C'est
donc cette apparente discontinuité épistémologique vaguement liée par
une conception partagée, bien que de façon superficielle, de la
communication, que nous allons tâcher de développer, en abordant dans un
premier temps ce « collège invisible », et plus spécifiquement la
« section » de Palo Alto (le « collège invisible » se développera en
effet à Philadelphie) et ses principales caractéristiques, pour ensuite
en étudier les deux penseurs majeurs, Gregory Bateson et Paul
Watzlawick.
Palo Alto
La
désignation « école de Palo Alto » a avant tout une signification
géographique, nous l'avons vu, et n'implique de fait pas une unité dans
la formation de ses membres, ou dans leurs méthodes. Ainsi,
mathématiciens, psychiatres, psychologues et anthropologues se côtoient
et travaillent ensemble, mettant en commun leurs connaissances et leurs
méthodes. « L'école de Palo Alto » s'inscrit, de même, dans la durée, en
ceci que les penseurs qui la composent s'étalent sur plusieurs
périodes. Le premier membre de Palo Alto, d'un point de vue
chronologique, et qui en est à l'origine, est né au début du XXème
siècle ; il s'agit de Gregory Bateson, auquel se réfèrent tous ses
successeurs. Avant tout destiné à la zoologie, il s'oriente finalement
vers l'anthropologie et est en partie à l'origine du développement de la
cybernétique et des sciences cognitives. C'est à partir des années 40
qu'il va envisager une approche différente de la communication et du
comportement humain, après sa découverte en 1942 du concept cybernétique
de feedback (2), dont il dégagera deux aspects : le feedback positif (3) et le feedback
négatif (4). C'est à partir de cette distinction que se développera la
cybernétique ; mais tel n'est pas l'objectif de Bateson. Son sujet
d'étude est, avant tout, la communication entre les membres d'une
société et, de ce fait, l'étude comportementale. C'est cet objet d'étude
qui permet de parler d'« école » de Palo Alto : malgré les horizons et
les approches différents, le sujet principal d'étude reste le même, à
savoir le comportement et la communication. C'est la discontinuité
épistémologique caractéristique de cette école qui en fait la richesse ;
elle permet une pluralité d'approches sur un même sujet, d'en étudier
différents aspects et, de fait, d'en observer les limites.
Le
travail de l'école de Palo Alto sur la communication part d'un constat,
d'une conception originale de la communication même. Il s'agit de se
détacher de la conception mathématique de la communication établie par
Claude Shannon, élève de Wiener, qui voit celle-ci selon un modèle dit
« télégraphique », selon une « théorie mathématique de la
communication ». Il conçoit en effet la communication comme « acte
verbal, conscient et volontaire », impliquant un émetteur et un
récepteur (d'où l'analogie avec le télégraphe). Cette conception
correspond aux télécommunications, sans aucun doute, mais nullement aux
sciences humaines ; c'est de ce constat que va émerger une nouvelle
conception de la communication, qui sera utilisée par l'école de Palo
Alto.
Loin
de la vision de Shannon, il s'agit plutôt d'un modèle « orchestral » de
la communication : A. Sheffen développe en 1973 l'idée que chaque
individu participe à la communication, plutôt qu'il n'en est l'origine
ou l'aboutissement, d'où l'idée d'orchestre. Cette nouvelle conception
ne renie pas totalement celle de Shannon qui voit avant tout un acte
verbal (Birdwhistell, un des premiers théoriciens du « collège
invisible », y accorde d'ailleurs une importante prépondérante (5)),
mais envisage d'autres moyens de communiquer. C'est d'ailleurs là l'un
des postulats de Bateson : c'est avant tout pour étudier les différentes
formes de communication au sein des cultures qu'il va étudier ces
dernières sur le terrain. L'axiome fondamental d'Une logique de la communication,
« on ne peut pas ne pas communiquer », en est l'héritage direct : tout
homme vit dans et par des « codes » (entendus comme corps de règles), et
les chercheurs étudiant s'opposant à une conception simplement verbale
et consciente de la communication vont appeler ainsi toute utilisation
de ces codes.
