dimanche 21 octobre 2012

La France peut-elle prendre la même décision que les Etats-Unis envers la Chine ?

Regards opposés des menaces

« On peut calculer la valeur d'un homme d'après le nombre de ses ennemis et l'importance d'une oeuvre d'après le mal que l'on en dit. Les critiques sont comme les puces, qui vont toujours sauter sur le linge blanc et adorent la dentelle ».Flaubert, Lettre à Louise Colet, 1853

Toutes les entreprises chinoises font-elles de l’espionnage, ou représentent-elles une menace?
A cette question posée crument, les Etats-Unis n’ont plus de suspicion ou même de doute.
L’affirmation que la Chine est la principale source d'espionnage économique et une menace à la
sécurité nationale est faite par le comité de renseignement du Congrès américain1, justifiant ainsi sa
recommandation2 de refuser l’autorisation d’accès au marché américain des télécommunications des
sociétés Huawei et ZTE, car « elles ne sont pas des entreprises fiables dû aux liens secrets avec le
gouvernement et l’armée chinoise ».

Les Etats Unis, toujours au nom de la sécurité nationale, ont bloqué la vente de 3com en 2008 à
Huawei et limité l’utilisation de composants fabriqués par cette entreprise en 2011. Le 29 septembre
dernier, le président Obama a interdit personnellement l’accès d’une entreprise éolienne chinoise dans
l’état d’Oregon, argumentant les risques pour la sécurité nationale, car très proche d’un centre militaire de recherche et de développement de drones.

Ces entreprises dont fait référence le rapport américain exercent pour leur part sur le territoire français et européen. Le gouvernement américain disposerait-t-il de renseignements dont la France n’a pas connaissance pour évaluer et diagnostiquer des menaces pouvant toucher ces deux pays ?

La société Huawei a signé parallèlement le 12 octobre dernier, aux côtés de 11 pays dont les Etats
Unis, Interpol ainsi que des entreprises de télécommunications, la déclaration de Bogota dans le cadre
du Forum Mondial3 contre le vol de téléphones portables. Les décisions de cette déclaration se
rapprochent des activités sanctionnées par le comité de renseignement du congrès USA : celles-ci font allusion entre autres points au partage de solutions juridiques et technologiques afin de maximiser la sécurité des téléphones portables et autres dispositifs contre la falsification d’IMEI, ainsi que sur l’échange d’informations sur l'efficacité de ces initiatives4.

Dès lors, la France pourrait-elle à son tour suivre une décision proche de celle des Etats Unis ? Ces
entreprises bien installées sur le territoire européen représentent-elles une menace pour la sécurité
nationale et pour les secteurs stratégiques? Sommes-nous en présence d’une guerre hors limite
économique ou devant une menace réelle à la sécurité instiguée par la Chine?

En juillet 2012 le sénateur Jean-Marie Bockel, s’inscrivant dans la ligne des rapports Labordes de
20065 et Romani en 20086, préconise dans son rapport d’information sur la cyberdéfense7 parmi ses 50 recommandations, «d’ interdire sur le territoire national et à l’échelle européenne le déploiement et l’utilisation de « routeurs » ou d’autres équipements de coeur de réseaux qui présentent un risque pour la sécurité nationale, en particulier les « routeurs » et certains équipements d’origine chinoise »8 qui pourraient servir à des opérations d'espionnage économique et industriel. Les entreprises Huawei et ZTE mises en causes dans ce rapport9, en ont rapidement contesté les accusations10.

Ce débat se déroule alors même que l’Union Internationale des Télécommunications (ITU) évoque
dans son rapport de 2012 intitulé « Mesurer la société de l’information »,11 des points essentiels qui
constituent l’esprit des rapports du congrès américain et du sénateur français : la protection des
connaissances, des savoirs, du patrimoine, la guerre économique. En filigrane, il s’agit d'une part de
l’innovation, la recherche, le développement, les investissements et les liens avec la protection décrits
dans l'Indice de développement des TIC (IDI), et d'autre part, la compétitivité, l’influence, les enjeux
des acteurs économiques publics-privés, les associations professionnelles, par le Panier de prix des
TIC (IPB).

L'Indice de développement des TIC (IDI)12 « permet de classer les pays en fonction de leurs résultats
en termes d'infrastructures et d'adoption des TIC. L'Europe est en effet la seule région où l'on observe
une réduction de la fracture numérique. Les pays européens se situent généralement parmi les premiers du classement, avec une moyenne régionale de 6,49 sur 10. La France se situe pour sa part au 18ème rang et la Chine au 78ème sur 152 pays »13.

En ce qui concerne l’indicateur TIC (IPB)14, qui permet de suivre et de comparer d'une année sur
l'autre le coût et l'accessibilité économique des services téléphoniques dans le monde, il a permis de
constater qu’entre 2008 et 2011, le prix des services TIC a baissé de 30%, et ceux-ci sont devenus plus accessibles économiquement, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en
développement. En effet, en termes de recettes sur le marché des télécommunications des pays en
développement figurent plusieurs économies émergentes dont Macao et Hong Kong, 1ère et 7ème place respectivement, alors que la France occupe la 27ème place.

