[ENQUETE] L'alliance des technologies numériques et médicales révèle avec précision ce qui trotte dans le cerveau des consommateurs. Les marques n'aiment pas l'avouer, mais elles sont accros à cette arme de séduction massive.
Allongé
sur la banquette mobile, Edouard s'apprête à passer une IRM (Imagerie
par résonnance magnétique). Lentement, sa tête s'engage au centre de
l'imposant sarcophage de métal blanc. Le jeune homme y restera près
d'une heure, totalement immobile. Le temps, pour les scientifiques de
l'Université catholique de Louvain (Belgique), d'enregistrer tout ce qui
se passe dans son cerveau. Edouard n'est pas malade.
S'il est ici, c'est pour regarder –
contre rémunération – le dernier film publicitaire d'un géant des
produits d'entretien. Comme sept autres personnes, il participe à une
campagne de tests. L'annonceur veut s'assurer que son prochain spot sera
perçu de la meilleure façon possible par ses clients, consciemment mais
surtout inconsciemment. Car les spécialistes du marketing en sont
aujourd'hui convaincus : ce n'est pas la raison qui guide nos achats,
mais nos émotions.
A l'aveugle. “ Je sais que la moitié de ce que je dépense en publicité ne sert à rien, mais je ne sais pas de quelle moitié il s'agit ”,
avait coutume de dire le distributeur américain John Wanamaker. Nous
avons beau être bombardés de sollicitations, un message publicitaire sur
trois manquerait sa cible, selon les experts. Et parce qu'ils souffrent
d'une mauvaise communication, ou ne répondent pas correctement aux
attentes profondes des consommateurs, 80 % des nouveaux produits
connaissent l'échec dans les six premiers mois après leur lancement.
C'est pourquoi les marques sont à l'affût de tout ce qui peut les aider à
comprendre le déclenchement du réflexe d'achat chez le client.
Depuis une dizaine
d'années, la technologie offre aux entreprises un nouveau champ
d'investigation. En 2003, Read Montague, un neuroscientifique américain,
a cherché à comprendre pourquoi des buveurs de soda, incapables de
faire la différence entre du Coca et du Pepsi à l'aveugle, préféraient
le premier lorsqu'ils voyaient l'étiquette. En leur faisant subir un
examen IRM, il s'est aperçu que des zones différentes du cerveau
s'activaient selon que les noms de ces boissons étaient visibles ou non.
Le neuromarketing était né.
Aujourd'hui, tous les
grands groupes y ont recours pour affiner leur communication
publicitaire, améliorer l'attractivité de leur site Web ou l'atmosphère
de leurs points de vente : Coca-Cola, Pepsico, mais aussi Nike, Procter
& Gamble, McDonald's… Les technologies évoluent, le secteur se
développe, et les industriels se gardent bien de le crier sur les toits.
Car le neuromarketing, du fait de son caractère intrusif, est associé
par ses détracteurs à de la manipulation. En France, la loi relative à
la bioéthique de juillet 2011 interdit l'utilisation des IRM ou des
scanners des hôpitaux à des fins autres que médicales et scientifiques.
Analyseur de neurones.
Ces inquiétudes semblent disproportionnées. Il n'existe aucun bouton
sur lequel il suffirait d'appuyer pour pousser quelqu'un à acheter. Le
neuromarketing est plutôt envisagé par les grandes enseignes comme un
complément aux méthodes classiques. “ Soumis à un déluge
d'informations, le client devient de plus en plus sélectif. Les
annonceurs doivent donc repenser leurs campagnes, explique Marc Van Rymenant, PDG de Netway, société spécialisée dans le marketing neuronal. Il
ne s'agit plus d'arroser sans cesse les consommateurs de messages en
espérant qu'ils mordent à l'hameçon. Mais de leur proposer un parcours
d'achat, en magasin comme sur les sites Internet, qui recueille leur
assentiment. ”
Une approche rendue d'autant plus
indispensable que les études traditionnelles, aussi bien qualitatives
que quantitatives (sondages, groupes focus…) ont dévoilé leurs limites.
Il existe en effet une grande différence entre ce que dit un sujet et ce
qui se passe réellement dans sa tête.
Première façon de déformer les réponses : la “ rationalisation ”.