La
communication n'est pas nécessairement consciente, telle est l'idée
majeure de l'école de Palo Alto (6). C'est justement lorsqu'elle est
inconsciente qu'elle est la plus intéressante, car elle n'est ni
réfléchie ni voulue : « La communication est conçue comme un système à
multiples canaux auquel l'acteur social participe à tout instant, qu'il
le veuille ou non. ». L'étude et la compréhension de ces formes
inconscientes et non verbales de la communication offre une dimension
politique et psychologique absente de la conception télégraphique
établie par Shannon : en sachant jouer sur la communication inconsciente
et donc sur l'esprit humain sans que celui-ci ne s'en rende compte,
n'est-il pas concevable d'orienter ce dernier dans un sens ou dans un
autre ?
L'école
de Palo Alto est souvent associée à deux noms, deux penseurs qui en
sont les représentants les plus connus. Il s'agit de Gregory Bateson et
de Paul Watzlawick. Si le premier est à l'origine non seulement du
« collège » mais également de nombre de ses principaux concepts, le
second les a développés et leur a donné une portée plus grande encore,
parfois dans une optique différente de celle initialement pensée par
Bateson.
Gregory Bateson
Avec
Paul Watzlawick, Gregory Bateson représente probablement la figure la
plus connue du département de psychologie sociale de Palo Alto. Il est à
l'origine de nombreux concepts auxquels ses successeurs se réfèrent
continuellement, et qui influencent leur cadre d'expérimentation et de
compréhension, bien qu'ils aient eu une formation différente. Bateson,
en effet, est avant tout anthropologue ; c'est donc sur le terrain qu'il
a fait ses observations, notamment en Nouvelle-Guinée et sur l'île de
Bali, et qu'il esquisse les premiers concepts qu'il développera plus
tard. Assisté de Margaret Mead, il multiplie les observations sur le
terrain et les conférences, et esquissera ce qui deviendra plus tard la
cybernétique. C'est en 1942 que sa pensée franchit un pas majeur,
lorsqu'il rencontre l'idée de feedback, qui lui permettra de développer son idée majeure, le double-bind. (7)
Le
phénomène de double-contrainte caractérise les rapports sociaux et
familiaux, sur lesquels se spécialisent non seulement Bateson mais aussi
ses successeurs tel Don Jackson. (8) Le concept de double-bind
est développé par Bateson et son équipe dans un article paru en 1956
(9), et se présente en substance comme ceci (10) : (A) soit un système
familial où le père est faible ou absent, et où la mère est hostile à
l'enfant ou effrayée par lui. (B) Si l'enfant s'approche de sa mère,
elle se retire. Mais si ce dernier agit en conséquence et se retire
également, sa mère simule une approche qui dénie son retrait ; cette
approche simulée est un commentaire sur son geste antérieur, un message
sur un message (11). La séquence recommence alors : si la mère
s'approche, l'enfant fait de même ; dès qu'il s'approche elle se retire,
et ainsi de suite. C'est là qu'apparaît la difficulté (C) : « Si
l'enfant saisit la distinction entre ces deux types de messages, il est
« puni » en ce sens qu'il comprend que sa mère le rejette effectivement
mais tente de lui faire croire qu'elle l'aime. ». Pour éviter cette
punition (« pour pouvoir survivre avec elle »), il doit donc faire
semblant de ne pas voir cette distinction. Or, s'il joue le jeu de sa
mère et s'approche quand elle s'approche de lui, elle se retire et le
« punit » encore par ce comportement de mise à distance. L'enfant est
donc coincé, aucun choix ne lui est possible : « L'enfant est puni parce
qu'il interprète correctement ce que sa mère exprime ; et il est
également puni parce qu'il l'interprète mal. Il est pris dans une
double-contrainte. ». La seule échappatoire serait alors une
« métacommunication », un commentaire sur la position contradictoire
dans laquelle sa mère l'a placée, ce que sa mère lui rendra impossible.
Les
découvertes de Bateson sur la double-contrainte eurent une portée
majeure sur la psychiatrie et notamment sur le traitement de la
schizophrénie : en adaptant sa théorie au schizophrène adulte, il
apparaît que celui-ci se caractérise par cette atrophie de cette
capacité de « métacommunication » nécessaire à toute interaction
sociale. Ainsi, « le schizophrène adulte peut se définir par cette même
incapacité à distinguer les messages de niveau I ou de niveau II. Il
prend littéralement tout message émis ou reçu. Il ne métacommunique
plus, à son propos ou à propos d'autrui. ». Cette théorie est à
l'origine du traitement de la schizophrénie proposé par le Brief Therapy Center, où travaillent entre autres Don Jackson et Paul Watzlawick. Il faut cependant préciser que le terme de double-bind doit être considéré « non pas dans les termes d'un « bourreau » (binder)
et de sa victime mais en termes de personnes prises dans un système
permanent qui produit des définitions conflictuelles de la relation ».
