dimanche 31 mars 2013

Prenons-nous nos décisions à « l’insu de notre plein gré ? »

conscience

Beaucoup d’entre vous se souviennent sans doute d’une phrase prononcée par un célèbre coureur cycliste des années 90 et qui avait fait rire la France entière : « Je me suis dopé à l’insu de mon plein gré ».


Si cette phrase produisait un tel effet comique, c’est parce qu’elle portait en elle-même sa propre incohérence : comment en effet pourrions-nous décider de nos actes si nous n’en étions pas, au moins à un certain niveau, conscients et si les décisions que nous prenions ne résultaient pas de notre propre volonté ?

Pourtant, à y regarder de plus près, la réalité est plus subtile qu’elle n’y paraît et les récentes avancées des neurosciences et des sciences cognitives ont montré, tant sur le plan conceptuel qu’expérimental, que nous ne choisissons pas toujours en conscience et que nous n’avons pas toujours conscience de nos choix !

Sur cette question tout à fait passionnante, qui se situe au carrefour de la neurobiologie, de la philosophie et de la morale, il faut lire l’essai absolument remarquable qu’a écrit le regretté Marc Jeannerod (qui dirigeait le centre des neurosciences de Lyon) en 2009, peu de temps avant sa disparition, et qui s’intitule « Le cerveau volontaire ».

S’appuyant sur les dernières avancées dans le fonctionnement du cerveau et dans la connaissance des mécanismes qui vont de la production des pensées abstraites à la prise de décision puis à l’action elle-même, Marc Jeannerod propose un modèle neurobiologique original qui distingue, d’une part, le désir et la volonté et, d’autre part l’action proprement dite.

Selon Jeannerod, s’il existe bien évidemment une cohérence et une articulation entre « vouloir » et « faire », ces deux facultés humaines fondamentales ne sont pas subordonnées l’une à l’autre ; elles possèdent chacune une large autonomie et dialoguent entre elles de façon permanente et complexe dans un processus dynamique qui nous conduit, en tant que sujet, à nous reconnaître comme libre et responsable de nos actes.

Cette théorie est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie dos à dos deux conceptions réductrices de la conscience, de l’action et de la responsabilité.

La première conception considère que la conscience n’est finalement qu’une illusion et que le choix de nos actes est entièrement dicté par des mécanismes automatiques et inconscients qui, par définition, nous échappent.

L’autre conception considère au contraire que la conscience est tout, qu’elle est omniprésente, omnipotente et qu’elle dirige et contrôle tous nos actes et décisions.

Marc Jeannerod propose une théorie dans laquelle, au contraire, conscience et action fonctionnent à la fois de manière autonome et coordonnée. Par exemple, quand nous sommes au volant de notre voiture, nous effectuons une grande partie des actes de conduite sans en avoir véritablement conscience, ce qui ne signifie pas pour autant que nous ne « pensons » pas, à un certain niveau, à ce que nous faisons.

A contrario, nous sommes tout à fait capables, allongés sur la plage en train de ne rien faire, de nous représenter très concrètement un travail à accomplir, d’en décomposer les différentes séquences et d’en imaginer les résultats.

Dans cet exemple simple, on voit donc bien que nos actions ne sont jamais entièrement et constamment soumises à notre conscience et que cette dernière peut fonctionner de façon autonome, indépendamment de toute action particulière.

Comme le rappelle Marc Jeannerod, des expérimentations récentes ont montré de façon rigoureuse que, contrairement à ce que nous pensons, nous prenons conscience de nos décisions après le déclenchement de l’action.

À cet égard, il faut évoquer une remarquable expérience menée en 2008 par deux chercheurs britanniques, Mathias Pessiglione et Crith Frith (Voir article). Cette expérience consistait pour les sujets à choisir, à plusieurs reprises, sur un écran une image parmi les trois qui leur étaient proposées furtivement. Selon le choix qu’ils faisaient, les sujets pouvaient perdre de l’argent, en gagner ou rester dans la même situation. Les chercheurs avaient indiqué aux participants qu’ils devaient, pour chaque série de trois images, choisir l’une de ces images à l’intuition.

