samedi 13 juillet 2013

On se sacrifie... pour nuire aux autres!

© POUR LA SCIENCE
- N° 304 FÉVRIER 2003


JEAN-PAUL DELAHAYE
En théorie des jeux et en économie, on suppose que chacun est rationnel. 
Or, souvent le goût du gain est moins fort que le souci d’égalité.
L’esprit humain est source d’étonnement : certains comportements observés sont difficilement explicables par la logique. Cette irrationalité apparente est un handicap en économie où les théoriciens supposent que les agents du marché défendent, sans faillir, leur intérêt individuel et qu’ils adoptent les comportements qui les servent au mieux. Or cet Homo economicus des théoriciens laisse souvent place, même à ses dépens, à un Homo egualis soucieux d’équité. Le Jeu de l’ultimatum, les expériences d’interactions négatives et les Concours de beauté montrent, chacun à leur façon, cette complication insoupçonnée des raisons humaines.
TOUT GARDER POUR SOI ?
Dans ce jeu de l’ultimatum, nous allons voir comment nos choix sont influencés par des désirs d’équité alors que la seule logique du gain devrait intervenir : ni la logique ni des motivations inconscientes innées ne guident nos décisions, mais une conception socialement constituée de ce
qui est équitable.
Les règles du jeu sont les suivantes : on vous confie une somme d’argent – disons 1 000 euros – et vous devez jouer avec une personne anonyme prise au hasard dans la rue au jeu de l’ultimatum. Vous êtes l’offreur, et vous devez proposer une partie (non nulle) de cette somme (un nombre entier d’euros, par exemple 50 euros) à l’autre personne que nous nommerons le répondeur. Le répondeur a le choix entre accepter ou refuser votre offre. S’il l’accepte, il emporte la somme proposée et vous gardez le reste : dans notre exemple, il emporte 50 euros et vous gardez 950 euros. S’il refuse, il n’a rien et vous n’avez rien non plus. Vous ne pouvez pas discuter avec le répondeur ; votre proposition est unique et définitive ; on vous prévient que vous resterez inconnu du répondeur comme il le sera de vous et qu’il n’y aura pas de seconde partie.
Le raisonnement logique est élémentaire : le répondeur, quelle que soit la somme que vous lui réservez doit accepter, car il a le choix entre cette somme ou rien. Il lui est inutile de chercher à vous intimider en refusant une première fois, car il n’y aura pas de seconde opportunité. Sa réputation et la vôtre n’entrent pas en ligne de compte non plus, puisque vous agissez tous deux de manière anonyme. Votre conclusion en découle :
vous devez lui proposer 1 euro et garder les 999 autres pour vous. Pourtant... êtes-vous certain que vous jouerez ainsi? Et si l’on inversait les rôles, accepterez-vous 1 euro seulement? Non, vous le sentez bien. La logique de la maximisation du gain, malgré l’anonymat et le fait que vous ne rejouerez pas, n’intervient pas seule dans les décisions prises par les joueurs d’une partie du jeu de l’ultimatum