Tout comme la communication, il peut s'agir là d'un mécanisme
inconscient, ce qui le rend d'autant plus problématique.
Toutes les recherches et réflexions de Bateson trouvent leur aboutissement dans La nature et la pensée – esprit et nature : une unité nécessaire.
Le travail de l'anthropologue est conduit par une interrogation
apparemment simple mais d'une ampleur indéfinissable : quelle est la
structure qui relie toutes les créatures vivantes ? Il s'agirait selon
lui d'une métastructure, une « structure de structures », ce qui lui
permet de parler de « structures qui relient ». C'est à partir de ce
concept de métastructure que Bateson va distinguer les différents types
logiques, qui permettent d'étager l'analyse et donc de la préciser. Il
parle ainsi de relations de premier ordre (cadre), de deuxième ordre
(métacadre), de troisième ordre (métamétacadre)... Le passage à un type
supérieur permet d'appréhender la dissidence à un système comme faisant
partie systémique d'un tout.
Bateson
revient sur sa théorie de la communication, et en établit les
principales caractéristiques. En premier lieu, « toute communication
nécessite un contexte, […] sans contexte il n'y a pas de sens, et […]
les contextes confèrent le sens parce qu'il y a une classification des
contextes. ». L'histoire est donc le fruit d'un contexte : selon Bateson
ce qui est appelé « expérience » n'est pas objectif mais relève plutôt
de la perception, est « une image induite par l'intermédiaire
d'organes sensoriels particuliers et de voies nerveuses et donc propre à
chacun. ». Le premier élément de la communication est donc, avant tout,
le codage de l'information. Pour que celle-ci ait un sens, elle doit
être décodée par celui qui la reçoit. C'est là la rétroaction (feedback) :
« la cause produit un effet, qui à son tour agit sur la cause (qui
devient donc effet de la cause qui était précédemment l'effet, etc.,
dans une logique causale circulaire). ». Le codage étant forcément
limité en raison du langage articulé, l'esprit humain va se conformer au
principe du rasoir d'Occam, et privilégier la simplicité à la
complexité.
Comme
le remarque Bateson, il existe dans la nature comme dans la pensée un
seuil perceptif minimal de la variation, qui est propre à chaque
organisme, en-deçà duquel le changement est imperceptible ; l'esprit
humain ne détecte parfois plus la variation. C'est le cas dans la
post-modernité (12), dont le changement est le mode de fonctionnement.
Les membres conformistes d'un système assurent sa cohérence interne, par
la reproductibilité de ce système ; un comportement divergent au sein
de cette homogénéité a de grandes chances d'être imprévisible.
L'hypothèse dite de Russell a pour but de déterminer des lois qui feront
obstacle à la stochastique par la limitation du potentiel de
divergence. Tout changement nécessite de l'information, mais également
que le système soit réceptif à cette information, sous peine
d'imperméabilité au changement.
Tout
système doit son équilibre à une régulation qui passe par
l'établissement d'une « valeur » optimale (la métavaleur), « un seuil
au-delà ou en-deçà duquel sa survie est menacée ». Certaines constantes
sont nécessaires, mais c'est le changement qui caractérise la vie, le
fonctionnement d'un système. Bateson utilise pour expliciter son propos
l'exemple du funambule sur la corde raide : « de petits coups de vent ou
des vibrations de la corde ne le feront pas chuter, mais l'intensité
dans ces variations doit rester minime pour ne pas provoquer sa chute ».
