lundi 17 novembre 2014

Sarkozy-Kadhafi : la vérité qu’ils veulent étouffer

|  Par Edwy Plenel
La confirmation judiciaire des soupçons de financement de l’ancien président de la République française Nicolas Sarkozy par la dictature libyenne du défunt Mouammar Kadhafi est une nouvelle d’importance. Révélée par Mediapart il y a trois jours, elle est pourtant absente des fils d’agence et de toutes les chaînes d’information en continu. Afin de secouer cette injustifiable indifférence, nous publions l’intégralité du document ignoré par la plupart des médias.
C’est sans doute l’enquête la plus emblématique de Mediapart. Par son enjeu, par sa durée, par sa difficulté. Et c’est pourtant la moins relayée dans l’espace public, que ce soit par les journalistes ou par les politiques. Les uns et les autres auraient-ils peur d’affronter la vérité qu’elle recèle, tant elle est explosive, redoutable et accablante ?

Car quand l’affaire Bettencourt documentait l’illégalisme oligarchique et l’affaire Cahuzac l’imposture politicienne, dans les deux cas la fraude et l’évasion fiscales, le dossier libyen nous met en présence d’une réalité autrement spectaculaire et ravageuse : la corruption d’un clan politique français par l’argent d’un pays étranger, alors sous un régime dictatorial.

Une corruption qui, de plus, a accompagné la mainmise de ce clan sur l’appareil d’État, jusqu’en son sommet, par le financement occulte de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. Une corruption, enfin, dont on ne peut pas exclure que ses secrets inavouables aient joué un rôle en 2011 dans l’interventionnisme militaire français en Libye, précipitant la chute et la mort d’un dictateur qui avait été reçu en grande pompe à Paris.
Depuis l’été 2011, donc plus de trois ans, Fabrice Arfi et Karl Laske mènent cette enquête au long cours avec cette exigence propre à Mediapart : chercher de notre propre initiative, sans dépendre d’agendas politiques ou judiciaires, sans se faire le relais d’intérêts partisans, en dévoilant des faits ignorés afin d’imposer la réalité qu’ils révèlent dans le débat public. Des dizaines de documents et des témoignages recoupés font la matière de cette enquête libyenne qui conclut au financement de Nicolas Sarkozy par Mouammar Kadhafi (lire ici notre dossier : L’argent libyen de Sarkozy).
Ayant le souvenir de leur proximité affichée lors de la spectaculaire réception, fin 2007, du second par le premier, nos deux enquêteurs ont patiemment remonté le fil secret qui permet d’en comprendre la raison occulte : des liens financiers tissés à partir de 2005, quand Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur, en marge de voyages et de contrats dont les principaux protagonistes furent Ziad Takieddine, Claude Guéant et Brice Hortefeux.
Le 10 décembre 2007, à Paris. Le 10 décembre 2007, à Paris. © Reuters
Obtenues par Mediapart avant que la justice ne les exploite, les archives de l’intermédiaire Takieddine, déjà protagoniste du dossier Karachi, en témoignent abondamment (les retrouver ici). Leur contenu est corroboré par plusieurs témoignages d’anciens et de nouveaux officiels libyens recueillis par Fabrice Arfi et Karl Laske. En franchissant bien des obstacles, dans le climat de règlements de comptes de la chute du dictateur, où nombre de témoins disparaissent, assassinés ou mis au secret, nos deux journalistes ont fini par trouver une trace officielle de cette corruption franco-libyenne scellée au plus haut niveau.
Révélé par Mediapart le 28 avril 2012, ce document provient de ces archives qui font la longue mémoire des régimes autoritaires (voir ici notre article). Daté du 10 décembre 2006, signé par Moussa Koussa, l’un des plus proches collaborateurs de Kadhafi, chef de ses services secrets extérieurs, il acte « l’accord de principe » conclu afin « d’appuyer la campagne électorale du candidat aux élections présidentielles Nicolas Sarkozy pour un montant d’une valeur de cinquante millions d’euros ».
Nous n’avons publié ce document qu’avec la certitude de son authenticité, liée au contexte de son obtention, à sa forme et à son style, à son contenu enfin que confirmaient d’autres informations déjà révélées par Mediapart (notamment ici). Or c’est la contestation de son authenticité qui, depuis, est au cœur de la contre-attaque de Nicolas Sarkozy et de son entourage afin d’étouffer ce scandale franco-libyen alors même que la justice prenait le relais de nos révélations en les jugeant suffisamment crédibles pour ouvrir, au printemps 2013, une information judiciaire pour « corruption » confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman.
Nicolas Sarkozy ne nous a jamais poursuivis en diffamation dans cette affaire, ce qui aurait été sinon de bonne guerre, du moins de guerre loyale sur le terrain du droit de la presse. Il a préféré construire un écran de fumée en nous accusant d’avoir publié un faux, d’abord auprès du parquet, déclenchant une enquête préliminaire qui ne lui a évidemment pas donné raison, puis, face à cet échec, déposant à l’été 2013 une plainte avec constitution de partie civile visant explicitement Mediapart, son directeur et les deux journalistes concernés.
Témoins assistés dans ce dossier, seul statut juridique dans lequel nous pouvons être légalement entendus, nous avons contesté cette procédure de diversion qui, en contournant le droit de la presse qui protège le droit de savoir des citoyens, prenait le risque de porter atteinte à un principe fondamental, le secret des sources des journalistes (lire ici, , là aussi et encore là les épisodes précédents). Mais, loin de conforter le soupçon calomnieux répandu par M. Sarkozy et son clan, l’instruction confiée aux juges René Cros et Emmanuelle Legrand a tout au contraire recueilli des témoignages abondant dans le sens de notre enquête et, notamment, accréditant la véracité du contenu du document en cause (lire ici notre article).
Hélas, pendant tout ce temps – et parfois avec les mêmes relais que dans l’affaire Cahuzac –, la contre-attaque sarkozyste fonctionnait médiatiquement, reléguant au second plan l’affaire libyenne avec des remarques suspicieuses sinon désobligeantes de la plupart des confrères sur notre travail. Du Monde à Vanity Fair, sans compter les indifférents qui préféraient s’abstenir, au premier rang desquels l’Agence France-Presse, le bruit dominant était donc au doute sur l’authenticité du document publié en avril 2012. Et il y a fort à parier que si la justice avait, contre toute vraisemblance, pris cette direction, les médias dominants se seraient empressés de le crier haut et fort.
Or c’est l’inverse qui vient de se produire, et c’est cette nouvelle qu’ils ont choisi de taire.

