dimanche 26 juillet 2015

L'amitié à travers les âges

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Anne Vincent-Buffault

   (Profil auteur)
Mis à jour le 27/09/2013
Philia chez les Grecs, compagnonnage des chevaliers médiévaux, amitiés intellectuelles… ou plus intimes de la modernité : 
toutes les époques et toutes les cultures attestent 
de la puissance du lien d’amitié.
Les amitiés légendaires peuplent nos imaginations : Achille et Patrocle, David et Jonathan, Montaigne et Étienne de La Boétie. L’amitié antique et médiévale se célèbre à la vie à la mort. Ce qui frappe dans l’histoire de l’Occident est l’hégémonie masculine des grandes histoires d’amitié relayée par la pensée philosophique. Dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, l’amitié entre hommes, au cœur de la cité comme du lien féodal, est un sentiment plus important que l’amour jusqu’à l’invention de celui que l’on dit « courtois ». Censée être librement consentie, elle fait souvent l’objet d’un pacte, d’une déclaration. L’affectif rejoint l’effectif : les preuves d’amitié ne manquent pas, des services rendus aux risques pris au combat

Reprenons l’Iliade et la Bible, La Chanson de Rolandet les Essais de Montaigne où les amitiés prennent vie et passionnent la vie. Achille se met à pleurer la mort de son ami Patrocle dans des hurlements terrifiants avec son énergie douloureuse de héros déchirant ses vêtements et s’arrachant les cheveux. Jonathan déclare son amitié dans un style fleuri et David parle d’un « amour merveilleux, supérieur à celui que l’on peut porter à une femme ». Les chevaliers du Moyen Âge s’embrassent à pleine bouche avant de partir au combat où ils prennent des risques considérables pour sauver l’ami en position difficile. Les Essais de Montaigne sont littéralement hantés par le spectre de La Boétie, l’ami parfait qui est aussi un combattant aventureux de la liberté de penser (encadré ci-dessous).


De la philia à 
la philanthropie


Grande est la pudeur d’Homère sur les liens entre Achille et Patrocle. Depuis Platon, une vieille controverse non encore réglée porte sur le fait de savoir si l’érotisme a sa part dans leurs rapports. Rien dans l’Iliade ne permet de trancher sur la nature de cet amour, Éros d’amitié ou Éros sexuel. Leurs liens sont serrés et intenses sous la tente comme au cœur de la bataille. La question de la différence entre amour et amitié semble anachronique. Faut-il toujours mettre un nom sur les énigmes ? Sous le soleil noir de la mort des jeunes héros, la beauté d’Achille et de Patrocle irradie et leur amitié aura été cette ombre douce qui les protégea un temps. Le deuil d’Achille est violent, l’ami est si inconsolable que c’est au-devant de la mort qu’il va.

Pour les Grecs, l’amitié est plus étendue et plus multiforme que l’amour : ce pouvait être une amitié intellectuelle ou une amitié érotique, ils ne concevaient pas l’amitié sans épithète. L’amitié se vit dans la proximité et ne se vit pas à distance : il paraît impossible de vivre sans ami même si l’on ne peut pas avoir trop d’amis. C’est la condition du bonheur humain : il permet d’échapper à la solitude et de trouver du réconfort. Le plaisir d’exister est multiplié par son partage. L’amitié selon Aristote réclame du temps pour s’épanouir et une vie partagée : il faut que les amis aient pu consommer ensemble plusieurs boisseaux de sel (c’est-à-dire une mesure de sel qui correspond à plusieurs mois de consommation).

Plus encore pour Aristote, la philia est cette réserve de chaleur humaine, de lien affectif qui surpasse la simple et froide justice et crée le ciment de la cité. L’élan de la philia donne naissance aux banquets, aux fêtes, au plaisir d’être ensemble comme au courage devant les épreuves à surmonter. Le caractère exubérant et expansif de l’amitié, sa surabondance augmente la joie de se sentir vivant. Comme l’analysait l’historien Jean-Pierre Vernant, il existe en grec une sentence, un dicton qui exprime un consensus : « Entre amis, tout est commun. » Pour que la cité puisse exister, il faut que ses membres soient unis par la philia, qui les rend semblables et égaux. Mais cette communauté des égaux implique toujours une compétition pour le mérite et pour la gloire : pas de philia sans rivalité. Le point de vue aristocratique est toujours présent dans la démocratie. 

