dimanche 22 février 2015

Qu'est-ce qu'une société ?

Les théories sociologiques développent quatre grands modèles explicatifs reposant sur un des piliers de la société : pouvoir, échange, culture et affects. Mais chacune de ses forces d’agrégation contient aussi un ferment de désagrégation.
Pour savoir ce qu’est une société, rendons-nous d’abord sur une plage en bord de mer un jour d’été. Quelques centaines de personnes sont là, allongées sur le sable. Certaines sont seules, en train de rêvasser au soleil, de lire ou de regarder autour d’elles. D’autres sont venues en couple ou en famille autour d’un parasol. Ici ou là, il y a des groupes un peu plus grands comme ces adolescents qui rient et jouent au ballon.

Difficile de considérer l’ensemble des vacanciers sur la plage comme formant une société. Les gens ne se connaissent pas et n’interagissent pas vraiment ensemble. Par contre, les petits groupes familiaux ou amicaux forment bien des petits microcosmes sociaux : on y parle, on interagit, on joue, on se touche, on échange. Cela ressemble déjà plus à une société, même si le groupe d’amis va se disperser tout à l’heure, quand chacun rentrera à son domicile.

Il n’existe pas de définition canonique de la société. Mais tous les sociologues s’accorderont pour dire qu’une société est plus qu’une collection d’individus qui coexistent sur un même territoire (comme les gens sur cette plage). Pour « faire société », il faut que les individus forment une unité plus vaste et soient reliés entre eux par des liens, des règles, une culture commune et des interactions.

La société n’est donc pas une affaire de nombre, ni de ressemblance (tous les gens sur la plage sont en maillot de bain). La société suppose des liens d’interdépendance suffisamment consistants pour former un ensemble plus vaste. Voilà pourquoi on parle de société pour désigner des ensembles humains comme les habitants d’un pays – la « société française » par exemple – car même si tous les Français ne se connaissent pas les uns les autres, leur vie est en partie régie par des règles et des institutions communes. Chaque Français fait aussi partie de sociétés plus restreintes : sa famille (plus ou moins soudée), une institution d’appartenance (l’école, l’entreprise), etc. L’agrégation de ces microcosmes forme d’ailleurs une société de sociétés.


Les quatre piliers 
de l’ordre social
.
« Comment les formes sociales se maintiennent-elles ? » est le titre d’un article publié par le sociologue Georg Simmel dans L’Année sociologique en 1886, à l’époque de la naissance de la sociologie. Avec cette question simple, le sociologue pose l’une des questions fondatrices les plus redoutables des sciences sociales : quel est le ciment du lien social ? Qu’est-ce qui fait que les gens acceptent de vivre ensemble, coopérer ou suivre les mêmes règles ?

La question est simple, la réponse l’est un peu moins. Certains y ont répondu en mettant en avant le poids de la contrainte et de la coercition, d’autres ont fait valoir qu’il n’est de société sans valeurs communes, d’autres encore se sont intéressés aux échanges et nœuds de contrats qui relient les individus. La hiérarchie, le contrat, les règles, les valeurs, l’échange, l’imaginaire, l’attachement, etc. : il existe en effet tout un arsenal de forces et de liens qui peuvent unir les membres d’un groupe humain.

Pour simplifier, on peut regrouper les réponses des sciences sociales autour de quatre grands pôles :
1) la société, c’est le pouvoir ;
2) la société, c’est l’échange ;
3) la société, c’est la culture ;
4) la société, ce sont les émotions collectives.

Pouvoir, contrat, échange ou sentiment sociaux : à chacun de ces pôles du lien social, on peut associer des groupes de théories et d’auteurs (1).

1. La société, c'est le pouvoir

Un premier groupe d’analyses met l’accent sur le rôle de la contrainte et du pouvoir dans le maintien de l’ordre social. C’est le rôle qu’assignait Thomas Hobbes à l’État-Léviathan : mettre fin à l’état de nature et à « la guerre de tous contre tous » en instaurant une autorité politique supérieure, tel est le fondement de l’ordre social. Pour le sociologue Max Weber, l’État détient dans les sociétés modernes le « monopole de la violence légitime ». En s’arrogeant le droit exclusif de rendre justice, de constituer une armée, d’assurer les fonctions de police, l’État met fin aux guerres privées (féodales), aux vendettas, aux duels. Il est le garant d’un ordre social contre la violence privée.

Première réponse donc : il n’est pas de société sans pouvoir, sans hiérarchie, sans contrainte que fait peser une autorité politique sur les membres d’une communauté.

