samedi 29 juin 2013

Des ouvriers bretons envoyés à l’abattoir

Reportage Mises KO par le modèle allemand, nombre d’entreprises craignent de fermer.

Le ballet des bétaillères s’est étiolé. Comme le moral, aussi bas, ce matin-là, qu’un ciel en transhumance. Dans cet abattoir de porcs du groupe Gad, 4 000 bêtes sont avalées par jour, alors que 6 000 pourraient l’être. Ici, surtout, 850 hommes et femmes abattent, découpent, transforment. Tous risquent de passer à la trappe le 20 août, «pas loin de 3 000 personnes, en comptant les emplois indirects», lâche un salarié. Ici, c’est Lampaul-Guimiliau (Finistère), son église, ses 2 500 habitants d’apparence impassible, et son maire, Jean-Marc Puchois, qui refuse de céder à l’impuissance : «Le groupe est là depuis soixante ans, et là, l’actionnaire laisse entendre qu’il va laisser partir un tel outil ? C’est dramatique, suicidaire…» Propriété du groupe coopératif Cecab (connu pour sa marque D’Aucy), Gad aurait perdu «20 millions d’euros en 2012», confie un actionnaire. Faute de repreneur s’étant présenté devant le tribunal de commerce de Rennes pour «mettre un gros billet, de l’ordre de 40 millions d’euros», comme le dit un proche de la direction, rien ne semble pouvoir empêcher la fermeture annoncée.
 Un choc pour la Bretagne, berceau de l’agroalimentaire, qui produit 57% des 24 millions de porcs français par an. Un trauma qui s’ajoute aux plans sociaux chez Doux (poulet) et Marine Harvest (saumon). Et entraîne, dans son sillage, un sentiment de résignation, «de défaitisme», lâche un élu local, inhabituel pour la région. «Et ce n’est que le début du feuilleton "Le porc de l’angoisse"», prophétise le patron d’une coopérative… «Notre avenir est mal barré», résume Olivier Le Bras, élu FO (majoritaire) à Lampaul. Il a dix-huit ans de boîte au compteur. Ouvrier de découpe : le plus raide des postes. Qui martyrise épaules, coudes, poignets et dos. Il raconte les années 90, quand les 1 200 ouvriers récupéraient «un salaire et demi» en participation. Pas la lune, quand on gagne 1 200 euros net par mois. Idem pour son collègue Jean-Marc Destivelle, 50 ans, dont sept ans de découpe, «un job usant physiquement et moralement, pas valorisant». Mais de quoi vivre, «acheter à côté à crédit», élever sa famille. «A l’époque, on se sentait intouchables : Gad était numéro 1 en Europe», ajoute Le Bras.
«En pleine gueule». Voilà la chute. «Que vont devenir ceux sans diplôme, ceux qui vont rester sur le carreau ? Direction RSA, lâche le syndicaliste. On n’a pas vu venir l’Allemagne, son dumping social et ses salaires trois fois moins chers. On n’a pas modernisé nos outils de production. On a pris en pleine gueule la concurrence des abattoirs de la grande distribution.»
Des abattoirs, comme ceux de Kermené (Leclerc), dans les Côtes-d’Armor, ou Gâtine (Intermarché), en Ille-et-Vilaine, qui ont augmenté leur production l’an dernier alors que l’activité recule de 2% par an depuis 2007. Ceux-là font rêver les forçats de Lampaul. «Mais eux ont investi jusqu’à 8 millions par an pour automatiser leur outil», rappelle un élu local. Et Guillaume Roué, éleveur dans le Finistère et patron de l’interprofessionnelle porcine française, d’ajouter : «Surtout, ils n’ont pas besoin de service commercial. L’argent économisé leur permet de moderniser et de robotiser, avec moins d’emplois. D’être compétitif quand les Allemands taillent des parts de marché en exploitant la main-d’œuvre.»
L’Allemagne, avec ses ouvriers roumains ou bulgares, est devenue la bête noire des Bretons. Chaque semaine, des camions quittent la région pour emmener des porcs bretons se faire découper outre-Rhin, mais aussi en Espagne, où c’est moins cher. Même résiduel (on évoque 6 000 à 8 000 porcs par semaine sur 400 000), le phénomène est symbolique. Et nourrit un climat anti-élus, doublé d’un sentiment anti-allemand. «Pour la première fois, des fachos sont venus tracter devant l’usine», enrage Patrick Le Goas, «pousseur de viande» à Lampaul. Du jamais-vu dans un département où le PS a fait carton plein aux législatives. Les ministres de l’Agriculture ? «Des intermittents du spectacle», tacle un salarié. «Leur impuissance fait peur : les conseillers nous disent, "oui, c’est dégueulasse, mais on y peut rien !"» ajoute un syndicaliste.
