samedi 14 août 2010

Le mécanisme victimaire

Si deux individus désirent la même chose il y en aura bientôt un troisième, un quatrième. Le processus fait facilement boule de neige. L’objet est vite oublié, les rivalités mimétiques se propagent, et le conflit mimétique se transforme en antagonisme généralisé : le chaos, l'indifférenciation, « la guerre de tous contre tous » de Hobbes, ce que Girard appelle la crise mimétique. Comment cette crise peut-elle se résoudre, comment la paix peut-elle revenir ?

Pour Girard, cette énigme ne fait qu’un avec le problème de l’apparition du sacré. C’est précisément au paroxysme de la crise de tous contre tous que peut intervenir un mécanisme salvateur : le tous contre tousviolent peut se transformer en un tous contre un. S'il ne se déclenche pas, c'est la destruction du groupe. Pourquoi mécanisme ? C'est qu'il ne dépend de personne mais découle du mimétisme lui-même. Plus les rivalités mimétiques s'exaspèrent, plus les rivaux tendent à oublier les objets qui en furent l'origine, plus ils sont fascinés les uns par les autres. À ce stade de fascination haineuse la sélection d’antagonistes va se faire de plus en plus contingente, instable, rapidement changeante, et il se pourra alors qu'un individu, parce qu'un de ses caractères le favorise, focalise alors sur lui l'appétit de violence. Que cette polarisation s'amorce, et par un effet boule de neige mimétique elle s'emballe : la communauté tout entière (unanime !) se trouve alors rassemblée contre un individu unique.

Ainsi la violence à son paroxysme aura alors tendance à se focaliser sur une victime arbitraire et l’unanimité se faire contre elle. L’élimination de la victime fait tomber brutalement l’appétit de violence dont chacun était possédé l’instant d’avant et laisse le groupe subitement apaisé et hébété. La victime gît devant le groupe, apparaissant tout à la fois comme la responsable de la crise et l'auteur de ce miracle de la paix retrouvée. Elle devient sacrée c'est-à-dire porteuse du pouvoir prodigieux de déchaîner la crise comme de ramener la paix. C’est la genèse du religieux archaïque que René Girard vient de découvrir : du sacrifice rituel comme répétition de l’événement originaire, du mythe comme récit de cet évènement, des interdits qui sont l’interdiction d’accès à tous les objets à l’origine des rivalités qui ont dégénéré dans cette crise absolument traumatisante. Cette élaboration religieuse se fait progressivement au long de la répétition des crises mimétiques dont la résolution n’apporte la paix que de façon temporaire. L’élaboration des rites et des interdits constitue une sorte de savoir empirique sur la violence.

Si les explorateurs et ethnologues n’ont pu être les témoins de semblables faits qui remontent à la nuit des temps, les preuves indirectes abondent, comme l’universalité du sacrifice rituel dans toutes les communautés humaines et les innombrables mythes qui ont été recueillis chez les peuples les plus divers. Si la théorie est vraie, alors on trouvera dans le mythe des caractères récurrents : on y verra une victime-dieu, qui est coupable, qui porte des traits préférentiels de sélection victimaire (par exemple une infirmité), qui est à l’origine de l’engendrement de l’ordre qui régit le groupe. Et René Girard trouve ces éléments dans les nombreux mythes, à commencer par celui d’Œdipe, qu’il analyse dans ce livre et dans des livres postérieurs.

La « bonne nouvelle » évangélique affirme clairement l’innocence de la victime, devenant ainsi, en s’attaquant à la méconnaissance, le germe de la destruction de l’ordre sacrificiel sur lequel repose l’équilibre des sociétés. Déjà l’Ancien Testament montre ce retournement des récits mythiques dans le sens de l’innocence des victimes (Abel, Joseph, Job, Suzanne...) et les Hébreux ont pris conscience de la singularité de leur tradition religieuse. Avec les Evangiles, c’est en toute clarté que sont dévoilées ces « choses cachées depuis la fondation du monde » (Mathieu 13, 35), la fondation de l’ordre du monde sur le meurtre, décrit dans toute sa laideur repoussante dans le récit de la Passion.

Le recul de l’ordre sacrificiel signifie-t-il moins de violence ? Pas du tout, il prive les sociétés modernes d’une grande partie de la capacité qu’a la violence sacrificielle à installer un ordre au moins temporaire. L’« innocence » des temps de la méconnaissance n’est plus. D’autre part, le christianisme, à la suite du judaïsme, a désacralisé le monde rendant possible un rapport utilitaire à la nature. Davantage menacé par la résurgence de crises mimétiques à grande échelle, le monde contemporain est en même temps plus vite rattrapé par sa culpabilité et d’autre part a développé une telle puissance technique de destruction qu’il est condamné à la fois à de plus en plus de responsabilité et de moins en moins d’innocence.
C’est ainsi par exemple que la valorisation des victimes, en même temps qu’elle manifeste le progrès de la conscience morale prend la forme d’une compétition victimaire faisant peser la menace d’une escalade de violence.

Extrait de http://fr.wikipedia.org/wiki/René_Girard

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