En aidant à comprendre le fonctionnement du cerveau, les neurosciences donnent des clés pour comprendre, anticiper et lutter contre la résistance au changement dans les organisations. La discipline peine pourtant à se faire une place dans les entreprises en France.
© © 2009 SanFranAnnie, Flickr
Cet
été, je déjeune en terrasse avec une amie, l’une des gourous 2.0 d’une
multinationale française, et nous parlons conduite du changement (oui,
oui, même en terrasse l’été). La question qui nous préoccupe est de
savoir comment aborder les freins et les résistances au changement à un
niveau d’ensemble et de manière efficace. Au niveau individuel, il est
possible assez simplement de cibler et d’apporter à chaque personne
l’aide spécifique qu’il lui faut. Si l’on prend comme exemple la
transformation de l’entreprise vers plus de collaboratif et
d’intelligence collective, le besoin varie d’une personne à l’autre,
allant de la simple information – pour quelqu’un déjà bien impliqué dans
les réseaux sociaux – à une formation poussée sur les outils
accompagnée d'un dialogue constructif sur le bénéfice attendu par
l’entreprise ainsi que par les équipes et les individus, en passant par
les écueils et les meilleures pratiques.
Mais lors d’un changement stratégique
important, aucune entreprise ne peut se permettre d’approcher
individuellement tous les employés concernés, sans parler des clients,
partenaires et autres intéressés. Un programme standard a peu de chances
de couvrir l'ensemble des besoins individuels sans devenir une usine à
gaz. Pour contourner le problème, l'idée serait peut-être d’aborder non
pas le contenu du changement, mais la capacité des personnes à
l’appréhender et à le digérer. Les neurosciences apportent quelques
réponses intéressantes sur le sujet.
Comme je vais intervenir lors de la session « Changement organisationnel et neurosciences » au Neuroleadership Summit à New-York en octobre, j’ai demandé à mon amie pourquoi, à son avis, en
France de nombreux responsables en entreprise sont perplexes par
rapport aux neurosciences, alors qu’outre-Atlantique l’intérêt va
croissant. Sa réponse est quasi instantanée : on peut voir dans
les neurosciences un outil de manipulation, dont personne ne sait
vraiment comment ça marche.
Du coup, j’aimerai profiter de ce billet pour revenir sur quelques idées reçues.
Les neurosciences : des binocles plutôt qu’une baguette magique
Les
neurosciences consistent à étudier le fonctionnement du cerveau à
l’aide de toute la technologie d’imagerie médicale disponible. C’est une
discipline scientifique qui se met au service d’autres domaines telles
que les sciences cognitives (psychologie, intelligence artificielle,
philosophie, linguistique, sociologie, anthropologie) et, assez
timidement pour l’instant, de domaines plus pratiques comme la
politique, l’économie, le marketing. Tous s’en servent pour valider
leurs modèles ou explorer de nouvelles voies de connaissances.
Parler de neurosciences en entreprise signifie donc que les pratiques traditionnelles sont renforcées par l’étude du cerveau.
Les découvertes des neurosciences seules, utilisées au petit bonheur la
chance, ne sont qu’un vocabulaire sans grammaire : pas vraiment
exploitables compte tenu de la complexité de notre environnement.
Savoir, par exemple, que les hormones générées par le stress réduisent
la mémoire à court terme, ou que l’un des sièges des automatismes est le
territoire cérébral limbique n’est pas utilisable directement.
L’objectif des neurosciences est
bien l’observation et non l’intervention et la modification des
comportements – ce sont les disciplines habituelles qui s’en chargent.
Ainsi le neuromarketing n'a pas pour ambition de stimuler les neurones
des acheteurs pour qu'ils prennent des décisions malgré eux, mais de
comprendre plus finement comment ils font leur choix, puis de passer le
relais au marketing classique. Parmi les autres disciplines pratiques
émergentes, la neuroéconomie vise, quant à elle, à comprendre pourquoi,
en matière de stratégie, et ce malgré les connaissances phénoménales
validées disponibles, de mauvaises décisions sont encore prises et
conduisent à des crises multiples.
Les différents « étages » du cerveau face au changement
Les
neurosciences ont permis de valider et de compléter les théories sur la
structure du cerveau, dont celles du neurobiologiste Henri Laborit.
Nous savons maintenant que les territoires cérébraux reptiliens, les
plus anciens dans l’évolution humaine, sont le siège des états
instinctifs liés à la vie et la survie, à savoir l’action calme, la
fuite, la lutte ou l’inhibition (comme quand un animal fait semblant
d’être mort pour échapper à son prédateur, un réflexe totalement
instinctif). Le territoire suivant, appelé paléolimbique et datant
probablement de l’apparition des mammifères, gère les rapports dans le
groupe. Le néolimbique, que les grands singes partagent avec nous, est
le siège principal de la conscience, des valeurs morales, du tempérament
et de la personnalité. Tous ces territoires fonctionnent en mode
automatique plus ou moins conscient. Le dernier territoire dans
l’histoire de l’évolution est le néocortex préfrontal, qui évalue en
permanence son environnement et ses moyens d’actions, élabore de
nouvelles stratégies et est le siège de la créativité.