Mais le pouvoir, ce n’est pas uniquement le pouvoir de l’État. Tout d’abord parce qu’il existe bien des « sociétés sans État » (Pierre Clastres), mais non pas sans pouvoir. Ensuite parce que dans les sociétés modernes, le pouvoir ne se limite pas à l’État. Il est présent partout : dans les entreprises, à l’école, dans la famille. Une grande partie de l’œuvre de Michel Foucault (1926-1984) s’attache à montrer comment la modernité occidentale s’est construite par la mise en place d’institutions visant à « encadrer » l’individu. Dans son Histoire de la folie (1961), puis dans Surveiller et punir (1975), M. Foucault décrit dans le détail comment, du XVIe au XIXe siècle, furent pensés et édifiés l’asile et la prison, « dispositifs d’enfermement » ayant pour but de mettre à l’écart les fous, les déviants, les délinquants, les marginaux. Le pouvoir a alors pris la forme d’une véritable « société disciplinaire » : l’école, les ateliers d’entreprises, les hôpitaux, les casernes étaient de véritables lieux d’embrigadement des corps et des esprits.

Selon M. Foucault, les sciences de l’homme elles-mêmes (savoirs médicaux, psychiatriques, psychologiques) ont pu être aussi des auxiliaires du pouvoir en ceci qu’elles ont joué un rôle dans la normalisation des conduites. Savoir et pouvoir entretiennent des liens de proximité.

Évidemment, les formes et l’intensité du pouvoir ont évolué. Au cours du XXe siècle, on est passé de formes de surveillance et de domination autoritaires à des formes de pouvoir moins rigides. Au sein de l’État comme dans l’entreprise, l’école ou la famille, l’autorité absolue a laissé place à l’ordre négocié. L’autorité traditionnelle, patriarcale, a perdu de son poids. La société contemporaine n’est ni un asile ni une prison. Mais les jeux de pouvoir y sont toujours présents. Il n’est d’ordre social sans contrainte et sans pouvoir.

Les théories de la domination ont cependant connu une nette inflexion en sciences sociales à la fin du XXe siècle. Jusque-là, la domination et le pouvoir social étaient vus comme un processus d’encadrement et de contrainte imposé. Les travaux de M. Foucault sur l’asile ou la prison étaient emblématiques de cette façon de concevoir le pouvoir. Puis, avec son Histoire de la sexualité (1976-1984), M. Foucault amorce un tournant. Jusque-là, ses travaux portaient sur les dispositifs de contrôle que la « société de surveillance » exerce sur les corps et les esprits. Dans Histoire de la sexualité, il se démarque de l’« hypothèse répressive » (qu’il a lui-même auparavant défendue) pour s’intéres­ser à ce qu’il nommera le « gou­vernement de soi », c’est-à-dire les techniques d’autocontrôle visant à contrôler sa vie. L’ascèse, la diététique, la tempérance sont autant de façons par lesquelles, par exemple, les philosophes grecs cherchaient à dominer leur existence.

Désormais, nombre de sociologues vont s’intéresser à cette sorte de « soumission volontaire » où l’individu s’impose des règles de vie nécessaires à la réalisation de ses projets. Dans l’entreprise, où la contrainte fait place à l’autonomie, ou dans la vie quotidienne, où le maintien d’un corps respectant les normes de santé et de beauté impose à l’individu une nouvelle forme d’autodiscipline et de contrôle de soi.

 

2. La société repose sur l'échange

Une autre façon d’envisager le lien social consiste à mettre l’accent sur les formes de contrat, de coopération et d’échange entre individus. Dans cette optique, ce n’est plus le pouvoir qui cimente les relations sociales, mais l’échange qui s’établit autour d’intérêts communs.

Adam Smith parlait de la « main invisible » pour désigner le lien d’interdépendance créé par la division du travail. Le médecin a besoin du boulanger pour faire son pain ; ce dernier a besoin du maçon pour bâtir sa maison, qui a besoin du médecin pour se soigner, etc. Toutes les formules de contrats (de travail, de commerce, voire de mariage…) sont bâties sur ce principe d’intérêts réciproques. Émile Durkheim parle de « solidarité organique* » pour désigner cette forme d’interdépendance liée à la division du travail.

Pour certains sociologues, le lien social est fondé sur le principe de l’échange marchand. Il met aux prises des individus égoïstes mus par leur strict intérêt. La coopération repose alors sur un mécanisme de « donnant, donnant » dont il faut analyser les tenants et les aboutissants (Robert Axelrod, Comment réussir dans un monde d’égoïstes. Théorie du comportement coopératif, Odile Jacob, 1996). La « théorie des jeux coopératifs » relève de cette perspective.

