmots versent allégrement dans la violence et l’irrationalité, finissant même par massacrer le plus sage d’entre eux. De purs huns. Après leur passage, « l’île n’[est] plus qu’un amas de bois mort, calciné ».
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Le livre de William Golding a fait couler beaucoup d’encre. On l’accusait d’aller trop loin, de toucher à l’une des dernières choses sacrées : l’innocence des enfants. Une autre époque. Aujourd’hui, il paraît bien soft, évidemment. Battle Royale2 est passé par là – on sait désormais que le boutonneux de base est un tueur à sang froid, super balèze avec toutes sortes d’arme. Et qu’il peut bien très oublier la civilisation le temps d’un bain de sang. Lui n’est plus assujetti à ces fantômes du passé qui se manifestaient encore aux chérubins ensauvagés de Sa Majesté des mouches. Car, oui, ceux-là avaient beau s’entretuer, il leur restait des scrupules : « Là, invisibles mais puissants, dominaient les tabous de la vie d’antan. Autour de l’enfant accroupi planait la protestation des parents, de l’école, du gendarme et de la loi. Le bras de Roger était retenu par une civilisation qui ne se préoccupait aucunement de lui et tombait en ruine. »

Pourquoi tant de haine ?

« On veut pas de votre éducation. On veut pas de votre police de la pensée.  » (Pink Floyd, « Another Brick in the Wall »)
Il serait fastidieux d’énumérer toutes les bonnes raisons qu’ont les plus jeunes d’étriper leurs aînés. Ce journal n’y suffirait pas. Posons simplement qu’au vu de la planète qu’on leur lègue, il est plus ou moins dans l’ordre des choses qu’ils ressentent ce que Dino Buzzati a très bien résumé dans sa nouvelle « Chasseur de vieux » : « Les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits-fils contre les grands-pères, les fils contre les pères. » Dans ce court texte, publié dans le recueil Le K, le grand Buzatti décrivait le terrible sort d’un certain Roberto Saggini, homme mûr poursuivi par une bande de boutonneux décidés à lui faire la peau. Il n’a plus vingt ans ? A mort le vioque. Le K datant de 1966, le sort funeste du senior Saggini est nimbé d’un halo d’irréalité, d’injustice suprême métaphorique. Cela semble (encore) science-fiction.
Avec Sauvagerie3 (1988), de l’écrivain anglais J.G. Ballard, il n’est plus question de métaphore. Lui plonge dans le réel le plus froid, le plus oppressant, dressant un tableau clinique de l’Angleterre thatchérienne et de ses rejetons glacés de haine. La trame de ce court roman est plutôt simple : les trente-deux résidents d’une banlieue résidentielle ultra-moderne et sécurisée (Pangbourne Village) sont massacrés, et leurs treize enfants manquent à l’appel. On les suppose kidnappés. Un psychiatre, Richard Greville est chargé de faire avancer l’enquête, au point mort – pas un indice.
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Pour résoudre l’énigme, Greville se plonge dans la vie quotidienne de Pangbourne Village avant le drame, analyse par le détail cet enclos ultra-sécurisé pour banlieusards über-friqués. Le décor du crime est aussi confortable qu’effrayant : caméras omniprésentes, paranoïa sécuritaires emplois du temps minutés, bonheur obligatoire et ostentatoire. Une prison aux barreaux dorés. Bref, Greenville fouine et refouine, et il finit par découvrir l’impensable : les treize enfants ont minutieusement assassiné leurs parents, avant de disparaître dans la nature. Crime parfait. Son mobile ? Le rejet d’un mode de vie oppressant qui, sous couvert de sécurité, privait les marmots de toute liberté : « Ils étaient à jamais pris au piège dans un univers parfait. »
Ballard a écrit Sauvagerie en 1988. Prophète jusqu’au bout, il concluait l’ouvrage sur ces mots : « Les enfants frapperont-ils encore ? Je considère qu’à présente toute autorité ou figure parentale est une cible de choix pour eux. […] Ainsi le régime de bienveillance et d’attention promu avec les meilleures intentions à Pangbourne Village, imité depuis dans d’innombrables enclos résidentiels dans le sud de l’Angleterre, sans parler de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis, a donné naissance à des enfants de la vengeance et les a envoyés défier le monde qui les aimait. »
Yep, sortez armés.
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1
JPEG - 153.3 ko 2 Roman du Japonais Köshun Takami publié en 1999, surtout connu pour son adaptation cinématographique ultra-violente.
3 Réédité chez Tristram en collection poche, traduit de l’anglais par 

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