Pour nombre d’entre nous, le changement est exceptionnel et le néocortex préfrontal est rarement aux commandes ;
il semble que notre évolution n’est pas encore terminée de ce point de
vue là. Or les automatismes des autres territoires sont surtout
efficaces dans des situations connues et simples. Si, lors d’une
situation nouvelle ou particulièrement complexe, nous répondons avec
les automatismes, la réponse risque fort d'être inadaptée. Ce
qui génèrera du stress, qui n’est autre que la version humaine des états
instinctifs de survie gérés par le territoire reptilien : anxiété,
agressivité, découragement, etc.
Il y a deux idées à tirer de tout ceci
pour les personnes qui expérimentent un changement en entreprise : d’une
part, minimiser son impact en le construisant pour qu’il génère le
moins de stress possible ; d’autre part, augmenter la capacité des
personnes à y faire face, à savoir leur apprendre à solliciter leur
néocortex préfrontal si nécessaire. Cela s’apprend, comme un sport, par
la théorie, la pratique et l’entraînement.
Neurosciences et changement organisationnel
Pour revenir à notre
discussion de terrasse et à la question : comment accompagner le
changement à un niveau d’ensemble, voici quelques interventions que je
pratique en entreprise en m'inspirant du modèle neurocognitif et
comportemental de l’IME (Institut de médecine environnementale)(1) :
- Comprendre et anticiper la résistance au changement :
lorsqu’on sait qu’on ne peut pas changer de comportement sans
désapprendre l’ancien, et que désapprendre est beaucoup plus difficile
qu’apprendre(2), on se rend compte de la difficulté à changer
les usages. L’idée est donc de mettre en regard le changement demandé,
la culture d’entreprise et ses usages. Un passage au collaboratif
devrait ainsi mieux fonctionner dans une entreprise qui valorise déjà
les dispositions collectives, comme l’esprit d’équipe, le leadership,
l’émulation, les attitudes soucieuses de l’impact sur la société et
l’environnement. Et moins bien dans les cultures qui n’ont pas ces
traits et sont plus individualisantes, comme celles basées
essentiellement sur l’observation, la réflexion, l’innovation, la vente,
la gestion, la sécurité.
- Savoir si l’entreprise est prête au changement :
avoir l’habitude du changement organisationnel est un atout, bien sûr,
mais n’est pas suffisant. De nombreuses études menées sur le stress
montrent qu’il est inhérent (à la fois cause et effet(3)) à
une diminution de l’adaptabilité. Savoir quel est le niveau de stress
dans l’entreprise est donc utile pour préparer un changement. Une
comparaison par rapport aux études nationales sur le sujet(4)
donnera une première indication. On peut, de plus, isoler ce que l’on
appelle les stresseurs organisationnels comme la mauvaise répartition
des pouvoirs et des responsabilités, ou encore des zones opaques dans la
circulation de l’information rendant difficile l’identification et la
résolution des problèmes. Ça aidera à prévoir des mesures préparatoires,
ou même à planifier le changement en ciblant directement ces
stresseurs.
- Faciliter le changement :
ici, il va s’agir de développer les facultés adaptatives des personnes
qui vont être touchées par le changement. En s’appuyant à la fois sur la
théorie et la pratique, on renforce et aiguise des aptitudes bien
spécifiques qui constituent l’adaptabilité, comme, par exemple, la
curiosité, l’acceptation et la prise de recul, la réflexion, l’opinion
personnelle.
Une des missions de l’IME a été
d’accompagner la formation des élèves pilotes de l’armée de l’air. Ces
derniers ont été entraînés à diminuer leur sensibilité au stress par des
exercices favorisant la mise en route du néocortex préfrontal. Les
résultats ont été une diminution de leur anxiété et de leur rythme
cardiaque, ainsi que de meilleures décisions prises en simulateur de
vol, diminuant de moitié leurs erreurs et multipliant par six en moyenne
leurs stratégies innovantes(5).
Ce type d’exercices peut compléter un
programme d’accompagnement au changement traditionnel composé
essentiellement de communication et de formation. Soit en l’intégrant
aux formations opérationnelles, soit en en faisant un module à part. Le
bénéfice pour les participants est une capacité augmentée à faire face
aux situations complexes et nouvelles(4) et ceci pour le changement en cours, mais aussi pour le travail de tous les jours.
(1) Institut de médecine environnementale et son partenaire, Institute of Neurocognitivism
(2) Rapporté dans de nombreux articles de recherche, par exemple « The Brain Falters When Rules Change » sur MedicalNewToday.com
(3) Lire par exemple l’article de la Tribune : Le bon stress n’existe pas
(5) Fornette, M.-P., Bardel, M.-H.,
Lefrançois, C., Fradin, J., El Massioui, F. & Amalberti, R. (in
press). « Cognitive Adaptation Training for Improving Performance and
Stress Management of Airforce Pilots ». (International Journal of
Aviation Psychology).
Cécile Demailly
Consultante en stratégie
organisationnelle, Cécile Demailly a passé plus de vingt ans en
multinationales, notamment chez IBM, AT&T et GE, avant de créer la
structure de conseil Early Strategies. Elle travaille principalement
avec les grandes entreprises et s’intéresse aux changements dits de
rupture, pour lesquels il existe peu de recettes, comme
l’entreprise 2.0, la responsabilité sociétale, l’adoption de
technologies disruptives, ou encore les neurosciences appliquées à l’organisation. Sur Twitter : @ceciledemailly
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