La théorie du « don/contre-don » de Marcel Mauss est une autre façon d’envisager l’échange (dans une optique moins comptable). Dans son Essai sur le don (1923-1924), le sociologue souligne que les nombreux cadeaux (entre tribus, entre chefs d’État, entre amis, etc.) sont une forme de contrat implicite qui contribue à entretenir les relations sociales. Le don (offrir des cadeaux, rendre un service) est une forme d’échange déguisée qui appelle toujours un retour. Ainsi, je ne peux pas longtemps être invité par des amis sans, à mon tour, les inviter un jour. Le don appelle le contre-don. Dans cet échange caché, ce ne sont pas les biens échangés qui comptent, mais le fait d’entretenir un lien social.

Outre l’échange marchand et le don/contre-don, il existe des formes d’échange reposant sur des formes subtiles d’interactions sociales visant à permettre l’ajustement et la coordination des individus entre eux. Ces ajustements réciproques reposent en partie sur des actions ritualisées (Erwing Goffman), des constructions de règles communes de communication informelle qu’ont analysées dans le détail les théories sociologiques interactionnistes.

3. La société repose sur la culture

Une société repose aussi sur des valeurs, un imaginaire partagé, des représentations collectives, des idéaux et idéologies, tout ce que l’on désigne couramment par « culture ». Comment l’intégration culturelle d’une communauté se réalise-t-elle ? Comment un individu en vient-il à assimiler les modèles culturels que partage une communauté ? Les sociologues ont d’abord accordé beaucoup d’importance aux mécanismes de socialisation primaire*.

La socialisation est un autre pilier du lien social. Il n’y a pas de société possible sans que les individus aient intégré un minimum de règles de sociabilité, codes de conduite et culture commune. Tout enfant doit apprendre certains usages (s’asseoir à table, manger avec une fourchette ou des baguettes), les règles de vie pro­pres à son milieu d’appartenance (saluer, embrasser ou tendre la main à un proche, etc.). Pour intégrer un milieu professionnel, il faut aussi posséder non seulement les savoir-faire propres au métier, mais aussi les codes de conduites, les rites et règles spécifiques à chaque profession ou entreprise. Cela vaut pour n’importe quelle communauté humaine.

La socialisation, c’est-à-dire l’intériorisation des normes et codes culturels d’une société, a d’abord été vue par les sociologues et psychologues sociaux sous l’angle d’une forme de « conditionnement » où l’individu intègre passivement les règles du milieu et se retrouve prisonnier de la culture de son milieu.

Des années 1930 aux années 1980, la sociologie a fait la part belle aux théories sociales qui mettent l’accent sur les rôles sociaux, les conditionnements sociaux, les habitus et l’intériorisation des normes. Le courant de l’anthropologie culturelle américaine (Ralph Linton, Margaret Mead, Ruth Benedict) parle de personnalité de base pour décrire la façon dont un individu (un petit garçon, une petite fille, un citoyen américain ou japonais) se socialise en intégrant les modèles qui lui sont transmis par l’éducation et les normes de son milieu.

Pour le sociologue allemand Norbert Elias (1897-1990), l’histoire occidentale est marquée par une évolution des normes qu’il nomme « processus de civilisation ». Ce mouvement séculaire correspond au passage d’une société féodale, où la violence des conduites est omniprésente, à une société moderne où les conduites quotidiennes sont de plus en plus pacifiques, c’est-à-dire « civilisées » ou « policées ».

Dans La Société de cour (1939), N. Elias décrit l’évolution des comportements du chevalier (qui valorise la lutte et la force physique) à celui du courtisan (gentilhomme pacifique et raffiné). À partir du XVIIe siècle, les normes de conduites au sein des classes supérieures valorisent les bonnes mœurs, « l’étiquette », l’apparat, la délicatesse, au détriment de la force brute jugée vulgaire. Les hommes aiment alors à se poudrer, font assaut de politesse. En bref, les mœurs se civilisent. Le processus de civilisation s’identifie donc à une intériorisation des conduites où les individus apprendront peu à peu à maîtriser leurs pulsions, leur agressivité et à ne plus laisser libre cours à l’expression publique de leurs passions (2).

On retrouve chez Pierre Bourdieu et sa notion d’habitus une notion proche de celle d’« intériorisation des nor­mes ». L’habitus, c’est l’ensemble des héritages culturels transmis par la famille et le milieu d’origine qui forge en nous – souvent à notre insu – une personnalité sociale particulière avec sa façon de s’exprimer, ses goûts ou ses dégoûts alimentaires ou culturels, ses capacités ou non à se mouvoir avec plus ou moins d’aisance dans un milieu donné. Pour P. Bourdieu, il le souligne avec force, un habitus n’est pas une habitude ou une routine mais plutôt une prédisposition. Le langage en est un bon exemple. Celui-ci ne fonctionne pas par des routines : chacun doit inventer de nouvelles phrases à tout moment en fonction du contexte, mais il le fait avec un vocabulaire, un accent et un style qui proviennent d’un héritage culturel. L’habitus est donc une compétence plus qu’un réflexe conditionné.

