samedi 8 septembre 2012

Comment relever les défis de l'innovation selon les Académies nationales américaines ?

Partie 1/2 : un diagnostic inquiétant teinté d'autosatisfaction

http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/70832.htm


Les Académies nationales américaines en science, ingénierie et médecine (NAS), par l'intermédiaire du comité exécutif STEP ("board of science, technology and economic policy") publient un volumineux opuscule sur la nécessité pour les Etats-Unis de relever les défis de l'innovation grâce à la mise en oeuvre d'une stratégie : "Rising to the challenge, U.S. Innovation Policy for the Global Economy" [1]. L'originalité de la contribution réside dans la richesse de l'expertise et des sources : une biographie de 80 pages, plus de 600 notes de bas de page sans parler du fait que les rapporteurs ont associé à leurs travaux la plupart des experts et institutions du domaine aux Etats-Unis et dans quelques autres pays. Autre atout de l'ouvrage, il véhicule des opinions indépendantes de la sphère politique ou parlementaire, ce qui en fait un document de référence pour tous ceux qui veulent savoir comment fonctionne et évolue l'innovation aux Etats-Unis. Une bonne illustration de cette approche impartiale nous est fournie au chap. 6 dans lequel NAS/STEP aborde sans considération partisane les grands enjeux de quatre filières technologiques où l'innovation est essentielle pour les Etats-Unis mais où, précisément, le soutien public est défaillant : les semi-conducteurs, le photovoltaïque, les batteries évoluées, la pharmacie et les biotechnologies.

Enfin, et une fois n'est pas coutume - les rapports américains étant souvent centrés sur les seules réalités nationales -, la richesse de l'ouvrage tient dans le parangonnage des politiques d'innovation mises en oeuvre par plusieurs pays, émergents ou développés (la France devrait être traitée ultérieurement). Cette approche comparative a été rendue possible grâce à l'organisation par NAS d'une quinzaine de séminaires bilatéraux de politique scientifique depuis 2005 avec : la Chine, l'Allemagne, la Pologne, l'Inde, la région des Flandres (Belgique), le Japon et Taiwan.

Une publication opportune

La publication de "Rising to the challenge" intervient alors que les Etats-Unis sont face à un énorme dilemme budgétaire. Ou bien ils choisissent de prolonger les réductions fiscales de l'ère Bush en évitant toute coupe dans les dépenses, ce qui ferait grimper le déficit budgétaire à 1.000 milliards de dollars (et la dette fédérale à plus de 16.000 milliards) mais qui permettrait d'envisager une croissance supérieure à 4% en 2013, ou bien ils décident de maintenir les avantages fiscaux tout en procédant à des coupes sombres, ce qui conduirait le déficit à quelque 612 milliards et à une croissance proche de 0,5%. Dans ce contexte fait d'incertitudes, d'endettement et de récession économique, tous les acteurs de la R&D américains s'attendent à ce que le concours fédéral à la recherche baisse au cours des prochaines années. Cette anticipation est naturellement combattue par NAS qui propose à travers cet ouvrage une autre politique d'innovation que celle imposée par les déficits et la baisse des crédits à la R&D.

L'étude met en évidence le fait qu'un grand nombre de pays, industrialisés ou en émergence, se sont inspirés du modèle américain mais consacrent des moyens importants pour mettre en oeuvre des stratégies nationales d'innovation. Selon NAS/STEP, faute d'une telle stratégie, les E.-U. tendent à perdre leur position dominante alors que dans le même temps les concurrents accroissent leur compétitivité grâce à l'innovation.

Un diagnostic inquiétant sur fond d'autosatisfaction

D'une façon générale, les premiers chapitres du document de 575 pages balancent entre deux constats ; celui qui consiste à dire que le système américain est excellent : "le défi fondamental de la formulation de recommandations destinées à améliorer le système américain d'innovation est que ce dernier reste indéniablement le meilleur", (p. 127) et celui qui veut que, "(...) qu'elles que soient ses sources, la suprématie américaine (en matière d'innovation et de compétitivité) n'est désormais plus acquise" (préface). Sur de nombreux fronts, les Etats-Unis perdent en effet du terrain face aux autres pays. C'est notamment le cas en matière de dépenses de R&D rapportées au PIB et de capacité à attirer les talents, sans parler des politiques agressives de pays concurrents dans des secteurs technologiques précis. Selon les auteurs, la situation a empiré dans un grand nombre de domaines identifiés dans un précédent rapport de NAS en 2007 ("Rising above the gathering storm").

