dimanche 9 décembre 2012

Loys Bonod, prof de français : « Un élève de troisième a un niveau CM2 »


Dans une école de Ville d’Avray à la rentrée (Christophe Ena/AP/SIPA)
Si vous lisez régulièrement mon blog En aparté, vous devez savoir que je suis inquiète (et c’est un euphémisme) de l’évolution de l’Education nationale.
Très sensible à l’enseignement, notamment du français (je suis « littéraire » de formation et de cœur), j’ai découvert avec grand intérêt le blog La vie moderne, suite à la « petite expérience » numérique déjà très largement médiatisée et commentée. J’ai eu envie de donner la parole à son créateur, Loys Bonod, 37 ans, professeur de français.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis professeur certifié de lettres classiques. J’enseigne depuis quatorze ans, les huit premières années dans plusieurs collèges de ZEP, des Mureaux à Sarcelles, et depuis trois ans au lycée Chaptal à Paris. Je suis également blogueur et passablement technophile.
Sur votre blog, vous écrivez que l’enseignement du français a subi de graves atteintes dans le primaire et dans le collège, notamment depuis les réformes des années 90...
Ces réformes ont été pensées pour adapter l’école à une autre réforme des années 70, le collège unique, et à la massification qui s’en est suivie. [...] Concernant plus particulièrement le français, on peut parler de casse, voire de catastrophe, même pour l’orthographe la plus élémentaire en fin de scolarité obligatoire.
Notre propre langue devient étrangère à nos élèves. [...] L’idée générale est qu’il fallait :
  • renouveler l’enseignement du français,
  • procurer du plaisir,
  • rechercher la spontanéité,
  • promouvoir l’expression orale,
  • décloisonner les disciplines,
  • enseigner en séquences – ne plus enseigner un jour l’orthographe, un autre jour la grammaire et un dernier l’étude d’un texte mais faire tout cela ensemble à partir d’un texte –,
  • mettre en place l’interdisciplinarité – par exemple, l’enseignement du français doit aller de pair avec les arts plastiques ou l’histoire-géographie…
Avec le recul, je juge très sévèrement toutes ces réformes. [...] Ces réformes ne peuvent fonctionner qu’avec de très bons élèves, ceux qui sont privilégiés et ont déjà une solide culture personnelle, mais absolument pas pour les élèves en difficulté ou même « normaux ».
Ces derniers ont besoin de cadres clairs et rassurants. Avec le travail en séquences par exemple, où tout se retrouve « horizontalisé », les élèves sont perdus.
L’orthographe et la grammaire sont aujourd’hui réduites à la portion congrue. Et pourtant, ce qui se conçoit bien s’énonce clairement… A ce sujet, les élèves ne font que trop peu d’exercices répétitifs, pourtant nécessaires car structurants.
Lorsque j’étais en primaire, j’ai le souvenir précis que je faisais chaque soir mes trois ou quatre exercices de Bled. Aujourd’hui bien souvent, les élèves étudient vaguement un texte, apprennent un peu de poésie, savent compter en anglais. Certains réformistes militent pour la suppression totale des devoirs à la maison. [...]
Evidemment, face à la baisse inexorable du niveau, il a fallu diminuer considérablement les exigences (sujets simplifiés, consignes de notation complaisantes...).
Résultats : on est obligé aujourd’hui de fournir des formations de français à des étudiants ou des salariés qui savent à peine lire ou écrire, et on exige de candidats à un poste une certification Voltaire en orthographe.
Autre constat : la diminution dramatique des horaires en français. [...] Sur l’ensemble d’une scolarité, on a ainsi perdu trois ou quatre années de français. Un élève de troisième a maintenant le niveau d’un élève de CM2 des années 70 ou 80 ! Les dictées du brevet correspondent à un niveau de primaire.
En rejetant tout ce qui pouvait présenter trop de difficultés, on a privilégié la notion de plaisir dans les nouveaux programmes. Cela a pu sembler une bonne idée sur le papier. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Au collège, on invite à étudier des œuvres de jeunesse, assez pauvres au niveau littéraire. Résultat : les élèves ne sont plus familiarisés avec les textes classiques, leur syntaxe élaborée et leur vocabulaire riche et nuancé.
Paradoxalement, les programmes de français au collège et au lycée sont devenus quasiment universitaires. Par exemple, on étudie la « focalisation », alors que c’est une notion que je n’avais moi-même abordée qu’en licence de lettres… [...] J’en veux au système, pas aux élèves. A force de vouloir innover on a oublié d’être efficace. [...]
Je constate aussi – non sans amertume – que l’on dissimule cet échec avec des mesures telles que le livret de compétences, la disparition des notes chiffrées ou encore la suppression du redoublement. Mais ce n’est pas en interdisant les notes et le redoublement que l’échec scolaire disparaîtra !
A propos des nouvelles technologies, vous vous méfiez de ceux qui estiment que cela va régler tous les problèmes de l’école et être une avancée formidable...
Le numérique est considéré par certains comme un « deus ex machina » qui va sauver l’école de tous ses maux. Il apparaît aux yeux des nouveaux pédagogues comme le prolongement naturel de toutes les réformes catastrophiques mises en œuvre depuis les années 90, à savoir l’individualisation, le constructivisme, le refus de l’effort, etc.