Ainsi, pourquoi la même perception de la menace, occasionnée par des entreprises installées des deux
côtés de l’Atlantique, ne produit-elle pas les mêmes décisions de la part des services spécialisés de
l’Etat? Devant des situations pourtant identiques, les experts français ont un autre regard de la
menace.

Nos analystes construiraient-ils plutôt des hypothèses proches d’une théorie stratégique, et peut être
éloignée des aspects opérationnels d’une guerre économique ? Faudrait—il associer davantage les
variables des facteurs polémogènes ?

Arriver à des conclusions différentes et opposées serait-il dû en France à l’influence de secteurs
intéressés, de sinologues béats, d’une volonté politique voilée ou encore de l’incompréhension des
services de l’Etat qui empêchent de bien saisir le cheminement de la conquête planétaire de l’empire
du milieu ?

A trop construire des théories, doctrines ou pensées défensives, nous en oublions l’anticipation, la
stratégie offensive et l’influence sur le territoire de l’adversaire comme feuille de route pragmatique.
La grille d’interprétation des menaces utilisée par des analystes du renseignement peu sensibilisés à
cette nouvelle guerre économique est-elle à revoir ? Il serait souhaitable de connaître sur ce sujet la
position des experts de cette région, de la communauté du renseignement ainsi que des entreprises, et
de s’interroger pourquoi nous tardons à concrétiser les recommandations du rapport Bockel.
L’expertise apportée par le sénateur serait-elle surévaluée, ou ne correspondrait-elle pas à la réalité
des menaces ? Le rapport de la commission de renseignement du congrès des Etats Unis se trompe-t-il de cible et de menace ? Ou devons-nous attendre que la perception de la menace se transforme en réalité ?

Paris, le 20 octobre 2012. MARIO SANDOVAL, vice-président de l’AIFIE.

mario.sandoval@aifie.org

1 http://intelligence.house.gov/sites/intelligence.house.gov/files/documents/Huawei-
ZTE%20Investigative%20Report%20%28FINAL%29.pdf

2 http://intelligence.house.gov/press-release/chairman-rogers-and-ranking-member-ruppersberger-warn-american-companiesdoing

3 http://mintic.gov.co/images/documentos/noticias_documentos/foro_mundial_contra_hurto_celulares.pdf

4 a) Aider dans les efforts individuels et collectifs pour mettre fin au marché illégal des téléphones cellulaires et autres appareils mobiles volés dans leurs pays respectifs et au niveau international, b) Promouvoir la coopération internationale par le partage et la promotion de mesures policières, juridiques, technologiques, réglementaires, l'éducation aux consommateurs par la diffusion des meilleures pratiques contre le vol des téléphones portables, c) Partager des solutions technologiques afin de maximiser la sécurité des téléphones cellulaires et autres dispositifs contre la falsification IMEI et contre d'autres efforts pour se soustraire à la protection, d) Échanger des informations sur l'efficacité de ces initiatives de lutte contre le vol de téléphones portables et autres appareils mobiles, et le trafic de ceux-ci et les parties.

5 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000048/0000.pdf rapport Labordes 2006

6 http://www.senat.fr/notice-rapport/2007/r07-449-notice.html Rapport Romani 2008

7 http://www.senat.fr/rap/r11-681/r11-6811.pdf Rapport Bockel 2012

8 44ème recommandation du rapport

9 http://www.latribune.fr/technos-medias/20120719trib000709979/telecoms-les-chinois-huawei-et-zte-agents-d-espionnageen-europe-.html,

10 http://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-huawei-france-riposte-au-rapport-bockel-50542.html et http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/guerric-poncet/cyberdefense-les-geants-chinois-repliquent-au-rapport-bockel-30-07-2012-1491061_506.php

11 http://www.itu.int/ITU-D/ict/publications/idi/material/2012/MIS2012_without_Annex_4.pdf

12 Est une valeur repère (présentée sur une échelle de 0 à 10) composée de 11 indicateurs. Il est divisé en trois sous-indices –
accès, utilisation et compétences – chacun d'eux reflétant différents aspects et composantes du processus de développement
des TIC. Voir rapport ITU 2012

13 Selon l’Indice de développement des TIC (IDI), Rapport ITU 2012 : Hong Kong 11ème rang, Macao (Chine) 14ème rang

14 Le TIC (IPB) mesure l'accessibilité économique des services TIC au niveau national ou régional. Outil de comparaison qui fournit des informations concernant le coût et l'accessibilité économique des services. L'IPB de 2011 établit le classement de 161 pays au total en fonction du niveau d'accessibilité économique des services TIC.

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