Bien être animal. La crise est générale. L’agroalimentaire tricolore souffre d’«un problème de compétitivité», aggravé par «l’absence d’harmonisation fiscale et sociale» en Europe, explique Guillaume Roué, à la tête de l’interprofessionnelle porcine. S’il n’y avait cette concurrence déloyale, il ne cacherait pas une certaine admiration pour le modèle allemand. «Là-bas, le pouvoir a cédé aux écolos sur le nucléaire mais a mis le paquet sur la métanisation et le photovoltaïque qui ont permis aux paysans de se diversifier.» Tandis que la France aurait cédé aux environnementalistes et entravé la filière. Cédant aussi, au nom du pouvoir d’achat, à la grande distribution qui matraque les éleveurs avec une politique de prix bas. Résultat ? «On s’achemine vers une concentration des ateliers agroalimentaires», note Guillaume Roué. La France compte environ 180 abattoirs, dont dix seulement «font plus d’un million de porcs par an», rappelle-t-il. Cela ne va pas durer. L’Allemagne, le Danemark et l’Espagne (les plus grands producteurs) ont déjà taillé des croupières à la France grâce à leurs abattoirs géants.
Le monde du porc pointe aussi l’entrée en vigueur, en 2013, d’une directive européenne sur le bien-être animal qui impose (notamment) davantage d’espace pour les truies. «Entre les 26% des 12 000 éleveurs qui n’ont pas les moyens de s’y conformer et l’arrêt des exploitations, la chute de la production s’élève à 4% depuis le début de l’année», s’alarme Guillaume Roué. La flambée du prix des matières premières, alimentée par le boom de l’agroalimentaire en Asie, a aussi dopé les coûts de production. Le prix des aliments pour porcs a doublé entre 2005 et 2010. Et, malgré une légère décrue, la tonne coûte 302 euros, 22% de plus que l’an passé.
«Juste prix». David Riou le sait bien. A 32 ans, cet éleveur de Kerdrein raconte la difficile équation du métier. Après un BTS de «gestion de système d’exploitation», l’homme a repris la ferme de son oncle. Il vient d’investir 350 000 euros pour agrandir son exploitation, et tente de s’accorder chaque année un revenu de 40 000 euros et deux semaines de vacances. David Riou se dit optimiste. Mais rêve de voir ses cochons payés «au juste prix». «On me l’achète à 1,55 euro le kilo avec les primes. Il faudrait que le prix grimpe à 1,75 pour être serein.» Il dit aussi : «Depuis des années, les éleveurs tirent la sonnette d’alarme. Ils disparaissent sans bruit, et ça ne dérangeait pas grand monde. Maintenant que les abattoirs sont dans la tourmente, les politiques se réveillent. Doucement.»
Dans un marché ultralibéralisé, symbole de la mondialisation, la concurrence est terrible. Et, dans la filière, c’est chacun pour soi. «Entre producteurs, industriels et grands distributeurs, chacun se fait la guerre et se rejette la responsabilité de la crise», note Olivier Le Bras. «Entre les éleveurs et les transformateurs, il y a une cassure», admet Jean-Pierre Astruc, conseiller municipal de Josselin (Morbihan). Mais aussi entre les communes. A Josselin, Gad a un deuxième abattoir, de 650 salariés, qui pourrait également finir en rillettes. Le maire de Lampaul a appelé celui de Josselin pour qu’ils se mobilisent. «J’attends toujours la réponse», dit le premier. Franck Guillot, élu CFDT de Gad à Josselin, le déplore : «La guerre économique fait rage en Europe, et voilà qu’on doit aussi la vivre entre nous, dans une même région. C’est terrible…» A ses côtés, Annick Le Guevel, secrétaire du comité d’entreprise de Josselin, cherche en vain l’issue : «On est pris en tenaille entre la grande distribution et les éleveurs.»
Et si la France, Bretagne en tête, avait tardé à faire muter son modèle productiviste ? «Peut-être, avoue Olivier Le Bras. Mais, sauf à être suicidaire, on ne peut le changer du jour au lendemain.» Le porc bio ou label rouge pèse moins de 0,5%. «La faute aux normes qui imposent de ne pas dépasser 40 truies, dit un expert. Cela tient du militantisme, pas du modèle alternatif.» Et si rien ne change ? «La filière porcine passera à l’abattoir», souffle un industriel. «C’est déjà écrit, enrage Patrick Le Goas, de FO, la révolte des ouvriers de la viande, en train de tout vouloir péter faute d’avoir été entendus. Après la sidérurgie, le textile, l’agroalimentaire plonge ; on perd notre autonomie, et tout le monde s’en fout.»

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