COHÉRENCE DANS LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES
Depuis les premières études du jeu de l’ultimatum, en 1982, par Werner Güth, Rolf Schmittberger et Berndt Schwatze, de nombreux économistes et théoriciens des jeux ont mis en place des expérimentations en prenant leurs étudiants comme sujets. Le jeu est organisé avec du véritable argent que les étudiants emportent à l’issue des séances. Notons que l’on pourrait s’étonner que des Universités et des Centres de recherche financent de tels travaux et donnent donc l’argent qui se retrouve dans la poche des étudiants joueurs, mais est-ce vraiment plus absurde que de subventionner des chercheurs pour qu’ils achètent des tubes à essais, des ordinateurs ou des livres?
Les résultats obtenus lors de ces expériences sont très éloignés de ce que la logique suggère. Les propositions des offreurs valent en moyenne 44% de la somme à partager (soit 440 euros) et les cas où l’offre faite est de 50% de la somme à partager (500 euros à l’offreur et au répondeur) sont très fréquents. On est loin de 1 euro contre 999 euros.
Du côté des répondeurs, les offres inférieures à 20% de la somme à partager sont refusées dans à peu près la moitié des cas. Les expériences ont été menées avec des enjeux véritables dans plusieurs pays industrialisés et ont donné à peu près les mêmes résultats, ce qui nous incite à penser que les comportements observés d’offre et de réponse sont déterminés par des principes constats chez tous les humains.
Le fait que les répondeurs refusent certaines sommes est, sur le plan logique, impossible à justifier : ils perdent définitivement de l’argent. Lorsqu’on les interroge pour s’assurer qu’ils ont bien compris le jeu, les répondeurs persistent et signent. Ils justifient leur choix absurde du refus de l’offre en affirmant qu’ils poursuivent un autre objectif que de maximiser leurs gains : ils veulent généralement punir l’offreur de son égoïsme. Le comportement observé des joueurs offreurs, en revanche, s’explique assez simplement sur la base suivante. Sachant qu’en face de soi il y a des gens qui – même si c’est absurde –refuseront certaines offres et en admettant connue la répartition de leurs comportements (par exemple : 50% refusent les offres en dessous de 20%, 60% refusent les offres en dessous de 10%, etc.), on peut déterminer par le calcul le meilleur compromis possible entre les risques de refus et les offres inutilement élevées. Autrement dit, les offreurs, moyennant une hypothèse sur la répartition des comportements des répondeurs, peuvent en déduire un comportement optimal. Dans les expériences réalisées en pays industrialisés les offreurs se comportent à peu près conformément à cette logique... et considèrent que le répondeur n’est pas logique.
Tout se passe donc dans ce jeu comme si les répondeurs se sacrifiaient pour qu’une certaine norme morale conduise à un partage différent du partage rationnel 1 contre 999. Ce com- portement de sacrifice de la part des répondeurs pour que s’imposent des répartitions équilibrées serait instinctivement connu des joueurs offreurs qui, appliquant une logique de maximisation statistique de leurs profits conforme à l’idée de l’Homo economicus, ajusteraient leurs offres.
Les expériences constituent des preuves de notre propension morale au partage et du désir (même lorsque cela nouscoûte) de punir ceux qui ne s’y conforment pas. Nous ne sommes pas qu’un Homo economicus froidement rationnel, mais aussi un Homo egualis soucieux d’équité et prêts à jouer au gendarme à nos frais pour sauvegarder notre idée de l’équité.
GROUPES HUMAINS VARIÉS