Les éléments divergents doivent être limités et ne pas être ignorés,
sous peine de mettre en péril le bon fonctionnement d'un système :
l'information mal décodée, la rétroaction serait inopérante, et
l'échange d'informations serait alors biaisé. Ce dysfonctionnement peut
mener à ce que Bateson appelle la schismogenèse, l'escalade progressive
dans les relations, qui peut conduire à l'emballement puis à la rupture
du système. C'est par l'action du circuit correcteur de ce système que
cet effet pourra être stoppé, par la combinaison du divergent et du
système : « le circuit correcteur, pour pallier la défaillance, ne doit
pas concerner qu'un secteur du système (parlons au choix d'un nœud
borroméen ou d'une complémentarité des classes). »
Bateson
établit que l'esprit récepteur, dans le cas d'une communication de type
« télégraphique » impliquant un émetteur et un récepteur, doit
s'informer sur l'information à décoder par le décodage de métamessages ;
la signification du code varie selon le code lui-même et la relation
qui unit émetteur et récepteur. Cela peut aboutir à une forme de
schizophrénie, via le double bind que nous avons déjà
mentionné, qui se manifeste sous sa forme politique par des injonctions
paradoxales telles que « Sois libre » ou « Désobéis », où il est donné
au sujet l'ordre de ne pas obéir ; comment réagir à une telle
injonction ? Dans les deux cas, le sujet ne peut être libre, en tant
qu'il peut sacrifier à ce qui lui est dit, obéissant de fait à l'ordre
qui lui est donné, soit ne pas y obéir, agissant à l'encontre de ce qui
lui est prescrit, désobéir, et étant donc obligé d'obéir.
La
divergence est cependant indispensable à l'évolution d'un système,
Bateson le dit lui-même : « Un monde de sens, d'organisation et de
communication n'est pas concevable sans discontinuité, sans seuil. Si
les organes sensoriels ne peuvent recevoir de nouvelles que de la
différence, si les neurones sont ou bien excités ou bien ne le sont pas,
alors le seuil devient nécessairement un aspect de la façon dont est
assemblé le monde vivant et mental. ».
Les
concepts et théories de Bateson ont été repris et approfondis, parfois
dans un sens tout à fait différent, par ses successeurs du « collège
invisible ». Parmi ceux-ci, le plus connu est sans aucun doute Paul
Watzlawick, qui rejoignit le Mental Research Institute de Don Jackson en 1962.
Paul
Watzlawick est né à Villach en Autriche en 1921, et a été éduqué dans
la tradition autrichienne de la rigueur et du respect des sciences
positives. Ayant initialement l'objectif de devenir médecin, il obtient
un doctorat de philosophie en 1949 et se spécialise en philosophie du
langage et en logique. Après avoir reçu une formation analytique à
Zürich, il enseigne la psychanalyse et la psychothérapie, et découvre
les travaux de Bateson dans les années cinquante. Il va rencontrer
Albert Scheflen en 1960 à Philadelphie, et collaborer à son Institute for Direct Analysis ; ce dernier lui présentera Don Jackson fin 1960, qui l'engage au Mental Research Institute
qu'il vient de créer, où il rencontrera Gregory Bateson, dont les
travaux le passionnent. Watzlawick va vite abandonner son passé
analytique, et apprendre de Don Jackson, Gregory Bateson et Milton
Erickson ; il parlera même des « trois géants sur les épaules desquels
il va se jucher. ».
Comprenant
la pensée de Bateson, ce qui n'était pas le cas de tous ceux qui s'en
inspiraient, Watzlawick est l'un des rares chercheurs à souligner
l'importance des Types Logiques dans l'hypothèse de la double
contrainte. La parution de Une logique de la communication fait
émerger nombre d'idées nouvelles, fondées sur la cybernétique et la
théorie des systèmes (13), tout en gardant un cadre de référence, qui
reste le système d'interaction dyadique : la mère et son fils, l'époux
et l'épouse, le thérapeute et son patient, etc. « La rupture est nette
avec une psychologie monadique où l'individu (le sujet) constitue le
fondement de l'analyse. ». L'interaction, en tant que système, ne se
résume pas à la somme de ses éléments, selon Watzlawick et ses collègues
; c'est pourquoi ils s'inscrivent dans le modèle orchestral de la
communication. Ils font cependant moins cas de certains cadres sur
lesquels l'anthropologue ou le sociologue pourraient se concentrer :
Watzlawick et ceux qui travaillent avec lui n'ont reçu aucune formation
anthropologique mais une formation psychiatrique ; leur analyse
s'éloigne donc de celle de Bateson ou encore de Birdwhistell.