Ce que ne savaient pas les participants, c’est que la deuxième image de chaque série contenait un indice leur indiquant qu’ils avaient choisi l’image correspondant au gain. Mais comme ces images leur étaient proposées très rapidement, les sujets n’avaient pas le temps de prendre conscience de cet indice. Pourtant, à la fin de l’expérience, les participants étaient systématiquement bénéficiaires, ce qui prouve que leur cerveau avait réussi à détecter l’indice gagnant sans qu’ils en soient conscients.
Il a également été démontré sur le plan expérimental en 2004 par des chercheurs néerlandais que, lorsque nous commettons une erreur, notre cortex produit en moins d’un dixième de seconde une onde cérébrale spécifique, l’ERN (Error Related Negativity), même si nous n’avons absolument pas pris conscience de notre erreur (Voir Nature).

On retrouve d’ailleurs le même phénomène en ce qui concerne nos réponses émotionnelles. Nous savons à présent que nos émotions se manifestent automatiquement, avant que nous en soyons conscients.

Le grand scientifique américain William James, l’un des pères de la psychologie moderne, avait compris, avec son collègue Carl Lange, ce mécanisme fondamental en 1884 en exprimant la conviction que ce ne sont pas les réactions émotionnelles qui gouvernent nos réactions physiques mais précisément le contraire !

Ces deux pionniers avaient alors pu écrire « Nous nous sentons tristes parce que nous pleurons, en colère parce que nous frappons quelqu’un et effrayés parce que nous tremblons. »

Il reste que, dans la vie quotidienne, c’est bien notre conscience qui prend les décisions, quelques jours, quelques heures ou quelques minutes avant leur accomplissement. Mais ensuite l’action proprement dite peut se déclencher avant que nous en ayons conscience. Tout se passe alors comme si notre conscience, pour pouvoir se consacrer à d’autres tâches, déléguait en quelque sorte sa décision à des instances spécialisées d’exécution.

Ce processus explique qu’une action s’effectue de manière plus lente quand nous l’avons décidée par nous-mêmes et plus rapide quand nous l’accomplissons en réponse à une information externe, provenant de l’environnement.

Il est probable que notre capacité à percevoir, via nos sens, des informations utiles en provenance de l’environnement avant même que nous en soyons conscients, soit liée à la présence persistante de notre cerveau reptilien, hérité du fond des âges, qui a permis à notre espèce de s’adapter de manière extraordinaire à l’évolution de son milieu.

Quant à la conscience, loin d’être réduite à une illusion ou au contraire érigée en instance toute-puissante, les dernières découvertes en neurobiologie nous montrent qu’il faudrait plutôt la concevoir comme un processus dynamique qui nous permet, dans une cohérence spatio-temporelle, de construire des liens conceptuels et existentiels entre ce que nous voulons (Spinoza dirait ce que nous désirons) et ce que nous accomplissons effectivement.

C’est là que science, philosophie et éthique se rejoignent : comme l’avaient bien pressenti Spinoza et, un siècle et demi plus tard, James et comme le conjecturent aujourd’hui Marc Jeannerod mais également le grand neurobiologiste américain Antonio Damasio, nous pensons aussi avec notre corps et agissons aussi avec notre esprit et l’ensemble de nos actes et décisions sont inséparables de leur dimension émotionnelle et affective.

Comme l’avait bien vu Rousseau, c’est bien notre conscience réflexive et spéculative qui fonde notre humanité et nous permet de nous arracher à la nature et de conquérir notre liberté. Ce grand penseur écrit dans « L’Emile » « Bien que toutes nos idées nous viennent du dehors, nos sentiments sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir ».

Ce que nous confirment les neurosciences mais que nous avaient déjà appris les grands philosophes, c’est qu’en nous regardant agir, nous nous construisons comme sujets, apprenons à nous connaître et finalement à nous reconnaître comme responsables de nos actes et libres de nos choix, même si nous sommes conscients que cette liberté est toujours relative et que de nombreux déterminismes s’exercent sur nous.

Initialement publié sur RTflash, cet article est reproduit avec l’aimable autorisation de René TRÉGOUËT, Sénateur Honoraire et fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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