Aujourd’hui, les sociologues ont tendance à se démarquer de ces visions intégratrices de la socialisation, qui feraient des individus des « idiots culturels » selon l’expression d’Arnold Garfinkel. Désormais, on met plutôt l’accent sur les capacités individuelles à se réapproprier la culture et les règles de son milieu avec plus ou moins de distance critique. Ainsi, tous les enfants de catholiques ne deviennent pas catholiques. Les croyances religieuses des parents ne se transmettent pas automatiquement : certains les adoptent, d’autres les adaptent, d’autres enfin s’y oppo­sent. Bernard Lahire souligne quant à lui que les milieux de socialisation d’un individu sont multiples : sa famille, l’école, la télévision, les groupes de pairs…

4. La société repose sur les émotions

La vie sociale serait-elle possible sans l’existence de sentiments sociaux – amour, attachement, empathie… –, sans ces émotions sociales que sont la honte, la culpabilité, la sympathie, la fierté et sans cette soif d’amour que l’on appelle la quête de reconnaissance ? Longtemps, la sociologie et les sciences sociales ont ignoré les émotions sociales en considérant qu’elles relevaient du domaine de la psychologie.

Depuis peu, les choses changent et la logique des sentiments a été réintroduite dans la sphère du social. On s’intéresse à l’empathie, à la confiance, à l’amour et à la haine comme ferments du lien social.

La quête de reconnaissance est ainsi envisagée comme un besoin humain (individuel et collectif) fondamental. Pour le philosophe allemand Axel Honneth, cette lutte pour la reconnaissance peut s’appliquer à trois sphères de la sociabilité humaine : 1) le cercle des relations primaires (famille, amis) ; 2) la sphère du travail (la reconnaissance du travail accompli) ; 3) la sphère publique (reconnaissance des minorités, des victimes) (3).

Le cas du travail est emblématique. Le manque de reconnaissance est devenu l’un des leitmotive des organisations modernes. « On n’est pas reconnu »   : cette même plainte lancinante s’élève de tous les milieux professionnels, du policier au travailleur social, de l’enseignant au chercheur, du cadre à l’artisan. Il existe aujourd’hui plusieurs bonnes raisons pour que les salariés estiment que leur travail n’est pas reconnu.

Pourquoi les sociétés 
se déchirent-elles ?
 La logique des sentiments est présente à tous les étages de la vie sociale, notamment dans notre société de service où les activités de soins (le care) prennent une place considérable, de la garde des enfants à la prise en charge des personnes âges. Cette prise en charge spécifique des personnes par d’autres personnes ne peut reposer que sur le pouvoir, l’échange ou le partage d’une culture commune. La qualité de cette relation dépend aussi d’émotions sociales – compassion, amour – sans lesquelles les relations interpersonnelles sont invivables.

Le pouvoir, l’échange, la culture, les affects : toutes les sociétés humaines composent avec ces quatre éléments fondamentaux pour tenter d’intégrer les individus au sein d’ensembles plus vastes.

Mais chacune de ces forces d’intégration comporte en elle une force de désintégration. Le pouvoir entraîne des contre-pouvoirs, d’où des conflits. De même, si l’échange est peut-être l’un des piliers du lien social, il n’est pas de contrat sans rupture de contrat (dans le travail, dans les couples). Si une société repose sur une culture commune, elle suscite toujours des contre-cultures, des sous-cultures, des déviances et des divergences. Il n’est d’intégration sans exclusion. Enfin, l’amour n’existe pas sans le désamour ou la haine, attachement rime avec détachement, fidélité avec infidélité, confiance avec méfiance, sympathie avec antipathie. Et la soif de reconnaissance, lorsqu’elle est frustrée, produit aussi du ressen­timent. Chaque force d’agrégation contient aussi un ferment de désagrégation.

NOTES
(1) Tout en ayant à l’esprit qu’aucun auteur ne formule une réponse unique et que pour fabriquer une société, il faut plusieurs ingrédients.
(2) Le modèle d’intériorisation des normes de Norbert Elias est proche de la théorie freudienne du refoulement (la culture est là pour refouler les pulsions et rendre la vie sociale possible).
(3) Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000

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