A ce titre, non seulement je ne crois pas que le numérique puisse sauver l’école, mais je crains qu’il ne fasse qu’aggraver la crise actuelle.
Bien sûr, le numérique fait partie de nos vies, et je suis le premier à l’utiliser, mais je pense qu’il y a un âge pour tout. Un âge pour apprendre à élaborer une pensée construite, pour développer son esprit critique, pour acquérir une culture et de l’autonomie avant de se lancer à corps perdu dans le numérique.
Or ces apprentissages sont longs et demandent de la concentration, des efforts. Les nouvelles technologies, sans apprentissage, sont davantage synonymes d’instantanéité, de facilité et de distraction permanente.
Comme le souligne Xavier de La Porte (cf. cet article), la nouvelle fracture numérique n’est plus située entre ceux qui ont accès à Internet et ceux qui ne l’ont pas, mais entre ceux qui savent définir un cadre raisonnable pour son utilisation à leurs enfants et ceux qui n’y parviennent pas.
Elle est désormais entre ceux qui utilisent massivement le numérique à des fins de consommation passive et de divertissement et ceux qui en ont un usage créatif et éducatif. La fracture numérique prend une autre forme, celui du « temps gaspillé », estime-t-il à juste titre. Les écrans sont en effet chronophages et addictifs. Il est important que les enfants ne soient pas connectés trop jeunes.
Cela ne signifie pas que mes propres enfants (en maternelle et en primaire) ne les utilisent jamais mais toujours accompagnés. Et ce même si les produits technologiques semblent donner une apparente autonomie aux enfants.
Il y a des usages qui sont merveilleux :
  • écouter avec un lecteur multimédia des dizaines d’histoires empruntées à la bibliothèque (pour familiariser les tout-petits avec une syntaxe complexe, un vocabulaire riche et varié, pour leur procurer une culture et leur donner envie de lire),
  • regarder ensemble des grands films que l’on choisit,
  • s’amuser à fabriquer des animations ou des films en « stop motion » par exemple.
Mais à l’inverse, je m’inquiète de la généralisation des ordinateurs dans la chambre des enfants. Idem pour les réseaux sociaux ou les téléphones portables prématurément confiés à des enfants. Toutes choses qui échappent par nature à la supervision parentale.
D’ailleurs à ce sujet, personne n’a vraiment réfléchi à l’usage des portables à l’école et à ses implications. On a subi le phénomène.
Or, à quoi peut bien servir un portable à l’école ? A rien ! Un portable porte même atteinte à la scolarité de l’élève. Je songe à ce parent inquiet face aux résultats de son fils en chute libre : son fils en quatrième venait de recevoir un smartphone et passait son temps à envoyer des SMS pendant les cours, voire à téléphoner. [...]
Que peut-on faire ? Quelles réformes urgentes feriez-vous si vous étiez nommé conseiller technique au ministère de l’Education ?
Je pense qu’il est temps de revenir aux fondamentaux, à la maîtrise de la langue française, d’éviter de se disperser. Par exemple, je m’élève contre le numérique ou l’anglais au primaire : une perte de temps et d’énergie.
Je suis également contre les « enseignements exploratoires » ou les faux « accompagnements personnalisés » au lycée qui concurrencent les options et les disciplines, mais obéissent à une logique de zapping.
Je défends vivement la liberté pédagogique des professeurs, et me méfie du travail en équipes qu’on veut nous imposer sous de multiples formes. Un bon professeur est avant tout celui qui fait de bons cours : il est urgent de restaurer la confiance en l’enseignant.
Je pense qu’il faut revenir à des choses de bon sens, se recentrer sur l’essentiel dès le plus jeune âge.
Nous sommes allés beaucoup trop loin avec l’enfant « au centre du système » : bien sûr que l’enfant est au centre de l’école ! Mais, poussé à l’extrême, c’est un modèle qui réduit à néant l’autorité professorale.
J’ai à ce sujet des dizaines et des dizaines d’anecdotes ahurissantes qui démontrent l’actuelle impuissance des enseignants.
Tout est fait dans un établissement scolaire pour éviter qu’un élève ne soit sanctionné. La fraude elle-même est tolérée… J’ai le net sentiment que les chefs d’établissement ont désormais pour vocation d’éviter de faire des vagues. [...]
Enfin, de façon plus générale, le système éducatif est profondément inégalitaire. La reproduction sociale n’a jamais été aussi importante alors que l’intention initiale était justement démocratique.
Je suis favorable à une égalité des chances au départ mais je ne pense pas que ce soit une bonne chose de vouloir engager toute une génération à avoir le bac (et demain une licence ?).
C’est au fond très méprisant envers les métiers ne nécessitant pas une qualification élevée. Il faut rétablir le baccalauréat dans sa dignité et repenser ce que la société attend de l’école. Mais il faut également faire de vrais efforts dans les quartiers défavorisés pour permettre une égalité des chances ayant vraiment un sens, en stabilisant les équipes éducatives par des mesures incitatives et pérennes.

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