Au sein du Brief Therapy Center
créé par Richard Fisch en 1967, Watzlawick et ses collègues cherchent à
analyser les méthodes et diagnostics intuitifs de Jackson et Erickson.
Ils opposent ainsi deux types de changement de situation. Le
« changement 1 » consiste en une modification à l'intérieur d'un
système, tandis que le « changement 2 » correspond à une transformation
du système lui-même. Les auteurs citent l'exemple d'un officier chargé
de faire évacuer une place lors d'une émeute : « Mesdames, Messieurs,
j'ai reçu ordre de tirer sur la canaille. Mais comme je vois devant moi
beaucoup de citoyens honnêtes et respectables, je leur demande de partir
pour que je puisse faire tirer sans risque sur la canaille. ».
L'analyse est la suivante : pour modifier une situation d'émeute, la
solution classique relève d'un « changement 1 » ; « elle consiste à
répondre à l'hostilité par l'hostilité. On reste ainsi au sein du même
système […]. Ce qui, dans le long terme, ne résout rien. ». L'officier
effectue ici un « changement 2 » : « il sort la foule du cadre qui
jusqu'alors l'englobait lui-même avec la foule, et le recadre d'une manière qui satisfait toutes les parties concernées. ».
La prescription du symptôme par le psychothérapeute a un fonctionnement
similaire : il s'agit d'un recadrage de la situation, afin que celle-ci
ne soit plus la même ; une autre réalité se met alors en place, avec un
sens différent. Watzlawick et ses collègues du Brief Therapy Center
prennent l'exemple d'un collègue bègue à qui, faisant remarquer à quel
point il pouvait se distinguer des autres par le caractère différent de
son discours, ils ordonnèrent de continuer à bégayer, afin de renforcer
son avantage. Se sentant plus à l'aise avec ses clients dans ce nouveau
cadre, celui-ci s'aperçut petit à petit que son bégaiement diminuait,
jusqu'à disparaître totalement.
Ce type de recadrage relance le débat sur « la réalité de la
réalité » : Watzlawick analyse ce problème et établit une distinction
entre ce qu'il appelle une « réalité du premier ordre », qui fait
référence aux propriétés physiques des objets, et une « réalité du
second ordre », qui renvoie pour sa part aux propriétés sociales, telles
que la valeur ou la signification, de ces objets. Cet ouvrage dépasse
le cadre psychothérapeutique, et rappelle des travaux tels que ceux de
Kuhn ou de la « construction sociale de la réalité ». Par l'adaptation
de ces conceptions au champ de la thérapie, Watzlawick et ses collègues,
bien que partant du projet de Bateson d'une théorie générale de la
communication (ce à quoi reviendra Birdwhistell), en arrivent à une
théorie de la thérapie.
Si
Paul Watzlawick est l'un des deux représentants les plus connus de
l'école de Palo Alto, c'est en partie pour son travail personnel, mais
aussi et surtout pour sa participation à l'ouvrage majeur du « collège
invisible » de Palo Alto, L'invention de la réalité, rédigé
sous sa direction par de nombreux auteurs (parmi lequels figurent von
Glaserfeld, von Fœrster ou encore Elster (14)) et paru en 1981 (15). Cet
ouvrage se caractérise par un constructivisme radical, et part du
postulat selon lequel la réalité serait non perçue et objectée, mais
construite subjectivement, de manière inconsciente : tout est question
de communication.
Le
constructivisme radical récuse l'idée d'un monde objectif ; nous ne
pouvons en effet connaître que ce que nous construisons nous-mêmes. « La
relation entre connaissance et réalité n'est plus unique, mais on
postule une équivalence de relations (homomorphisme). […] La clef
convient à la serrure, mais de multiples clefs permettent de
l'ouvrir. ». Pour reprendre les termes de von Glaserfeld, notre
connaissance ne reflète que « la mise en ordre et l'organisation d'un
monde constitué par notre expérience. ». Toute activité cognitive du
sujet est orientée vers un but, qui déterminera sa construction du sens.
« En résumé, la capacité d'assimilation et d'ordonnancement de la
matière empirique créera chez le sujet la capacité de décodage d'une
réalité spécifique, qui construira sa réalité. Tout est question de réception, d'assimilation et de filtrage de l'information codée au sein d'un système donné. ».