Mais, dans l'ensemble, les fondations du système américain d'innovation ("the pillars of U.S. innovation strength") restent solides parce qu'elles s'ajustent à l'environnement, sont décentralisés et compétitives. C'est grâce à elles que des grandes entreprises innovantes comme Google ou Apple ont pu voir le jour et se développer. Parmi les atouts du système américain :
- Le régime de protection de la propriété industrielle combiné à une législation du travail souple et un droit des faillites favorable aux entrepreneurs. A cet ensemble réglementaire s'ajoute la capacité des E.-U. à attirer des talents du monde entier, via les universités.
- Le soutien fédéral à la recherche (148 milliards de dollars en 2012)
- Les universités de recherche, "véritable moteur de l'innovation" du pays.
- Les 37 laboratoires fédéraux de recherche (budget : 20 milliards)
- Le secteur privé (env. $280 milliards de dépenses de R&D en 2012)
- La capacité à construire des PPP (partenariats public-privé)

Un déficit de stratégie et d'énormes défis à relever

Pour les rapporteurs, l'Administration Obama a pris la pleine mesure à la fois des défis et des forces du pays en lançant des initiatives ambitieuses (dotations des agences en hausse, "America COMPETES Act", développement de nouvelles filières technologiques, etc.) et dévoilant même une stratégie nationale d'innovation en sept. 2009. Malheureusement, ces mesures se sont inscrites dans le court terme en plus d'avoir été, pour la plupart, contrariées par le Congrès qui a décidé de ne pas les doter.

Comme l'explique NAS/STEP, "la formulation d'une politique (d'innovation) destinée à faire émerger la compétitivité est compliquée par le fait que les Etats-Unis font partie du petit nombre des pays industrialisés dont les responsables politiques n'ont traditionnellement jamais réfléchi de façon stratégique à la composition de l'économie du pays".

La difficulté de concevoir une politique nationale d'innovation, si elle continue à porter préjudice au pays, se double de très grands défis. Selon les auteurs, le principal a trait au modèle de financement des universités qui est en train d'atteindre une limite, posant du même coup la question de l'accès aux études pour les américains : les établissements ont en moyenne augmenté les frais de scolarité de plus de 400% entre 2002 et 2011. Le volume des créances éducatives détenues par les banques auprès des étudiants mais garanties par le Gouvernement fédéral a quadruplé depuis 2000 pour atteindre 800 milliards de dollars, ce qui représente environ 39,7% des volumes de crédits à la consommation (hors logement). Les raisons sont bien connues : restrictions budgétaires des états, système fiscal inadéquat pour financer l'éducation, baisse des concours des entreprises. En outre, les auteurs relèvent que "les entreprises américaines choisissent de façon croissante de travailler avec des établissements hors des E.-U., encouragées par un régime de propriété intellectuelle plus favorable et des mesures incitatives favorisant les partenariats publics et privés".

Une autre famille de défis de l'innovation se confond avec la baisse tendancielle de l'attractivité des E.-U.. Pour les auteurs, le système fiscal actuel assis sur l'imposition directe des revenus des entreprises et des ménages est totalement obsolète. La quasi absence de fiscalité sur la consommation conduit en effet aux déficits et à l'endettement qui se traduisent à leur tour par des arbitrages budgétaires en défaveur de dotations stables pour la recherche et l'enseignement supérieur. C'est ainsi qu'en pourcentage du PIB, les dépenses fédérales de recherche affichent un déclin depuis le sommet atteint en 1965 (1,8% contre 0,8% en 2011). Dans un monde économiquement ouvert, ce fonctionnement pénalise les Etats-Unis alors que ses concurrents s'engagent dans des stratégies opposées où l'innovation et les politiques "néo-mercantilistes" tiennent une place centrale (ex. l'industrie des panneaux solaires en Chine). Les auteurs insistent au final sur la nécessité pour les Etats-Unis de traduire en termes politiques volontaristes le lien entre commerce extérieur et innovation (p. 11 et 159).

