dimanche 18 mai 2014

Histoire brève du capital humain

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Pour honorer la mémoire de Gary S.Becker, un des pionniers du capital humain, décédé début mai 2014, je vous propose de découvrir, dans un premier temps, comment a évolué le concept de capital humain jusqu’aux années 2000.  Avant de s’intéresser prochainement  à son impact supposé et réel sur la pensée et les décisions économiques aujourd’hui.

 Le capital humain d’une nation
« Dans l’histoire de la pensée économique, ce concept est apparu relativement tôt », souligne Jean-Luc de Meulemeester dans un article « Education & Capital Humain » publié dans la Revue Agone. « Il a été utilisé dès l’origine pour rendre compte à la fois de la distribution des revenus entre individus et, dans une perspective plus globale, de la richesse des nations… » Adam Smith, le père de la science économique qui a vécu à l’époque des Lumières, écrit que le capital humain d’une nation est constitué des talents acquis et utiles des membres ou habitants de la société. Grace à lui, la plupart des économistes reconnaissent que les compétences de la main d’œuvre d’un pays représentent un de ses atouts concurrentiels les plus importants. Presque deux siècles après sa disparition, le concept de capital humain, qui est une idée merveilleusement unificatrice, refait surface et se diffuse sous l’impulsion d’économistes américains. Depuis cinquante ans, il ne cesse de s’enrichir.
Theodor Schultz, le précurseur
Les origines de la théorie moderne du capital humain remontent aux années 60. Theodore W. Schultz puis Gary S. Becker, deux économistes de l’école de Chicago, tous deux prix Nobel dans leur discipline, proposent leurs analyses théoriques et empiriques des liens entre l’investissement en capital humain et la rémunération. L’idée centrale est qu’un individu, lorsqu’il décide de suivre une formation au lieu de prendre un travail, raisonne comme un investisseur
Dès la fin des années 1950, Theodore W. Schulz écrit un article majeur qui va influencer toutes les recherches postérieures sur le capital humain. : « Investment in man : an Economist’s view ». Il ouvre la route à d’autres économistes comme Gary S.Becker et à Jacob Mincer. Pour ce précurseur, l’éducation est le pivot de la formation du capital humain – par éducation, il faut comprendre la formation initiale (scolaire et universitaire), la formation continue et les apprentissages informels. Aujourd’hui, le lien entre croissance économique et système d’éducation bien établi et accepté.Dans Investment in Human Capital The American Economic Review, Vol. 51, No. 1, pp. 1-17 publié en mars 1961 dans la continuité de son premier article, il s’efforce d’affiner la mesure du capital humain en se concentrant sur la dimension qualitative du facteur travail, à savoir « l’habilité, le savoir et toutes les capacités permettant d’améliorer la productivité du travail humain». Il met l’accent sur le fait que l’éducation développe l’aptitude à prendre de meilleures décisions, par un meilleur usage de l’information disponible, et, partant, à s’adapter au changement.
Gary S. Becker, l’esprit d’ouverture
Gary S.Becker développe sa théorie du capital humain dans la première édition de son ouvrage de référence publié en 1964, intitulé "Human Capital : A Theoretical and Empirical Analysis, with Special Reference to Education". L’éducation, au sens large du terme (tout ce qui développe les aptitudes et connaissances) aurait ainsi des caractéristiques communes avec le capital physique. Elle serait une dépense présente, effectuée en vue d’un rendement futur. Dans cette logique, la rentabilité du capital humain correspond au surcroît de rémunération que l’apprenant peut obtenir sur le marché du travail tout au long de sa vie active, et qui compense en principe le coût de la formation et le coût d’opportunité (la rémunération dont il se prive en différant son entrée sur le marché du travail). Ainsi, en investissant dans les études et la formation, mais plus largement dans les soins médicaux, la recherche d’informations, l’émigration, etc. les individus augmentent leur « capital humain », ce qui leur permet d’occuper des emplois plus rémunérateurs. Le point de vue adopté est ici celui de l’individu et non de l’entreprise. On lui a reproché de considérer que l’individu disposerait de toutes les informations nécessaires pour faire son calcul de rentabilité mais ses travaux ont eu énormément d’impact. Car il a ouvert la science économique à des champs de recherche habituellement dévolus à la sociologie et a inspiré les travaux de nombreuses institutions. A l’image de l’OCDE qui, depuis de nombreuses années, a fait du capital humain un sujet central de recherche

Amyarta Sen, le rénovateur
À une époque plus récente, d’autres courants de recherches ont ravivé l’intérêt envers le capital humain. Ceux-ci sont très bien décrits sur le site de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.  La théorie de la croissance endogène développée par Paul Romer (1986) et Robert Lucas (1988) est basée sur l’idée d’une croissance endogène. Le caractère « auto-entretenu » de la croissance est possible grâce au capital humain. Car le progrès technique et l’innovation sont le fait des chercheurs ou ingénieurs, qui sont eux-mêmes le fruit d’un investissement en capital humain. Ils affirment aussi que l’épargne investie dans la formation des citoyens est un puissant accélérateur de croissance.
Avec la théorie des capacités, Amartya Sen propose un élargissement de la théorie du capital humain. Il pense l’éducation à partir du pouvoir qu’à l’individu sur sa propre vie. Et cette théorie semble plus adaptée à l’économie du développement que les théories de l’éducation existantes centrées sur l’investissement en capital humain, le fonctionnement du marché du travail, ou la gestion des systèmes éducatifs. Il explore une voie nouvelle par laquelle il valorise le bien-être et les avantages qu’une personne peut retirer par ses capacités à effectuer un certain nombre d’actes auxquels elle accorde de la valeur et à être la personne qu’elle souhaite être. Selon Amartya Sen, il s’agit là de la combinaison de ce qu’une personne est apte à faire (capacité d’agir) et à être (les différents types de fonctionnements qu’elle est en mesure de réaliser). L’approche des capacités se pose avant tout en termes d’avantages individuels. Car ces avantages sont évalués par la capacité à accomplir une variété de fonctionnements jugés importants au cours d’une vie.