Si
la perception de notre environnement détermine notre construction de la
réalité, il n'est selon von Fœrster pas impossible qu'elle relève de
notre invention. Une « in-convenance » quant au réel entraîne chez le
sujet la nécessité d'un ajustement ; la cognition est donc chez von
Fœrster synonyme de computation d'une réalité. Ce nécessaire ajustement
est rendu possible par la rétro-action, le feedback théorisé
par Bateson, qui correspond tout simplement à un retour du réel. C'est
ce qui permet au sujet, par l'ajustement de sa construction de la
réalité, de décoder correctement l'information qui lui parvient, et par
conséquent de construire une réalité équilibrée ; c'est d'ailleurs là le
but de la cybernétique. (16) Ce processus se déroule en plusieurs
étapes : « La cognition est dans un premier temps la computation de
descriptions d'une réalité. Puis, via rétro-action, elle
devient la computation de descriptions de descriptions de descriptions,
etc. Enfin, elle finit par être la computation de computations de
computations, etc. Pour faire simple, l'effet peut rétroagir sur sa
propre cause. En résumé, von Fœrster propose de comprendre « le
processus cognitif en tant que computation récursive illimitée » ».
Watzlawick associe ce phénomène rétroactif à ce qu'il qualifie de self-fulfilling prophecies,
les prédictions qui se vérifient d'elles-mêmes. (17) Ce phénomène peut
se répéter à l'infini, comme l'illustre Watzlawick en ayant recours au
piston et à son rôle dans le moteur à vapeur de Watt : le piston était
poussé par la vapeur, mais dans un système linéaire, jusqu'à ce que Watt
trouve le moyen de mettre le mouvement du piston au service de sa
propre régulation. Le mouvement rétroagissait de ce fait sur lui-même,
activant à la fois l'ouverture et la fermeture des soupapes. « La cause
produisait l'effet, qui rétroagissait lui-même sur la cause, ad infinitum. ».
L'avantage de la répétition produite par la rétroaction est de
permettre prévision et anticipation, par induction et surtout réduction
de la marge d'erreur dont souffrirait une analyse causale plus
superficielle, de type « si... alors... ». C'est là tout le danger de ce
phénomène : réutilisée dans le cadre de l'ingénierie sociale, cette
donnée cybernétique permet d'influencer le comportement présent, à
partir d'évènements futurs annoncés. « […] On crée délibérément
une réalité qui sans cela n'aurait jamais existé, pour les besoins du
moment. […] La manipulation doit créer chez le sujet de
l'autosuggestion. ». Cette autosuggestion crée chez le sujet ce que l'on
appelle l'effet Pygmalion : il se sent contraint d'agir comme il le
fait, persuadé que c'est là ce qu'on attend socialement de lui.
Watzlawick
met d'ailleurs en garde contre cette « fabrication du consentement » ;
la publicité et la propagande sont pour lui deux parfaits et
« répugnants » abus de ces concepts, en ce qu'ils « essaient tout à fait
délibérément de provoquer des attitudes, des suppositions, des préjugés
ou autres idées dont la réalisation paraît ensuite parfaitement
naturelle et logique. Grâce à ce lavage de cerveau, on voit le monde
« ainsi » donc le monde est « ainsi ». ». Le principe majeur
dégagé par l'école de Palo Alto et repris en ingénierie sociale est là :
ce ne sont pas les faits qui importent, mais la façon dont les faits
sont perçus par le sujet. Pour agir sur cette perception, il
faut saturer la capacité d'analyse du sujet : « l'imprégnation de la
propagande doit se faire par la surinformation qui la rend ainsi
imperceptible chez le récepteur, inconsciemment saturé et conditionné
par les messages transmis. ». Cette construction de la réalité se
constate également dans le milieu psychiatrique, comme le remarque
Rosenhan ; d'après lui, les notions de normalité et d'anormalité (la
norme et le déviant) dépendent de la culture et du contexte où nous nous
trouvons, elles n'existent pas en soi. C'est selon les normes de
référence en vigueur dans le système où il évolue qu'un individu sain
sera considéré ou non comme un malade mental.