Lorsqu'il répond à un questionnaire, le sondé va généralement faire en
sorte que ses réponses aient du sens, quitte à tordre la réalité de ses
sentiments. Second moyen : le “ biais de désirabilité ”. La
personne interrogée cherche alors à donner la réponse qu'il imagine être
attendue par celui qui le questionne. Ou à cacher le fait qu'il ne sait
pas quoi dire. Les conséquences peuvent être désastreuses pour la
marque qui a commandé l'enquête. Ainsi, le scooter à toit de BMW baptisé
C1 avait été jugé très positivement par un panel de clients. Il n'en a
pas moins été un flop commercial…
Pour limiter ce genre d'écueil, les études ne doivent plus être “ polluées ”
par les processus conscients de chaque testeur ou par leurs états
d'âme, mais se concentrer sur leurs émotions de base. Car ce sont elles
qui sont maîtresses de nos décisions, comme l'a démontré le
neuroscientifique Antonio Damasio dans “ L'Erreur de Descartes, la raison des émotions ”, (éditions Odile Jacob). Pour les identifier et les comprendre, il existe aujourd'hui trois méthodes principales.
L'IRM
est la solution la plus précise, car elle est capable de visualiser la
totalité du cerveau et de réaliser un film de son activité. Les
chercheurs peuvent ainsi détecter avec précision quelle zone réagit à un
stimulus donné parmi les 52 aires de Brodmann (qui forment le cortex).
Le stimulus peut alors être associé à une ou plusieurs réactions,
positives ou négatives. Le principal inconvénient technique de l'IRM est
son temps de réponse : trois secondes. Autrement dit, ce système ne
peut afficher l'évolution des émotions en temps réel. Mais qu'importe !
Pour certaines applications, la mesure
instantanée n'est pas nécessaire. Ainsi, un grand parfumeur
international a travaillé avec la société belge Netway, pour redéfinir
la segmentation de son offre. “ Sept de leurs produits sur dix ne se vendaient pas. La représentation qu'ils avaient de leur clientèle était fausse, illustre Marc Van Rymenant. Aujourd'hui,
nos équipes, avec l'aide de chercheurs, redéfinissent une nouvelle
segmentation en étudiant les réponses cérébrales de nos testeurs à des
stimuli olfactifs. ”
Casques à points.
La deuxième technique consiste à effectuer un électroencéphalogramme
(EEG) pour mesurer les champs électriques à la surface du cerveau chaque
milliseconde. Un casque EEG muni de plusieurs électrodes capte les
ondes émises par l'activité d'une vingtaine de zones cérébrales.
Facilement transportable et relativement bon marché (à partir de
quelques centaines d'euros), l'EEG permet de mettre un testeur en
situation et de capter en temps réel ses réactions.
C'est ainsi que Fabrice Meuwissen, PDG
d'Obviousidea, a choisi, à la demande d'un client patron d'une start up,
celui de ses collaborateurs qui irait défendre son projet de levée de
fonds auprès d'investisseurs. “ Nous avons enregistré une vidéo du
speech des trois candidats, que nous avons ensuite montrée à une
douzaine de salariés équipés de casques EEG afin de mesurer en continu
leur niveau de frustration, d'excitation et d'attention. ” Celui qui a obtenu les meilleurs résultats se présentera devant les investisseurs.
L'EEG a également été utilisé par un
célèbre fabricant de chips pour déterminer le meilleur emballage
possible. Lorsque les cobayes passaient devant un sachet plastique rouge
brillant, leurs réactions n'étaient pas les mêmes que devant un paquet
en papier kraft contenant les mêmes chips, mais ayant un aspect plus
naturel. Dans le second cas, ils se montraient imperceptiblement
rassurés par un produit qu'ils estimaient plus sain…
D'autres méthodes
parviennent à mesurer l'implication émotionnelle d'une personne sans
pour autant capter ses ondes cérébrales. Ainsi, les géants Coca-Cola et
Unilever utiliseront cette année la détection des mouvements du visage
et du regard, mise en place par la société d'études Millward Brown.
L'analyse des micromouvements sert à reconnaître en temps réel quatre
natures d'émotion, en plus de leur intensité : le plaisir, le dégoût (ou
la confusion), la surprise et le désintérêt.
“ Dans les années à venir, nous allons améliorer cette technologie pour décoder une dizaine de réactions différentes ”,
promet Pierre Gomy, directeur marketing de Millward Brown. Pour ses
tests, le cabinet fait appel à 150 personnes. Il estime qu'un des atouts
de cette technique, par rapport à l'EEG, est sa fiabilité. “ La détection faciale présente de plus un très bon rapport fiabilité/déployabilité ”,
assure Pierre Gomy. En termes logistiques, elle est légère. Tout se
fait à distance : une simple webcam suffit, installée au domicile du
testeur. Un logiciel de traitement collecte ensuite les enregistrements
pour les analyser.
Chère campagne.