Pour les rapporteurs, un autre facteur d'affaiblissement des E.-U. sur la carte mondiale de l'innovation tient au fait que le pays n'a pas consenti des investissements suffisants dans ses infrastructures (transports terrestres, réseaux large bande) ainsi que dans le domaine de l'efficacité énergétique. Outre que le taux de pénétration des réseaux large bande est supérieur dans les autres pays de l'OCDE, les auteurs citent par exemple une étude établissant à 450 milliards de dollars annuels le manque à gagner de consommation des E.-U. lié à la trop faible capacité des réseaux informatiques. Du reste, les rapporteurs s'étonnent de cette situation paradoxale qui veut que les E.-U. ne parviennent plus à construire des partenariats public-privé (PPP) capables d'entraîner des innovations ou de nouvelles filières technologiques comme cela a été le cas dans le passé avec les réacteurs nucléaires, la poste aérienne, le télégraphe, l'ASM (système standardisé de pièces détachées), etc..



Partie 2/2 : des consignes banales, des suggestions originales

http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/70899.htm  


Pour un Etat fédéral plus stratège

Les recommandations de NAS/STEP tournent autour de la conception d'une stratégie d'ensemble destinée à pallier les carences actuelles du système national d'innovation, pour non seulement recouvrer la croissance et le plein-emploi mais aussi faire en sorte que le pays "accroisse son rôle dans le monde". Pour les rapporteurs, l'innovation est à la fois un avantage concurrentiel, une source de rayonnement ("outreach") et une composante de souveraineté. Les rapporteurs plaident donc pour que les E.-U. érigent la recherche en "bien public" dans le cadre d'une politique volontariste comme on peut l'observer dans d'autres pays, c'est à dire inscrite dans le long terme et à l'abri des fluctuations liées aux finances publiques. Afin de renverser les tendances actuelles, NAS/STEP avancent en fait des propositions assez conventionnelles qui consistent à stimuler les atouts du système américain, évoqués précédemment. Au premier rang des priorités figure l'instauration d'un modèle de financement des universités capable de ne plus alourdir les créances des étudiants et de mettre en péril l'économie générale du système universitaire. Si l'on comprend bien le principe de cette orientation, le rapport n'apporte aucune réponse concrète sur la manière de procéder, que cela soit pour les universités publiques ou privées.

Autre contrainte majeure : faire en sorte que l'industrie continue à investir dans la R&D aux E.-U.. L'un des moyens d'y parvenir est de garantir aux industriels que le concours de l'état fédéral en matière de recherche fondamentale sera maintenu voir haussé. Selon NAS/STEP, le financement fédéral joue un puissant rôle de levier auprès des industriels américains. L'exemple le plus parlant est celui de la recherche translationnelle qui est susceptible de maintenir aux E.-U. d'importantes activités de R&D. Un autre gisement à exploiter consisterait apporter un soutien fédéral à l'activité de valorisation des universités ou de développer le CIR [1] qui reste pour l'instant assez peu incitatif pour les entreprises aux Etats-Unis. D'une façon générale, l'étude en appelle à l'état fédéral pour qu'il joue davantage son rôle de stratège dans l'émergence de nouvelles technologies, de PPP et de jeunes entreprises innovantes (JEI).

Soutenir davantage les JEI et l'immigration des talents

Concernant ces dernières, NAS/STEP déplore le manque de soutien et de moyens dont elles bénéficient par l'intermédiaire des programmes fédéraux existants alors que l'efficacité de ces derniers est internationalement reconnue (SBIR, TIP). En effet d'autres pays imitent ces dispositifs et leur accordent plus de moyens. Plusieurs mesures sont avancées pour que les JEI pâtissent moins des défaillances de l'accès aux financements, des rigidités de la SEC [2] (développement de fonds, crédit impôt-recherche, prise de participation des fondations dans le capital des JEI, etc.) et des restrictions en matière d'immigration.

Sur ce sujet des migrants, évoqué tout au long des 7 chapitres du volume, les rapporteurs se montrent très catégoriques : l'innovation américaine se porterait bien mieux si l'accès ou le maintien aux E.-U. des entrepreneurs et des étudiants de haut niveau était facilité.