Jon
Elster distingue un nouvel obstacle épistémologique majeur à
l'appréhension d'une réalité : il s'agit du refus de la complexité du
langage. (18) Elster distingue, pour éviter la simplification du langage
et donc la déformation des propos, la négation active de la négation
passive, dont la différence se situe au niveau de la logique de
l'intention : « Dans cette dernière, il faut donc distinguer le désir de
ne pas faire x du désir de l'absence de désir de faire x. ».La négation
d'une conjonction et une conjonction de négations sont deux phénomènes
distincts. (19) La récusation de la nuance est utilisée à des fins de
simplification manichéenne, occultant toute profondeur de réflexion.
Elster reprend donc Hegel pour affirmer que la négation active est
paradoxale : « l'absence d'un objet supprime toute dialectique, le sujet
ne peut donc désirer consciemment la destruction de l'altérité qui lui
permet de se construire et se déterminer. Par exemple, pas de Nous sans
les Autres, […] pas de futur sans passé : « Seule une société qui garde
vivante la mémoire du passé est capable d'orienter les processus qui
informent l'avenir. ». ». Elster conclut en affirmant qu'un objet
d'opposition vaut mieux qu'une absence d'objet, car il permet une
dialectique.
Le constructivisme radical présenté dans L'invention de la réalité
a toutefois le défaut de légitimer, par extension, un relativisme
intégral. Or, « l'absence d'imposition d'un modèle symbolique dominant
au motif que nous devrions respecter les réalités de chacun » rend
impossible tout cadre de référence, et donc tout ancrage, toute base sur
laquelle se reposer pour établir un jugement.
Ce
travail sur le langage est repris et magnifié par l'idéologie, dont le
principal support est justement le langage, qui lui permet de construire
une réalité biaisée. Il est cependant lui-même limité :
« l'interprétation qu'il propose ne prend pour référence que son propre
système de valeurs. Quand bien même il choisirait de le dépasser pour
l'analyser, son méta-cadre conceptuel serait lui aussi victime de ses
conceptions ». C'est là l'application contemporaine de ces concepts,
dans le champ politique : par la construction d'une réalité, injectée
petit à petit aux hommes, il devient possible d'orienter leur action.
(20) Il est intéressant de noter que l'approche cybernétique de
l'ouvrage permet de comprendre comment les ingénieurs sociaux procèdent
pour avoir toujours un coup d'avance et faire croire aux changements
librement consentis alors qu'ils ont été planifiés depuis bien longtemps
(on pourra ici se reporter à l'essai Gouverner par le chaos).
L'application politique des découvertes de l'école de Palo Alto est
observable au quotidien ; c'est là l'utilité de la conception
« orchestrale » de la communication, où tout un chacun communique et se
voit communiquer des informations sans le vouloir, ni même s'en rendre
compte, jusqu'à voir son comportement influencé à son insu. La
« nouvelle communication » est d'une redoutable efficacité dès lors
qu'il s'agit d'agir sur l'esprit humain ; son application à un homme
seul ou à un ensemble d'individus ne requiert qu'un changement de degré,
non de nature.
Notes
(1)
Expression inventée par Derek J. de Salla Price, pour parler des
réseaux de connexion dominant une discipline scientifique, et reprise
par la suite.
(2) Concept de rétroaction.
(3) Le concept de feedback
positif consiste en un renforcement du système dans son escalade vers
la destruction totale (Bateson travaillait alors sur l'idée de
l'éclatement d'un système social).
(4) Le feedback
négatif permet une conceptualisation « plus simple et plus générale :
par autocorrections successives, le système est capable de retourner à
la stabilité. » (Y. Winkin, La nouvelle communication, Éd. du Seuil, 1981, p. 35).
(5)
« Pour moi, parler de communication non verbale a autant de sens que de
parler de physiologie non cardiaque. » (Birdwhistell), cité dans La nouvelle communication, p. 24.
(6)
« De même qu'il est possible de parler une langue correctement et
couramment et de n'avoir cependant pas la moindre idée de sa grammaire,
nous obéissons en permanence aux règles de la communication, mais les
règles en elles-même, la « grammaire » de la communication, est quelque
chose dont nous sommes inconscients. » (Sur l'interaction, P. Watzlawick et J. Weakland, Paris, Éd. Du Seuil, 1981, p. 56).
(7) La double-contrainte.
