samedi 9 février 2013

Et si les neurosciences pouvaient aider le changement ?



En aidant à comprendre le fonctionnement du cerveau, les neurosciences donnent des clés pour comprendre, anticiper et lutter contre la résistance au changement dans les organisations. La discipline peine pourtant à se faire une place dans les entreprises en France.



© © 2009 SanFranAnnie, Flickr

Cet été, je déjeune en terrasse avec une amie, l’une des gourous 2.0 d’une multinationale française, et nous parlons conduite du changement (oui, oui, même en terrasse l’été). La question qui nous préoccupe est de savoir comment aborder les freins et les résistances au changement à un niveau d’ensemble et de manière efficace. Au niveau individuel, il est possible assez simplement de cibler et d’apporter à chaque personne l’aide spécifique qu’il lui faut. Si l’on prend comme exemple la transformation de l’entreprise vers plus de collaboratif et d’intelligence collective, le besoin varie d’une personne à l’autre, allant de la simple information – pour quelqu’un déjà bien impliqué dans les réseaux sociaux – à une formation poussée sur les outils accompagnée d'un dialogue constructif sur le bénéfice attendu par l’entreprise ainsi que par les équipes et les individus, en passant par les écueils et les meilleures pratiques.
Mais lors d’un changement stratégique important, aucune entreprise ne peut se permettre d’approcher individuellement tous les employés concernés, sans parler des clients, partenaires et autres intéressés. Un programme standard a peu de chances de couvrir l'ensemble des besoins individuels sans devenir une usine à gaz. Pour contourner le problème, l'idée serait peut-être d’aborder non pas le contenu du changement, mais la capacité des personnes à l’appréhender et à le digérer. Les neurosciences apportent quelques réponses intéressantes sur le sujet.
Comme je vais intervenir lors de la session « Changement organisationnel et neurosciences » au Neuroleadership Summit à New-York en octobre, j’ai demandé à mon amie pourquoi, à son avis, en France de nombreux responsables en entreprise sont perplexes par rapport aux neurosciences, alors qu’outre-Atlantique l’intérêt va croissant. Sa réponse est quasi instantanée : on peut voir dans les neurosciences un outil de manipulation, dont personne ne sait vraiment comment ça marche.
Du coup, j’aimerai profiter de ce billet pour revenir sur quelques idées reçues.

Les neurosciences : des binocles plutôt qu’une baguette magique


Les neurosciences consistent à étudier le fonctionnement du cerveau à l’aide de toute la technologie d’imagerie médicale disponible. C’est une discipline scientifique qui se met au service d’autres domaines telles que les sciences cognitives (psychologie, intelligence artificielle, philosophie, linguistique, sociologie, anthropologie) et, assez timidement pour l’instant, de domaines plus pratiques comme la politique, l’économie, le marketing. Tous s’en servent pour valider leurs modèles ou explorer de nouvelles voies de connaissances.
Parler de neurosciences en entreprise signifie donc que les pratiques traditionnelles sont renforcées par l’étude du cerveau. Les découvertes des neurosciences seules, utilisées au petit bonheur la chance, ne sont qu’un vocabulaire sans grammaire : pas vraiment exploitables compte tenu de la complexité de notre environnement. Savoir, par exemple, que les hormones générées par le stress réduisent la mémoire à court terme, ou que l’un des sièges des automatismes est le territoire cérébral limbique n’est pas utilisable directement.
L’objectif des neurosciences est bien l’observation et non l’intervention et la modification des comportements – ce sont les disciplines habituelles qui s’en chargent. Ainsi le neuromarketing n'a pas pour ambition de stimuler les neurones des acheteurs pour qu'ils prennent des décisions malgré eux, mais de comprendre plus finement comment ils font leur choix, puis de passer le relais au marketing classique. Parmi les autres disciplines pratiques émergentes, la neuroéconomie vise, quant à elle, à comprendre pourquoi, en matière de stratégie, et ce malgré les connaissances phénoménales validées disponibles, de mauvaises décisions sont encore prises et conduisent à des crises multiples.

Les différents « étages » du cerveau face au changement


Les neurosciences ont permis de valider et de compléter les théories sur la structure du cerveau, dont celles du neurobiologiste Henri Laborit. Nous savons maintenant que les territoires cérébraux reptiliens, les plus anciens dans l’évolution humaine, sont le siège des états instinctifs liés à la vie et la survie, à savoir l’action calme, la fuite, la lutte ou l’inhibition (comme quand un animal fait semblant d’être mort pour échapper à son prédateur, un réflexe totalement instinctif). Le territoire suivant, appelé paléolimbique et datant probablement de l’apparition des mammifères, gère les rapports dans le groupe. Le néolimbique, que les grands singes partagent avec nous, est le siège principal de la conscience, des valeurs morales, du tempérament et de la personnalité. Tous ces territoires fonctionnent en mode automatique plus ou moins conscient. Le dernier territoire dans l’histoire de l’évolution est le néocortex préfrontal, qui évalue en permanence son environnement et ses moyens d’actions, élabore de nouvelles stratégies et est le siège de la créativité.
Pour nombre d’entre nous, le changement est exceptionnel et le néocortex préfrontal est rarement aux commandes ; il semble que notre évolution n’est pas encore terminée de ce point de vue là. Or les automatismes des autres territoires sont surtout efficaces dans des situations connues et simples. Si, lors d’une situation nouvelle ou particulièrement complexe, nous répondons avec les automatismes, la réponse risque fort d'être inadaptée. Ce qui génèrera du stress, qui n’est autre que la version humaine des états instinctifs de survie gérés par le territoire reptilien : anxiété, agressivité, découragement, etc.
Il y a deux idées à tirer de tout ceci pour les personnes qui expérimentent un changement en entreprise : d’une part, minimiser son impact en le construisant pour qu’il génère le moins de stress possible ; d’autre part, augmenter la capacité des personnes à y faire face, à savoir leur apprendre à solliciter leur néocortex préfrontal si nécessaire. Cela s’apprend, comme un sport, par la théorie, la pratique et l’entraînement.