Une question reste posée : cette propension morale a-t-elle une origine biologique (comme, par exemple, l’instinct maternel) ou sociale (résultant d’un apprentissage)? Un argument en faveur de l’hypothèse d’une origine sociale est fourni par une étude récente menée par un collectif d’anthropologues composé de J. Henrich, R. Boyd, S. Bowles, C. Camerer, E. Fehr, H. Gintis, et R. McElreath. Ces chercheurs ont fait jouer au jeu de l’ultimatum 15 petits groupes humains n’appartenant pas à nos sociétés industrielles (voir la figure ci-dessous).
Les résultats obtenus sont inattendus. Dans les sociétés peu industrialisées, la moyenne des offres varie de 26%, pour certains groupes peu enclins au partage, à 58% pour d’autres où règne la plus grande générosité. N’est-il pas étonnant que, chez les Lamelara d’Indonésie, les offreurs proposent en moyenne 58% de la somme à distribuer? Ils donnent plus aux répondeurs qu’à eux-mêmes ! La variation de la moyenne quand on passe d’un groupe à un autre indique que les comportements humains ne sont pas déterminés par des facteurs biologiques propres à notre espèce, mais que ce sont plutôt des facteurs culturels, sociaux ou économiques qui nous font opter pour des offres généreuses ou non.
Chez les Achuar d’Équateur, les Tsimané de Bolivie ou les Ache du Paraguay, aucune offre aussi basse soit-elle n’a jamais été refusée. Dans certains groupes, les offres basses conduisent à des refus, mais aussi les offres trop hautes : chez les Au et les Gnau de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les offres au dessus de 50% sont rejetées ! Les fortes variations de comportement d’un groupe à l’autre suggèrent que les préférences et les attentes sont modelées par des facteurs spécifiques aux groupes considérés, comme les normes sociales d’équité ou les institutions sociales. On a noté des corrélations entre les paramètres observés au jeu de l’ultimatum et le degré de coopéra tion interne entre individus dans les groupes testés, la force des liens sociaux, les habitudes de partages et d’échanges dans la vie quotidienne. L’écart à la rationalité absolue, variable d’un groupe humain à un autre, résulterait d’un apprentissage fixé par le type et la nature des interactions du groupe social. Que l’on ait découvert que la notion d’équité s’apprend par l’expérience et varie d’un groupe social à un autre n’est peut-être pas si étonnant, mais il est remarquable que ces protocoles expérimentaux le démontrent et quantifient les paramètres moraux des groupes. Comme l’a remarqué Herbert Gintis il y a plus en nous qu’un Homo economicus qui chercherait toujours à optimiser son profit. L’Homo egualis que nous abritons compare ce qu’il a avec ce que possède son voisin. Quand Homo egualis trouve les partages trop inégaux, il est prêt à payer de lui-mêmepour punir ceux qui ne se plient pas aux normes de son groupe
PAYER POUR FAIRE MAL
À côté des habitudes sociales honorables mises en évidence par les expériences du jeu de l’ultimatum, d’autres expériences récentes ont dévoilé des côtés sombres de l’âme humaine.
Ces expériences d’interactions négatives prouvent à l’aide, là encore, d’un protocole rigoureux, que les humains sont prêts à nuire à leurs voisins. Ils le feront si cela ne leur coûte rien, mais pire que cela, ils le feront même s’ils doivent payer !
Nous ressentons plus qu’un désir honorable d’équité, mais un sentiment s’apparentant plutôt à la jalousie et au plaisir éprouvé à détruire les biens d’autrui.
Cette série d’expériences a été menée par Daniel Zizzo, de l’Université d’Oxford, et Andrew Oswald, de l’Université de Warwick. Elle a consisté à réunir des groupes de quatre personnes (des étudiants le plus souvent) et, tout en préservant l’anonymat, à leur proposer un jeu se déroulant en trois phases.
Dans la première phase du jeu on distribue à chaque joueur une somme d’argent (deux d’entre eux recevant un peu plus que les deux autres). Chacun des quatre joueurs peut jouer avec cette somme à un jeu de chances : mise de X unités monétaires sur un numéro ayant une chance sur trois de sortir, avec à l’issue du tirage, un gain de 2 X en cas de succès, la perte de la mise en cas d’échec. Lors de la seconde phase, les organisateurs distribuent de l’argent supplémentaire et les joueurs qui avaient déjà été favorisés lors de la première phase le sont à nouveau. Au total les deux joueurs favorisés reçoivent à peu près deux fois plus que les deux autres. Chacun des joueurs est informé des gains et pertes des autres joueurs ainsi que des distributions inéqui- tables faites lors des phases 1 et 2 du jeu. Dans une troisième, phase une possibilité de destruction de l’argent des autres joueurs est offerte : chaque joueur, sans y être contraint ni même encouragé, peut, moyennant une somme plus ou moins élevée, annuler une part de l’argent des autres joueurs. Par exemple, moyennant un coût de un euro, un joueur peut annuler dix euros d’un autre joueur choisi par lui. Les sommes (si elles sont positives) qui restent à chacun après cette phase d’interaction négative sont alors données aux sujets qui quittent séparément le laboratoire pour éviter de se rencontrer.
La logique de l’intérêt personnel conduirait un joueur soucieux de ses gains à ne jamais intervenir sur les gains des autres (cela diminue la somme d’argent qu’il gardera) et donc à ne jamais utiliser les possibilités destructives offertes lors de la troisième phase du jeu : il n’y a aucun avantage personnel à appauvrir un autre joueur, et il est absurde – et méchant ! –