Cela requiert l’alliance de deux vertus chez le combattant, le courage viril et la capacité de se mettre sous la protection de l’amitié. L’« aidos » est cette timidité respectueuse qui permet de prendre l’initiative d’une relation d’amitié en reconnaissant à l’autre sa part d’honneur. En cela, Achille n’est pas le parangon de l’amitié de la cité grecque. Apollon, comme Patrocle, reproche à Achille son absence de pitié et d’aidos malgré les compensations proposées lors du différent sur le partage du butin avec Agamemnon. L’aidos permet l’apaisement des querelles, et la sortie du cycle de la vendetta, ce qui est pour d’autres peuples aussi la fonction sociale de l’amitié. C’est le renoncement à la violence et à l’agressivité, la propension à ne plus se poser en rival et à permettre la réconciliation. Le passage du modèle héroïque à la cité doit permettre de conjuguer le goût pour la gloire et la capacité de s’adapter à la morale civique. C’est pourquoi la démesure du héros n’est plus de mise. À l’intérieur de la cité, les hommes sont naturellement amis, même s’ils s’opposent : la philanthropie est cette bienveillance naturelle entre les hommes. Ils peuvent se disputer, se faire les pires coups, ils n’en restent pas moins solidaires.


Le baiser des chevaliers


Le monde chevaleresque du XIIe siècle fait cohabiter seniores et juvenes. Ces derniers, avant de recevoir un fief et de se marier, parcourent en bandes le monde en quête de renommée et de fortunes qu’ils acquièrent à l’occasion des tournois. De même milieu et de même âge, ces jeunes chevaliers sont des amis qui s’« entraiment comme des frères » ; ils forment une fraternité où l’affection et la fidélité occupent une place de choix, d’autant que certains d’entre eux sont « amis charnels », c’est-à-dire parents. Du coup, et par extension, le mot « amitié » sert souvent à désigner sous la plume des hommes du Moyen Âge toute une série d’autres relations ayant un fondement plus ou moins juridique. Mais entre les hommes, des sentiments profonds se tissent, qu’il s’agisse d’individus de la même classe d’âge ou de jeunes initiés par un « parrain ». Leurs liens vont du simple compagnonnage à l’amitié, souvent confondue avec l’amour. Des gestes sans équivoque soudent cette amitié : on boit dans la même coupe et on partage la même couche, jusqu’à la mort puisque le vœu le plus cher des amis est d’être enterrés côte à côte. Un chevalier du XVe siècle, Jean de Bueil, associe ainsi la guerre aux joies de l’amitié : « C’est une joyeuse chose que la guerre. On s’entraime tant à la guerre (…). Une douce joie s’empare du cœur à l’idée que l’on se soutient si fidèlement l’un l’autre ; et quand l’on voit l’ami exposer si courageusement son corps au danger afin de respecter et de tenir le commandement de Dieu, on prend la décision d’aller vers lui, de mourir ou de vivre avec lui et de ne jamais le quitter pour une amourette. On en conçoit un tel ravissement que quelqu’un qui n’en a pas fait l’expérience n’est pas homme à dire combien c’est beau. Croyez-vous que quelqu’un qui fait cela puisse redouter la mort ? C’est impossible ! »
Ces gestes comme le baiser d’amitié, le serment d’aide scellaient l’alliance fondée sur la foi jurée : c’est un rituel de paix à valeur spirituelle qui porte une forte charge émotionnelle.