(8) Créateur du Mental Research Institute
en 1959, Don Jackson est à l'origine d'une nouvelle conception de la
schizophrénie et d'un nouveau traitement, en l'insérant dans le contexte
familial. C'est grâce à son travail que la thérapie familiale est
devenue un secteur à part entière de la psychiatrie américaine.
(9) « Vers une théorie de la schizophrénie », repris dans Vers une écologie de l'esprit, G. Bateson, t. II, [18, p. 9-34].
(10) L'hypothèse suivante est développée dans La nouvelle communication, pp. 39-40.
(11)
Bateson distingue ici deux types logiques. Le retrait de la mère
appartient à un type logique de niveau I, tandis que l'approche
appartient à un type logique de niveau II (La nouvelle communication, p. 39).
(12)
Bateson propose une analogie intéressante : « Il n'est pas dépourvu
d'importance que nous soyons presque toujours inconscients de la
tendance de nos changements d'état. Une fable quasi-scientifique raconte
que, si vous arrivez à faire asseoir tranquillement une grenouille dans
une casserole contenant de l'eau froide et que vous augmentez la
température très lentement et progressivement, de manière qu'aucun
moment ne soit marqué comme celui où elle devrait bondir dehors, eh
bien, elle ne sautera jamais. Elle cuira. L'espèce humaine, qui change
son propre environnement en augmentant progressivement la pollution et
se dégrade l'esprit en détériorant lentement la religion, l'éducation,
se trouve-t-elle assise dans une telle casserole ? »
(13) L'un et l'autre, en s'interpénétrant, donneront plus tard la systémique.
(14)
Ernst von Glaserfeld est un philosophe, cybernéticien et psychologue né
en 1917 à Munich, et est considéré comme le fondateur du
constructivisme radical. Heinz von Fœrster est un scientifique alliant
physique et philosophie. Né à Vienne en 1911, il est considéré comme
l'un des fondateurs de la cybernétique de deuxième ordre. Jon Elster,
pour sa part, est un philosophe et sociologue norvégien né en 1940.
(15) La traduction paraîtra aux Éditions du Seuil en 1985.
(16) Le but premier de la cybernétique est en effet d'assurer l'équilibre à un système.
(17)
Dans le cas d'une pénurie d'essence à venir, et annoncée, les
consommateurs affolés vont se précipiter pour accumuler un stock de
carburant suffisant pour survivre à la pénurie, et provoquent de ce fait
la pénurie prévue. L'effet a alors rétroagi sur sa cause.
(18) Le novlangue de 1984,
de George Orwell, en est un exemple représentatif. La simplification et
la limitation de la pensée passent par la simplification du langage.
(19)
Elster reprend, afin de clarifier son propos, des exemples donnés par
Kant : ainsi, la négation passive du mouvement est le repos, tandis que
sa négation active est le mouvement en sens opposé ; la négation passive
de l'obligation est la non-obligation, sa négation active est
l'interdiction, etc.
(20) Voir les self-fulfilling prophecies mentionnées par Watzlawick.
Bibliographie
· Communication structure : Analysis of a Psychotherapy Transaction, Bloomington, Indiana University Press, 1973
· G. Bateson, Vers une écologie de l'esprit, t. II
· G. Bateson, D. Jackson, J. Haley, J. Weakland : « A Note on the Double Bind - 1962 », in Family Process, 2, 1963
· G. Bateson, La nature et la pensée – esprit et nature : une unité nécessaire
· P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986
· T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972
· Scriptoblog : L'invention de la réalité (dir. P. Watzlawick)
· Scriptoblog : La nature et la pensée (G. Bateson)
· P. Watzlawick, « A review of the Double-Bind Theory », Family Process, 2, 1963
· P. Watzlawick, J. Beavin et D. Jackson, Une logique de la communication, Paris, Éd. du Seuil, 1972
· P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, Changements : paradoxes et psychothérapie, Paris, Éd. du Seuil, 1975
· P. Watzlawick, La réalité de la réalité. Confusion, désinformation, communication, Paris, Éd. du Seuil, 1978
· P. Watzlawick et J. Weakland, Sur l'interaction, Paris, Éd. Du Seuil, 1981
· Y. Winkin, La nouvelle communication, Éd. du Seuil, 1981
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