 Eclairer des phénomènes inexpliqués
De façon synthétique, la théorie du capital humain tend à expliquer la hiérarchie des salaires par les différences de capital humain qu’offrent les salariés, c’est-à-dire par les différences de leurs aptitudes innées et acquises. Et pour Sylvain Fontan, qui publie régulièrement des papiers sur son blog , cette théorie permet d’éclairer un certain nombre de phénomènes jusque-là inexpliqués ou occultés par la théorie du capital :
  1. Sur une longue période, la croissance économique (accroissement de la richesse) s’explique par la variation des quantités de travail et de capital. Toutefois, il convient également d’observer les progrès scientifiques et techniques sous toutes leurs formes et ainsi intégrer le rôle du capital humain dans la croissance économique
  2. Les revenus et les salaires sont inégalement répartis dans la population. Le niveau d’études, les différences d’aptitudes et de capacités naturelles peuvent en partie expliquer ces disparités.
  3. L’introduction du capital humain peut expliquer un paradoxe d’une des théories du commerce international (le modèle HOS, pour Heckscher-Ohlin-Samuelson) selon laquelle chaque pays aurait intérêt à se spécialiser dans les productions qui incorporent massivement le facteur dans lequel il est le mieux doté (capital, travail ou facteurs naturels) : approche dite "des dotations factorielles". L’observation de la structure extérieure d’un pays précis (les Etats-Unis) infirme cette théorie dans sa formulation initiale. Dès lors, une des explications serait que les américains seraient riches en travail qualifié, autrement dit que le pays est relativement mieux doté en capital humain qu’en capital physique. Dès lors, cela expliquerait pourquoi les Etats-Unis exportent plus dans les secteurs relativement intensifs en travail (facteur rare), et importent plutôt dans les secteurs intensifs en capital (facteur abondant).
L’impasse de l’approche comptable
Catherine Kettner, auteur d’une thèse sur le capital humain, décèle trois grands courants de recherche concernant le capital humain : l’approché économique prédominante dans les années 60 et 70 , l’approche comptable qui se développe bien jusqu’aux années 80 et l’approche managériale qui prend l’avantage des années 90 à aujourd’hui. Même si elle concède que ce découpage en périodes est très schématique, puisque l’approche économique et l’approche comptable ont connu des déclinaisons dans les années 90, il correspond publications qui ont fait date par l’importance de leur contribution dans ce domaine. « Après la mise en évidence par les économistes du caractère d’investissement de certaines initiatives prises par les individus, il était naturel d’étendre ce raisonnement à l’entreprise, et plus particulièrement à l’investissement que représentent les dépenses destinées à recruter et former le personnel, en vue d’un rendement futur. » Les comptables du capital humain recommandent aux entreprises de traiter certaines dépenses (recrutement, intégration, formation, développement) comme des dépenses de capital et d’en faire un élément d’actif amortissable sur plusieurs années. » souligne-t-elle. Une telle approche comptable des ressources humaines a été mise en œuvre dans au moins une entreprise, restée célèbre pour cela, qui a publié, au début des années 1970, un bilan « bis » intégrant une « valeur de l’actif humain » : il s’agit de la R. G. Barry Corporation. Cependant, l’impact de cette initiative est resté au stade académique, et ces « jeux d’écriture comptables », qui suscitent une interrogation sur leur impact réel, n’ont jamais été intégrés aux normes comptables, tant nationales qu’internationales.  
 L’approche managériale
"L’impasse de l’approche comptable des ressources humaines a engendré le courant de recherche qui prévaut aujourd’hui, à savoir l’approche managériale du capital humain », souligne Catherine Kettner. Cette approche  considère qu’une entreprise dotée de « ressources de qualité et rares » est susceptible de bénéficier d’un avantage concurrentiel donnant lieu à des performances financières supérieures. Les travaux de Barney (1991), Conner (1991) et Peteraf (1993), parmi d’autres, sont appuyés par de nombreux constats empiriques, qui mettent ainsi en évidence le fait que les différences de performance entre les entreprises au sein d’une industrie sont plus significatives que les différences entre les secteurs (Rumelt, 1991). La question est justement d’identifier ces ressources qui « font la différence ». Vers le milieu des années 90, deux ouvrages de référence stimulent considérablement les recherches dans ce domaine et connaissent un retentissement mondial : aux Etats-Unis, les travaux de Kaplan et Norton[1] sur le Balanced Scorecard, ou « tableau de bord stratégique », et en Europe, l’ouvrage d’Edvinsson et Malone sur le capital immatériel[2]. Ces travaux s’intéressent au capital immatériel dans son ensemble, mais encore trop sommairement au capital humain, l’une de ses composantes, dont plusieurs études empiriques ont pourtant déjà démontré l’avantage concurrentiel qu’il peut représenter.

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