Reste que plusieurs obstacles freinent encore la généralisation du
neuromarketing. Le prix des études, par exemple. Les tarifs dépendent
généralement du nombre de testeurs. “ Le coût d'une campagne de mesures EEG réalisée auprès de 16 testeurs oscille entre 20 000 et 30 000 euros, indique MarcVan Rymenant. Pour un test IRM, huit participants suffisent. Mais son prix atteint quand même 50 000 euros. ”
De plus, la durée d'une campagne de
tests est d'environ un mois, et ce, indépendamment de la technologie
utilisée. En effet, un protocole scientifique encadre les mesures :
définition des objectifs à atteindre, recrutement des cobayes, obtention
des autorisations d'utilisation d'une IRM, passage devant un comité
d'éthique, disponibilité des scientifiques manipulant les équipements,
traitement et restitution des résultats… La logistique est lourde.
Enfin, l'IRM ne pouvant être pratiquée à des fins marketing en France,
les entreprises les font réaliser en Belgique ou au Royaume-Uni,
notamment, deux pays où les contraintes légales sont moins fortes. Les
autres techniques, en revanche, ne présentent pas ces écueils.
Mais une aura
sulfureuse entoure encore cette pratique mal connue, objet de nombreux
fantasmes. La création, en 2011, d'une association internationale, la
Neuromarketing Science and Business Association, visant à créer des
garde-fous contre d'éventuels abus, devrait normaliser les choses. Le
cerveau du consommateur est encore loin d'avoir livré tous ses secrets.
Crédit photos : Dorothée Baumann, Brain Behaviour Laboraty, Université de Genève, Neurofocus.
La science au service de la vente
L'électroencéphalogramme enregistre à
la surface du cuir chevelu l'activité électrique du cerveau. Pour cela,
un casque équipé de senseurs est fixé sur la tête du cobaye.
Ce casque, rattaché à un ordinateur,
transforme en données mesurables les variations de l'activité
cérébrale. Elles montrent l'attention, les émotions et la mémoire face à
une publicité, un site Web ou une série de produits.
Le port de lunettes 3D rend les situations plus réalistes et permet d'étudier des situations plus complexes.
Les courbes obtenues servent à
évaluer si le sujet se sent concerné. Une activité plus soutenue de la
région frontale gauche du cerveau peut, par exemple, être associée à des
émotions positives.
L'analyste appréhende ce que le
testeur pense d'un produit, sans que ce dernier ait besoin de
l'exprimer. Et donc sans qu'il modère son jugement par souci des
convenances, par exemple.
Sony double le trafic de son site Web grâce aux neurosciences
En 2011, Sony a décidé d'harmoniser
son identité visuelle en ligne dans les différents pays où la marque est
présente. Historiquement, chaque division faisait appel à sa propre
agence de création, développant une image de marque variable d'un pays à
l'autre. Un cahier des charges unique décrivant les caractéristiques
graphiques de cette nouvelle identité visuelle a donc été envoyé à
chaque entité. “ Pour la partie Web, cela a provoqué des débats sans
fin, où chacun allait de son avis sur la façon de structurer les
newsletters ”, raconte Marie de Linage, Europe CRM Manager chez Sony.
Afin de mettre un terme à des
échanges subjectifs, la responsable a lancé, avec Netway, une campagne
de mesures IRM pour définir la meilleure structure possible. L'opération
a débuté en août 2012, avec une quinzaine de testeurs. Trois modèles
ont été soumis : une structure très épurée, contenant peu de couleurs ;
une autre organisée en blocs très colorés, imaginée par l'agence et
respectant à la lettre le cahier des charges ; et une dernière, plus
visuelle. Contre toute attente, aucun modèle ne s'est vraiment démarqué.
Il a donc fallu combiner les trois pour concevoir une nouvelle
proposition. “ On s'est aperçu que le modèle très graphique et
coloré générait d'abord un sentiment de plaisir. Puis une émotion
associée à la peur s'activait ”, raconte Marie de Linage. En fait, toutes ces couleurs créaient une confusion inconsciente chez l'internaute. “ Ce sont des choses impossibles à voir en se basant uniquement sur une étude classique ”, commente-t-elle.
Dans la nouvelle version de la
newsletter, Sony a intégré la couleur de façon très subtile. Un
important travail a également été réalisé sur les visuels. “ L'étude
nous a montré que les personnes ne s'identifient pas aux photos où l'on
voit des visages. Ils n'y portent donc pas attention, et elles sont
inefficaces ”, ajoute la manager. Diffusée depuis janvier 2013, la
newsletter de Sony a livré ses premiers résultats : en Allemagne, le
taux de clics a augmenté de 52 %. Cette nouvelle visibilité a profité au
site allemand, dont le nombre de pages visitées a bondi de 98 % en
quelques semaines. Des mesures identiques sont en cours dans tous les
pays où cette lettre est diffusée.
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