Neurosciences et changement organisationnel

IME :
IME :
Cécile Demailly avec le Dr Riadh Lebib, chercheur à l’IME
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Pour revenir à notre discussion de terrasse et à la question : comment accompagner le changement à un niveau d’ensemble, voici quelques interventions que je pratique en entreprise en m'inspirant du modèle neurocognitif et comportemental de l’IME (Institut de médecine environnementale)(1) :
- Comprendre et anticiper la résistance au changement : lorsqu’on sait qu’on ne peut pas changer de comportement sans désapprendre l’ancien, et que désapprendre est beaucoup plus difficile qu’apprendre(2), on se rend compte de la difficulté à changer les usages. L’idée est donc de mettre en regard le changement demandé, la culture d’entreprise et ses usages. Un passage au collaboratif devrait ainsi mieux fonctionner dans une entreprise qui valorise déjà les dispositions collectives, comme l’esprit d’équipe, le leadership, l’émulation, les attitudes soucieuses de l’impact sur la société et l’environnement. Et moins bien dans les cultures qui n’ont pas ces traits et sont plus individualisantes, comme celles basées essentiellement sur l’observation, la réflexion, l’innovation, la vente, la gestion, la sécurité.
- Savoir si l’entreprise est prête au changement : avoir l’habitude du changement organisationnel est un atout, bien sûr, mais n’est pas suffisant. De nombreuses études menées sur le stress montrent qu’il est inhérent (à la fois cause et effet(3)) à une diminution de l’adaptabilité. Savoir quel est le niveau de stress dans l’entreprise est donc utile pour préparer un changement. Une comparaison par rapport aux études nationales sur le sujet(4) donnera une première indication. On peut, de plus, isoler ce que l’on appelle les stresseurs organisationnels comme la mauvaise répartition des pouvoirs et des responsabilités, ou encore des zones opaques dans la circulation de l’information rendant difficile l’identification et la résolution des problèmes. Ça aidera à prévoir des mesures préparatoires, ou même à planifier le changement en ciblant directement ces stresseurs.
- Faciliter le changement : ici, il va s’agir de développer les facultés adaptatives des personnes qui vont être touchées par le changement. En s’appuyant à la fois sur la théorie et la pratique, on renforce et aiguise des aptitudes bien spécifiques qui constituent l’adaptabilité, comme, par exemple, la curiosité, l’acceptation et la prise de recul, la réflexion, l’opinion personnelle.
Une des missions de l’IME a été d’accompagner la formation des élèves pilotes de l’armée de l’air. Ces derniers ont été entraînés à diminuer leur sensibilité au stress par des exercices favorisant la mise en route du néocortex préfrontal. Les résultats ont été une diminution de leur anxiété et de leur rythme cardiaque, ainsi que de meilleures décisions prises en simulateur de vol, diminuant de moitié leurs erreurs et multipliant par six en moyenne leurs stratégies innovantes(5).
Ce type d’exercices peut compléter un programme d’accompagnement au changement traditionnel composé essentiellement de communication et de formation. Soit en l’intégrant aux formations opérationnelles, soit en en faisant un module à part. Le bénéfice pour les participants est une capacité augmentée à faire face aux situations complexes et nouvelles(4) et ceci pour le changement en cours, mais aussi pour le travail de tous les jours.

(1) Institut de médecine environnementale et son partenaire, Institute of Neurocognitivism
(2) Rapporté dans de nombreux articles de recherche, par exemple « The Brain Falters When Rules Change » sur MedicalNewToday.com
(3) Lire par exemple l’article de la Tribune : Le bon stress n’existe pas
(4) http://www.estime-stress.com
(5) Fornette, M.-P., Bardel, M.-H., Lefrançois, C., Fradin, J., El Massioui, F. & Amalberti, R. (in press). « Cognitive Adaptation Training for Improving Performance and Stress Management of Airforce Pilots ». (International Journal of Aviation Psychology).

Cécile Demailly

Consultante en stratégie organisationnelle, Cécile Demailly a passé plus de vingt ans en multinationales, notamment chez IBM, AT&T et GE, avant de créer la structure de conseil Early Strategies. Elle travaille principalement avec les grandes entreprises et s’intéresse aux changements dits de rupture, pour lesquels il existe peu de recettes, comme l’entreprise 2.0, la responsabilité sociétale, l’adoption de technologies disruptives, ou encore les neurosciences appliquées à l’organisation. Sur Twitter : @ceciledemailly

 

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