Le rapport met aussi en avant plusieurs propositions argumentées concernant les pôles technologiques. Pour les rapporteurs, les E.-U. ont intérêt à accompagner les très nombreuses initiatives locales pour faire émerger davantage d'innovations. L'industrie manufacturière occupe également une large place dans le rapport, aussi bien dans ce qui relève du diagnostic que des préconisations.

Des orientations nouvelles

Mais l'étude formule aussi des recommandations plus nouvelles. Pour les auteurs, la conception d'une stratégie d'ensemble pour l'innovation doit s'accompagner d'un exercice de parangonnage sur les initiatives et les options prises par les pays qui se sont ou non inspirés du modèle américain pour remonter la chaîne de valeur et désormais concurrencer les E.-U.. En d'autres termes, NAS/STEP prône la mise en place d'un système de veille technologique (p. 155, p. 163 : "monitor and evaluate investments, measures, and Innovation of other nations"). Dans un registre proche, l'étude avance que les entreprises ou les laboratoires publics américains devraient davantage tirer partie des initiatives scientifiques ou des programmes technologiques entrepris dans les grands pays émergents, comme le font déjà la plupart des pays tiers. De même, les NAS recommandent au gouvernement fédéral de se rapprocher des responsables de politique scientifique des autres pays afin de faire remonter des éléments d'analyse au niveau des décideurs américains, l'objectif final étant de placer le système d'innovation américain en meilleure position face à ses concurrents et de mieux l'adapter aux réalités.

... et des carences

Comme pour la plupart des autres préconisations, NAS/STEP n'explique pas comment procéder pour mettre en oeuvre ces orientations. Ainsi le rapport n'évoque pas les leviers que peuvent constituer les responsables scientifiques dans les ambassades américaines ou les instances de discussion scientifique qui existent entre la plupart des pays de l'OCDE et les Etats-Unis. Ces dernières, conduites par le Département d'Etat, ne sont d'ailleurs pas dotées budgétairement et ne servent donc pas directement les chercheurs américains. De même, les rapporteurs ne s'interrogent pas sur les règles de coûts qui freinent toute velléité internationale des chercheurs américains qui reçoivent des fonds des agences fédérales.

Conclusion

Si le rapport frappe par son érudition et la richesse de ses analyses, il est aussi porteur d'une critique sans concession, partagée par toutes les institutions consultées par NAS/STEP (Doe, NIST, etc.), sur l'incapacité du pays à formuler une véritable politique d'innovation. Pour la première fois, NAS/STEP établit donc un diagnostic complet tout en posant des questions centrales comme le financement des universités ou l'absence de fiscalité indirecte qui mine l'intervention publique dans des domaines pourtant essentiels à la domination technologique des E.-U.. Néanmoins, en établissant un constat plutôt négatif de la situation de l'innovation aux E.-U., les auteurs se montrent à la fois sévères sur l'indigence de la réflexion stratégique des décideurs publics et enthousiastes sur la capacité des acteurs privés de l'innovation américaine à dynamiser le système : entreprises, universités, etc.. D'où le fil conducteur du livre qui veut que les efforts du pays portent prioritairement sur les fondations du système américain.

C'est sans doute pour cette raison que NAS/STEP est réticent à évoquer les questions de gouvernance : malgré la pression qu'exercent les pays concurrents, les auteurs ne recommandent pas la création d'un Département ministériel chargé de l'innovation ni la mise en place d'une instance nationale de coordination des agences ou des ministères finançant ou ayant des activités de R&D. Il est vrai qu'il s'agit d'une idée ancienne, véhiculée depuis les années 60 par tous les exécutifs, et qui n'a jamais pu trouver un début de mise en oeuvre.

Quelle suite sera réservée au rapport ? Dans le contexte actuel, il n'est pas réaliste de croire que l'étude de NAS/STEP va être rapidement suivie d'effets. Au cours des récents débats électoraux, la place accordée aux enjeux de l'innovation et aux réformes à entreprendre fait douter du haut degré de priorité de ces questions. Il reste que l'étude contribuera à alimenter la réflexion des parlementaires et de l'exécutif pour les prochaines années. Dans ce but, NAS prévoit d'organiser des rencontres publiques de promotion. A suivre.

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[1] CIR : Crédit Impôt Recherche

[2] SEC : Stock Exchange Commission

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