de dépenser son argent à cette fin. Pourtant, lors des expérimentations, 47,8% de l’argent qui aurait pu être donné a été annulé lors de la troisième phase des parties (ce qui a permis
une économie substantielle au laboratoire organisateur). La majorité des sujets (62,5%) s’est adonnée au jeu d’annulation de l’argent d’autres joueurs !
Le coût payé par les joueurs pour annuler l’argent des autres changeait d’une expérience à l’autre. Dans certaines expériences, en dépensant une unité monétaire les joueurs annulaient 50 unités monétaires d’un autre joueur, dans d’autres 20, dans d’autres 10 et enfin dans d’autres seulement 4. Les organisateurs étaient persuadés que dépenser une unité pour en annuler quatre serait jugé trop cher et qu’à ce prix, la méchanceté n’attirerait plus personne. À leur grande surprise, le pourcentage d’argent annulé n’a pas varié notablement avec le prix de l’annulation : tout se passe comme si les joueurs poursuivaient d’autres buts que de gagner de l’argent et qu’ils choisissaient d’agir sur les gains des autres quel qu’en soit le prix. Quand ils voient passer une
Rolls Royce, certaines personnes ambitieuses veulent gagner plus d’argent pour s’en acheter une, d’autres, envieuses, désirent ruiner le propriétaire de la Rolls
.
Les résultats ont montré que la méchanceté des autres etdonc la somme d’argent qu’ils enlèvent de vos gains, dépendent de votre richesse : plus vous avez accumulé d’argent dans les phases 1 et 2 du jeu, plus vous êtes victime des autres joueurs qui veulent diminuer vos gains, et corriger les inégalités créées par ces deux premières phases. Ces choix expriment une volonté égalitariste. L’analyse des résultats a été plus loin encore : plus vous êtes pauvre, plus vous êtes méchant et moins vous avez bénéficié des avantages attribués inégalement, plus vous êtes égalitariste. Le fait que l’argent était gagné par un jeu de hasard, ou par des attributions arbitraires et inégales, était pris en compte par les joueurs qui annulaient plutôt l’argent de ceux qui l’avaient injustement reçu, que de ceux qui avaient gagné par la chance au jeu de la phase 1 (sans doute cet argent était considéré comme plus légitime). Notons aussi que les joueurs favorisés par les distributions inéquitables adoptent moins souvent le comportement égalitariste, mais qu’ils choisissent quand même d’annuler de l’argent des autres joueurs. Leur but est une vengeance par anticipation : ils sentent qu’ils seront victimes des annulations provoquées par les joueurs moins avantagés et attaquent leurs gains pour les punir par avance.
Ainsi la jalousie, l’envie et le ressentiment sont les motivations peu honorables qui conduisent à des comportements que les joueurs payent de leur poche. Le sens de l’équité d’Homo egualis
dépend de la façon dont la chance et les distributions arbitraires l’ont favorisé. Selon que le sort vous sert ou vous dessert, une irrationalité différente vous anime !
Lorsque la morale ou le sens de l’équité écartent les joueurs de la logique pure, nous ne sommes peut-être pas surpris : nos émotions nous donnent une idée des processus mentaux en œuvre. Cependant il arrive que l’adoption de comportements illogiques puisse se produire dans des contextes où la morale et le ressentiment n’ont rien à voir. Le jeu du concours de beauté illustre une telle situation où l’on verra à quel point la rationalité réelle des agents économiques et sociaux est difficile à cerner.
DIFFICILE D’ ÊTRE MOYEN SANS ÊTRE NUL !
En 1936, le grand économiste J. Keynes a dénommé Concours de beauté un type de jeu proposé dans des revues illustrées de l’époque. Dans ce type de jeu, on demandait aux lecteurs de classer par ordre de préférence les cinq plus belles photos prises dans une liste proposée dans les pages de la revue. Les gagnants étaient les personnes dont le vote correspondait à la liste majoritaire obtenue en dépouillant les votes de tous les participants.
À un tel jeu, vous raisonnez différemment selon la profondeur de votre analyse. La méthode la plus naturelle, que nous nommerons niveau 1, vous conduit à choisir les photos que vous aimez. Conscient que ce n’est pas vraiment ce qui importe vous jouerez peut-être au niveau 2 en choisissant les photos dont vous pensez qu’elles ont le plus de chances d’être trouvées belles par les autres lecteurs. Au niveau 3, vous choisissez les photos doit vous croyez qu’elles seront choisies par un joueur réfléchissant au niveau 2. Etc.
L’Homo economicus, en l’absence de sentiment d’équité et devolonté de revanche est supposé parfaitement rationnel et donc son raisonnement doit avoir une profondeur sans limite. Qu’en est-il dans la réalité ?
Une variante du jeu permet de mener des expériences sur cette question. Voici cette variante qui, à cause de son origine, est aussi dénommée Concours de beauté
.
On réunit des gens (des étudiants par exemple !) et on leur fixe les règles suivantes :
– Chaque joueur doit proposer un nombre entier entre 0 et 100,
– Le gagnant sera celui qui aura proposé le nombre le plus proche de la moitié de la moyenne des nombres proposés par l’ensemble des joueurs (on peut remplacer «la moitié» par une fraction égale aux «deux tiers», ou à 0,7, ou à 0,9...).
Ce jeu permet d’étudier la profondeur des raisonnements des joueurs ainsi que l’idée qu’ils se font de la profondeur du raisonnement des autres joueurs. Il semble sujet à une sorte de paradoxe, car le raisonnement suivant, irréprochablement logique, conduit à choisir 0  

