mercredi 6 février 2013

La gratuité, c’est ce qui a le plus d’importance dans nos vies

Co-auteur d’un essai sur l’expérience de gratuité des transports publics à Aubagne, le philosophe et dramaturge Jean-Louis Sagot-Duvauroux réfléchit au sens de la gratuité comme alternative à une société de plus en plus marchande.


Une personne déchirant un billet d’un dollar (Images Money/Flickr/CC)
Jean-Louis Sagot-Duvauroux passe une bonne partie de son temps comme dramaturge au sein d’une compagnie de théâtre malienne, Blonba.
Il est aussi, en tant que philosophe, le co-auteur de « Voyageurs sans ticket. Liberté Egalité Gratuité. Une expérience sociale à Aubagne » (éd. Au diable Vauvert).
Depuis la chute du système communiste, cet auteur de nombreux essais (notamment le best-seller « On ne naît pas noir, on le devient », Albin Michel) cherche « les vraies transformations qui ne produisent pas de la tyrannie ».
Electeur assumé du Front de gauche, il aimerait surtout que la gauche française « se pose un peu plus la question de l’alternative réelle au système capitaliste en place ».

Jean-Louis Sagot-Duvauroux (Gilles Perrin)
Rue89 : Pour commencer, une question qui peut ressembler à un sujet de bac philo : quelle est la valeur de la gratuité ?
Jean-Louis Sagot Duvauroux : La gratuité, c’est ce à quoi on accorde le plus d’importance dans nos vies. Par exemple, si je suis père de famille et enseignant, le fait de s’occuper des enfants des autres aura moins de valeur que de s’occuper du mien.
Ce qui est sans prix a plus d’importance que ce qui est évaluable financièrement. C’est brouillé par une obnubilation du marché. On a l’impression que ce qui n’est pas payant est sans valeur, mais en fait le sens de notre existence est sans prix.
Quand les gens se suicident au travail, ce n’est pas parce qu’ils ont des petits salaires, mais parce que leur activité n’a plus de sens. Si on supprime le sens, on supprime la vie. Les aspects essentiels de l’existence (l’amour, la santé, la haine...) ne s’évaluent pas monétairement.
Pourtant, la gratuité n’est pas dans l’air du temps, écrivez-vous....
La gratuité nous entoure en permanence : le trottoir, le lampadaire, l’école, les parcs, la PMI... tout cela est gratuit au sens de « chacun selon ses besoins » (et non selon ses moyens). Disons que l’accès à ces biens est sorti du rapport marchand.
En anglais, on dit « free », libre. Mais en français le mot « gratuit » a un sens étymologique religieux : c’est « Dieu nous a donné la grâce », la vie, sans demander de rétribution.
La gratuité recule aujourd’hui dans l’école ou la santé …
Mais la partie inaliénable du temps humain, le temps libre, est plus important que jamais. Des lois (congés payés, 35 heures) ont acté cela, c’est un progrès considérable.
Le libéralisme dominant défend l’idée que le marché est la meilleure façon possible de gérer des biens. Les ultralibéraux disent même que la police pourrait être un bien marchand, cherchent à mordre sur la part gratuite relativement importante de nos existences.
Si intérieurement, on sait se servir en permanence de la sphère marchande et non-marchande, les actions de la sphère marchande ont pris une valeur obnubilante.
A Aubagne, des élus communistes ont décidé de mener une action un peu anti-sarkozyste, en instaurant la gratuité des transports en commun. En pleine époque du « travailler plus pour gagner plus », c’était totalement à contre-courant...
Les élus ont en effet voulu trancher avec le système, à la différence de la vingtaine d’autres collectivités qui ont instauré cette mesure, et l’avaient fait plutôt pour des raisons techniques.
On constate que quand on sort du rapport marchand aux transports publics, on lève les freins à la hausse de la fréquentation.
Partout où les transports sont gratuits, la fréquentation des transports en commun augmente, ça crée de la productivité. Sans compter que l’investissement public a diminué par deux, un déplacement coûtait 4 euros à la collectivité, il en coûte un peu plus de 2 euros maintenant.
La gratuité, en provoquant la disparition du contrôle, a-t-elle modifié le rapport entre les gens dans l’espace public ?


Couverture du livre
Oui et c’est un élément très important. Trop souvent, les politiques abordent les questions de sécurité de façon binaire : il y a des délinquants, il faut des caméras et des policiers. Mais les caméras n’ont jamais fait baisser la délinquance !
La gratuité des transports en commun a rendu le travail du chauffeur beaucoup moins angoissant : il n’a plus de caisse à garder, il n’a plus qu’à faire l’essentiel, transporter ses concitoyens d’un endroit à un autre, leur rendre service.
Quand le Syndicat des transports en Ile-de-France (Stif) instaure le dézonage le week-end, cela crée un sentiment de liberté et fait baisser la délinquance.
Quand les gens sont rendus à eux mêmes, on voit que globalement ils ne sont pas si méchants qu’on veut bien le dire.
Alors que quand un gamin passe sans payer devant le chauffeur, il y a quelque chose d’humiliant pour le chauffeur, de désagréable pour tout le monde. Si vous supprimez ça, l’espace public devient plus agréable et convivial. Ça ne résoud pas tous les problèmes mais on constate que globalement, les tensions intergénérationnelles à Aubagne ont été supprimées.
Aujourd’hui, on voit que l’école est de moins en moins gratuite.
L’école est surtout confrontée au problème de la ségrégation sociale et du coup, l’école publique est gratuite pour les pauvres, elle devient une école sociale, et non plus l’école de tous, où pauvres et riches ont le même avantage. Quand l’école devient une école de seconde catégorie, ceux qui ont de l’argent vont dans dans une école non gratuite.
La gauche critique parfois l’expérience d’Aubagne en disant qu’il n’y a pas de raison d’avantager les riches. Moi je réponds : il faut des endroits dans la société où il n’y a plus de différence entre riches et pauvres. La gratuité, c’est de donner aux gens un droit. Ensuite libre à eux de l’exercer selon leur bon vouloir. On pourrait imaginer un droit au téléphone, par exemple.
Va-t-on vers une extension des zones de gratuité d’après vous ?
Le mouvement global va contre la gratuité, et pourtant, la gratuité est rentrée dans le champ social et politique. On voit le succès d’audience de Paul Ariès, et de certaines de ses propositions comme la gratuité de l’eau vitale.
Je trouve intéressante l’idée d’une sécurité sociale du logement qui permettrait, en cas de perte d’emploi ou de dépression, de ne pas être chassé de son logement.
Certaines villes proposent la gratuité des obsèques, et je trouve qu’éviter aux gens de négocier la qualité du cercueil quand ils viennent de perdre un proche, c’est très humain et civilisant.
Comment à travers la gratuité favoriser des comportements plus écologiques (en rendant payants les mésusages, comme le suggère Paul Ariès) ?
L’idée qu’on a le droit de vivre dans une planète qui ne se flingue pas (et que peut-être il faut préférer mettre de l’argent dans les transports en commun) se met dans les têtes peu à peu. Cela a surgi à la conscience les vingt dernières années, et rejoint d’autres milieux sociaux.
Aubagne est une expérience très localisée mais qui donne à penser au niveau beaucoup plus large. « Think globally, act locally », disent les altermondialistes.
Si beaucoup d’actions se font comme ça, droite et gauche devront en tenir compte.



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