La montée de l’amitié intime


Montaigne est sans doute l’un des premiers à décrire finement une amitié dans toute son intimité. Le lien intime se distingue de la relation sociale, et doit être absolument désintéressé. Les rites, les signes d’affection en public, les cérémonies d’engagement qui caractérisent les amitiés dans l’Antiquité, à l’époque médiévale et dans les autres civilisations tendent à perdre de l’importance. Mais elles donnent lieu à des correspondances vibrantes et piquantes où les femmes jouent leur partie car elles se révèlent très habiles à mélanger les doux sentiments d’amitié, les vagabondages d’humeur et les bons mots. Ces relations redoublent d’intensité émotionnelle, de déclarations, de démonstrations affectives, les demandes d’amour qui imprègnent les correspondances. Les âmes sensibles sont électrisées par l’amitié. L’amitié, selon Montesquieu, est « un engagement qui n’a besoin d’être confirmé par des paroles, des serments, ni des témoignages extérieurs ». De nouvelles exigences d’intimité, des surenchères de délicatesse, des plongées dans les confidences et les aveux de faiblesse, impliquent que chacun risque une part de lui-même sans que de véritables règles aient été instituées. Dans le courant du XVIIIe siècle, l’expression de l’amour sentimental et de l’amitié fervente tend à se rapprocher. Un nouveau langage de l’intimité s’affirme. Les frontières entre amour et amitié sont incertaines et agrémentent les correspondances des charmes de l’ambiguïté. Le bon mariage est d’ailleurs fondé sur l’amitié tendre plus que sur la passion. Le succès de ce lien affectif repose sur l’émergence d’un espace privé, la relative liberté des engagements affectifs hors des obligations familiales et statutaires. Elle se fonde sur ce qui est personnel : il s’agit d’apprécier la singularité d’autrui. 

Au XIXe siècle et par la suite, l’amitié joue les seconds rôles. Chacun la dit essentielle : en fait, elle vient « en plus » car l’amour a gagné la partie et se mêle de présider au mariage qui demeure garant des patrimoines. Son exercice volontaire rend son existence plus incertaine, plus soumise aux aléas de l’existence.

L’amitié peut-être plus que l’amour devient un lieu d’invention, de création expressive. Les relations amicales s’affirment là où les modèles de vie jouent, comme se dit d’une pièce mal ajustée qu’elle a du jeu : asocialité relative, clandestinité tolérée, entre-deux tandis que la conjugalité, la famille, le travail tiennent le devant de la scène. 

C’est d’ailleurs sans doute l’une des raisons pour laquelle les amitiés de jeunesse dans l’âge de la construction de soi et d’une disponibilité pleine de possibles ont été valorisées comme l’âge de l’ouverture aux autres avant les responsabilités du monde adulte. Vert paradis des amitiés enfantines : George Sand raconte avec émotion les amitiés du couvent des Anglaises où elle et ses jeunes amies s’échangeaient des lettres cryptées et s’amusaient dans les caves et les souterrains. La lecture des correspondances du premier XIXe siècle offre, de ce point de vue, d’amusantes formulations sentimentales et passionnées, des déclarations d’amour, des désirs d’enlacement très nombreux sans que personne y voie malice. Il faut attendre le procès d’Oscar Wilde pour que l’homosexualité plane sur les affinités adolescentes.

Au fil du XIXe siècle, quand la séparation des sexes prime, la fraternité virile, hantée par la nostalgie de l’épreuve guerrière, s’affirme d’autant plus au contact d’une compétition sociale devenue aiguë. La sociabilité unisexe et le cantonnement des femmes dans l’espace domestique renforcent les disparités. L’amitié masculine devient pudique sur les sentiments. L’ascétisme laïc développe une véritable phobie du contact entre hommes, tandis que l’amitié des sociabilités masculines associe un discours antisentimental et grivois. 

Les amitiés féminines ont évolué différemment : dans le domaine des femmes, place est faite à la sensualité, au contact comme à la confidence, dans le prolongement d’une relation de mère à fille. Une manière de vivre l’intime s’y développe où les rêves de transparence, d’effusion voire de fusion des âmes, où le corps n’est pas en reste, sont favorisés. Ces différences tendent aujourd’hui à se réduire. De nos jours, la fragilisation de la famille et du mariage tend à réhabiliter l’amitié de l’âge adulte comme recours et repère dans des trajectoires moins linéaires.