 

logique et calcul
– La moyenne des propositions des joueurs ne peut dépasser 100, donc la moitié de la moyenne sera inférieure à 50, donc personne ne proposera un nombre supérieur à 50.
– Chacun, sachant qu’il est absurde de proposer plus que 50, en déduira que la moyenne des propositions sera inférieure à 50, et donc, que la moitié de la moyenne des propositions sera inférieure à 25. Personne ne proposera de valeur dépassant 25.
– Chacun, sachant qu’il est absurde de proposer plus que 25, en déduira...
– Au bout du compte, la seule valeur raisonnable est 0, qui va être la valeur proposée par tout le monde. C’est imparable, la logique voudrait que tout le monde joue 0, auquel cas tout le monde gagnerait. Pourtant cela ne se passe pas ainsi. En effet, contrairement à un Homo economicus impeccable logicien, les agents humains ne sont qu’imparfaitement rationnels.
Le raisonnement proposé suppose que ce pouvoir de raisonnement est partagé instantanément par tous. Or ce raisonnement est ignoré par la grande majorité des joueurs. Du coup, nombre de joueurs ne proposent pas la réponse zéro, ce qui a pour conséquence que la moyenne obtenue n’est pas zéro et donc que ceux qui, en étant parfaitement rationnels, proposent zéro ont tort... ce qui prouve qu’ils ne sont pas parfaitement rationnels !
Les expériences faites par R. Nagel montrent que, lors de parties successives du concours de beauté avec une vingtaine de joueurs, à la première partie la moyenne des propositions est d’environ 30. À la seconde partie, la moyenne proposée est d’environ 18, puis à la troisième partie de 10. Ensuite la moyenne continue de baisser jusqu’à atteindre 0. Tout se passe comme si les joueurs partant d’un niveau de raisonnement faible (entre 1 et 2) découvraient progressivement le raisonnement infini indiqué au-dessus, et finissaient par en accepter la conclusion.
Dans cette expérience, le paramètre p est égal à 1/2 (on demande de prédire la moitié de la moyenne des nombres proposés). Lorsque le paramètre p (compris entre 0 et 1) est différent de 1/2, la rapidité de la convergence vers zéro est d’autant plus faible que p est élevé, ce qui montre que les joueurs déterminent leurs choix en ajustant leur proposition aux moyennes constatées dans les parties jouées, plutôt qu’en raisonnant. D’autres expériences faites par T. Ho, C. Camerer et K. Weigelt ont fait apparaître que l’apprentissage se fait plus rapidement lorsque le groupe est important. Avec un groupe de trois joueurs par exemple et un paramètre p égal à 0,9, au bout de dix parties la moyenne des propositions n’en est arrivée qu’à 40 alors qu’avec un groupe de sept joueurs, elle est déjà de 20. On note aussi qu’un groupe de joueurs ayant déjà joué lors d’expériences précédentes converge plus rapidement qu’un groupe de novices, ce qui signifie qu’une certaine assimilation se produit dans l’esprit de ceux qui sont confrontés à de tels jeux.
HOMO COMPLEXICUS
La réalité montre que le sujet à modéliser par l’économiste n’est pas – comme l’usage l’a longtemps supposé – un parfait logicien conscient de son intérêt et ajustant au mieux ses actes selon les canons du raisonnement mathématique, mais qu’il est au contraire limité (la profondeur de son raisonnement est faible) et qu’il est soumis aux impératifs de l’équité, de l’envie et de la jalousie. Disposant maintenant d’une meilleure compréhension de
l ’Homo economicus devenu Homo complexicus ne doutons pas que la théorie économique va progresser... à moins que de nouvelles découvertes nous démontrent que la raison humaine et le comportement réel des sujets en situation sont encore plus difficiles à saisir que ce que les récentes observations ont constaté.

Jean-Paul DELAHAYE est professeur d’informatique à l’Université de Lille. Cet article est un anniversaire : c’est le centième écrit dans Pour la Science par Jean-Paul D ELAHAYE . La rédaction de Pour la Science et ses nombreux lecteurs souhaitent à Jean-Paul D ELAHAYE une très bonne continuation. delahaye@lifl.fr R. N AGEL
.
A Survey on Experimental "Beauty-Contest Games", Bounded Rationality and Learning, in Games and Human Behavior, Essays in Honor of Amnon Rapoport. Publisher : Laurence Erlbaum Ass. New Jersey, 1998. H. G INTIS
,

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.