Kurdistan
Entretien réalisé par
Stéphane Aubouard
Lundi, 6 Octobre, 2014
L'Humanité
Gharib
Hassou est le représentant du PYD syrien au Kurdistan irakien, la
principale force de résistance kurde de Syrie. Il accuse la Turquie
d’appuyer militairement « l’État islamique » (« EI ») et d’acheter du
pétrole aux djihadistes, organisés selon lui en véritable « mafia ».
AFP
Erbil (Kurdistan irakien), envoyé spécial. Pourquoi la prise de Kobané est-elle un enjeu si important pour « l’État islamique » ?
GHARIB HASSOU La situation de la ville de
Kobané est stratégique. Si Daesh (« EI ») venait à la prendre, cela
séparerait les deux autres cantons kurdes syriens d’Afrin et de Djeziré,
ce qui affaiblirait notre résistance tout en élargissant leurs propres
frontières. Mais au-delà de l’aspect stratégique, il y a aussi un aspect
symbolique, car c’est à Kobané en 2012 que nous avons commencé la
révolution. Daesh veut aussi saper le moral des Kurdes syriens en
s’emparant de ce symbole fort. Depuis un an, ils ont tenté à dix
reprises de prendre la ville et à chaque fois, avec nos seules forces
armées, nous avons réussi à les repousser. Le problème, c’est
qu’aujourd’hui leur puissance de feu, depuis qu’ils ont pris des chars
et des armes lourdes à l’armée irakienne, est bien plus importante. Et
puis il y a des forces obscures… des États, qui aident franchement les
djihadistes dans leur conquête.
Vous pensez à la Turquie ?
GHARIB HASSOU Ce sont des aides directes,
et je parle bien de la Turquie. Joe Biden (le chef de la diplomatie
américaine – NDLR) vient d’ailleurs de le confirmer sur le plan
financier. Non seulement Ankara a aidé récemment Daesh militairement,
mais l’apport financier de la Turquie est très important. Il y a des
accords directs avec Daesh, qui fonctionne comme une mafia avec l’argent
qu’on lui donne. Cet argent, c’est notamment celui du pétrole que les
djihadistes contrôlent tout au long de la frontière et vendent à la
Turquie (on parle d’un prix du baril à 40 dollars au lieu du prix actuel
de 100 dollars). C’est la Turquie qui aujourd’hui tire les ficelles
dans la région, et puis d’un autre côté elle parle de venir rejoindre la
coalition…
Mais le Parlement turc vient de voter pour une intervention, sinon militaire, au moins manitaire, pour aider la ville de Kobané…
GHARIB HASSOU Je n’y crois pas une
seconde. Cela fait des millénaires que les Turcs combattent les Kurdes
donc ils ont choisi qui était leur ennemi. Et ce n’est pas Daesh. En
vérité la Turquie ne veut pas d’un État démocratique dans notre région,
mais d’un État islamique. Erdogan est un islamiste. Aussi faut-il que
les Occidentaux sachent que cette guerre, dans laquelle nous sommes les
seuls (YPG, Kurdes syriens, et PKK, Kurdes de Turquie) à combattre sur
le terrain, les concerne autant que nous. Nous sommes l’unique bouclier
fraternel, humaniste, face à la barbarie. Nous sommes le seul peuple de
la région à être organisé démocratiquement. Chez nous, c’est le peuple
qui dirige. Dans chacun des trois États, il y a un gouverneur de chaque
sexe. Toutes les communautés ont droit de cité. Nous n’avons pas gagné
Kobané en coupant des têtes et en ayant violé des femmes ! Je lance donc
un appel au monde civilisé, il faut nous venir en aide. Si Kobané
tombe, c’est le symbole de la fraternité d’un peuple qui tombe. Et
aujourd’hui nous sommes le seul rempart pour éviter la création de
l’État islamique. Si nous tombons, cela peut entraîner un effet domino.
Car la Syrie entière, la Turquie, et même jusqu’aux confins de l’Europe,
la Roumanie, la Bulgarie, pourraient un jour tomber. Et pourtant
aujourd’hui le monde entier nous regarde nous faire massacrer sans que
personne ne bouge le petit doigt.
Les États-Unis procèdent pourtant à des bombardements près de Kobané…
GHARIB HASSOU Oui, mais nous commençons à
douter de l’objectif de ces frappes. Je ne comprends pas comment
l’armée la plus puissante du monde, capable de viser un seul homme caché
dans le désert, est incapable aujourd’hui de toucher un char de l’EI.
Des combattants kurdes ont même été tués la semaine dernière lors d’une
frappe américaine ratée. Le but de ces attaques était de faire reculer
Daesh, elles ont eu l’effet inverse. Il n’y a d’ailleurs pas le moindre
contact entre les combattants kurdes et l’état-major américain. En
revanche nos frères kurdes d’Irak tentent de nous aider, notamment en
menant des attaques du côté de Sinjar où sont réfugiés les yézidis, ce
qui a permis un temps de desserrer l’étau de l’EI à Kobané, obligé
d’envoyer quelques renforts en Irak. Mais tout cela ne suffit
malheureusement pas. Au lieu de procéder à des frappes qui coûtent très
cher, nous préférerions une aide en termes d’armes lourdes. C’est la
seule chose dont nous avons besoin pour faire reculer Daesh.
Malheureusement il y a des accords entre la Turquie et les Occidentaux
qui ne veulent pas forcément que les lignes bougent au Moyen-Orient.
Nous payons encore le poids des accords de Lausanne signés par les
grandes puissances en 1923 pour diviser notre pays.
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