L’amitié contemporaine s’accorde avec les valeurs de l’individualisme : libre choix, égalité, absence d’obligation, expression de soi, authenticité dans les relations intimes qui délivre des liens familiaux parfois étouffants. L’amitié s’épanouit dans un monde fluide de réseaux horizontaux, ce qui rend ce lien labile et fragile. Mais les relations amicales révèlent aussi la soif de solidarité et de coopération, l’expérience de nouvelles formes de vie. « La société des amis est toujours une société idéale », écrivait l’auteur Jean Guéhenno qui ajoutait : « Un ami ouvre en nous les chambres fermées. » Ce qui relève de la découverte de l’intimité peut être aussi laboratoire d’expérimentation sociale.

Montaigne et La Boétie : petite histoire d'une grande amitié

Étienne de La Boétie (1530-1563) est conseiller au Parlement de Bordeaux comme Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592). Leurs réputations fameuses ont précédé leur rencontre. Montaigne a été particulièrement impressionné par Le Discours de la servitude volontaire autrement appelé Le Contr’un de La Boétie. Écrit par un tout jeune homme de 16 ans, ce traité est une défense incandescente de la liberté contre la tyrannie. Il place l’amitié au cœur de l’idéal politique. Le tyran ne peut avoir d’ami. En revanche les amis sont le ferment de la liberté. 

Montaigne rencontre pour la première fois La Boétie dans une grande fête et ils se distinguent immédiatement l’un et l’autre sans le détour des précautions et des longues conversations. Ils sont tous deux des hommes accomplis et La Boétie est de quelques années plus âgé. Ils partagent la même vision des problèmes de leur temps hors de tout dogmatisme ce qui, dans l’époque troublée par les conflits religieux et les guerres civiles, n’était pas sans danger. Leur amitié rend la vie tenable dans la tourmente. L’évocation du corps y est peu présente (Montaigne ne fait qu’évoquer la laideur et la vigueur physique de La Boétie, signe de son courage). 

Le coup de foudre est avant tout celui de deux esprits. « (…) Il vivait, il jouissait, il voyait pour moi et moi pour lui, autant pleinement que s’il eût été », écrit Montaigne dans lesEssais. Durant cette amitié de six ans, peu de temps ensemble, peu de lettres… 

Pourtant, lorsque Montaigne se retire sur ses terres pour se consacrer aux Essais, cela fait près de huit ans que son ami est mort et qu’il vit dans « une nuit obscure et ennuyeuse » comparée aux années de sa douce compagnie. Dans la lettre qu’il écrit à son père sur l’agonie de La Boétie, il raconte la scène poignante où celui-ci a demandé :« Mon frère, mon frère, me refuseras-tu une place ? » Montaigne est hanté par sa promesse et dresse un tombeau à La Boétie pour célébrer sa valeur et leur rencontre d’exception. 


« Nous nous embrassions par nos noms »

Ce que nous dit Montaigne de cette amitié avec cette « ombre posthume » ouvre une nouvelle expression à cette relation sans pareille, dans un attachement de deux âmes, de deux volontés. C’est un grand miracle de se doubler, nous dit Montaigne. Au point qu’il n’est plus de secret avec son double. Ayant perdu son miroir, plein de mélancolie, Montaigne tente de retrouver l’écho de la voix de La Boétie en écrivant les Essais. L’expression de l’amitié intense s’y déploie. « Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sait quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. » Il demeure quelque chose de profondément inexplicable et de mystérieux dans cette amitié si parfaite.Aux discours sur l’amitié, que Montaigne trouve trop relâché et sans vigueur, il oppose l’invention de son témoignage qui nous touche, nous bouleverse encore aujourd’hui.
Anne Vincent-Buffault

Anne Vincent-Buffault

Historienne spécialiste de l’histoire des sensibilités, auteure de Une histoire de l’amitié, Bayard, 2010

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