Une corruption étrangère au plus haut niveau de la République

Pour étouffer une information, il suffit de ne pas la reprendre. Et le degré d’intensité d’une démocratie se donne à voir dans ces renoncements où des journalistes oublient qu’ils en sont aussi les acteurs et les gardiens, par leur respect sans concession du droit de savoir des citoyens. Il faut donc que la démocratie française soit bien mal en point pour que soit tue la révélation qu’un collège d’experts a authentifié sans aucune réserve un document planifiant une corruption étrangère au plus haut niveau de la République.
Comme nous l’expliquions dans notre article du 14 novembre (le retrouver ici), les trois experts judiciaires mandatés par les juges Cros et Legrand, renforcés par l’expertise d’une arabisante, ont comparé à celle du document en cause plusieurs signatures de l’ancien chef des services libyens qui avait été entendu par les magistrats au Qatar où il s’est réfugié. Leur conclusion est sans appel : toutes ces signatures sont de la même main, celle de Musa Koussa. Ce document dont ce dernier confiait déjà, sur procès-verbal, que « son origine, son contenu » n’étaient « pas faux », ne l’est donc pas non plus par sa signature qui est authentique.
Autrement dit, l’un de ceux dont Nicolas Sarkozy et son entourage brandissaient le démenti lors de la révélation du document (c’est à retrouver ici) est aujourd’hui confondu par la justice française comme étant bien le signataire de cette attestation de l’accord secret franco-libyen.
Bref, la procédure calomnieuse lancée par l’ancien président contre Mediapart se retourne brutalement contre lui : le faux qu’il évoquait, de meeting en meeting, pour se présenter en persécuté de médias fraudeurs et de juges inquisiteurs, se révèle tout simplement vrai comme nous l’affirmions, attestant ainsi d'un des plus gros scandales qu’ait connus la République au niveau de responsabilité qui fut le sien.
Dans une démocratie vivante, une telle information s’imposerait évidemment à toute notre vie publique. Les agences de presse, et notamment l’AFP qui remplit une mission de service public auprès de ses abonnés parmi lesquels la presse régionale, l’auraient relayée, faisant savoir qu’une expertise judiciaire confirme l’authenticité d’un document accablant pour l’ex-président de la République. Les autres médias auraient suivi, assaillant de questions Nicolas Sarkozy et son entourage. Et le monde politique, dans sa diversité, aurait été invité à réagir et à commenter.

Au lieu de cela, rien. Rien de rien. Le lourd silence des démocraties affaissées et affaiblies, ayant renoncé à être exigeantes avec elles-mêmes. Sauf à lire Mediapart ou à suivre les réseaux sociaux (voir sous l’onglet « Prolonger » la protestation de Fabrice Arfi, plébiscitée par les internautes), nos concitoyens ne sauront pas que le long feuilleton de l’affaire libyenne a connu un épisode judiciaire décisif qui donne crédit à notre enquête et conforte les faits de corruption qu’elle a mis au jour.
Il faut parfois se battre pour qu’une information qui dérange des intérêts et des pouvoirs fasse son chemin dans l’espace public. C’est dans cet esprit que, destinataire à mon domicile, par courrier recommandé des deux juges d’instruction, d’une « notification des conclusions d’expertise », j’ai choisi d’en rendre public in extenso le contenu (allégé des annexes).
C’est une information d’intérêt public sur un scandale d’État. La voici :








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