mardi 16 août 2011

De la maîtrise aujourd’hui










Arnaud Desjardins vient de nous quitter, la nuit du 10 août 2011, à 86 ans Cette formidable figure de la spiritualité en France venait de publier un livre : La Paix toujours présente à la Table Ronde qu’il disait être le dernier : c’était prémonitoire.

Il y fait la synthèse de ce qu’il a appris, reçu et transmis au fil d’une existence incroyablement riche et féconde. Devenu réalisateur de télévision, il tourne en effet dans les années 60 une série d’émissions consacrées à l’Inde spirituelle, puis aux maîtres tibétains en exil, aux soufis d’Afghanistan, pays alors paisible et accueillant, jusqu’au Japon où il découvre l’univers des temples zen. Ces films, qui connurent un grand succès lors de leur diffusion, lui permirent de rencontrer et vivre auprès de personnages exceptionnels tels la sainte Ma Ananda Moyi, le Dalaï Lama ou le maître zen Deshimaru, pour ne citer qu’eux. Il fera aussi passer leur message, qui deviendra le sien, par de nombreux livres et des enseignements oraux. Dans ce livre il aborde aussi bien la question de notre libre arbitre, que la façon de gérer notre quête intérieure en sachant discriminer les énergies saines et malsaines en nous. Pour lui, chacun de nous possède en soi un espace spirituel fait de calme et de sérénité qu’il s’agit de découvrir sous la masse de nos pollutions psychiques et émotionnelles. Il rappelle que pour réussir notre parcours intime d’évolution nous avons besoin d’un véritable entraînement moral, intellectuel et physique. Chez les anciens grecs le mot ascèse signifiait : l’art de s’entraîner. A chacun sa façon de trouver sa façon de faire !
C’est là tout le sujet de ce rare témoignage, qui nous enseigne à retrouver un équilibre fondamental orienté vers l’essentiel.

Arnaud fut l’une de mes toutes premières interviews en 1969, quand, jeune journaliste, je travaillais au n° spécial Planète Plus sur le saint hindou du 19ème siècle Ramakhrishna (réédité depuis au Courrier du Livre). Je me souviens lui avoir posé la question de savoir si, sur la voie spirituelle, on pouvait atteindre une étape ultime, un samadhi définitif, quoi ! Il avait éclaté de rire et m’avait répondu : « oui, on traverse des étapes pour s’apercevoir en fait que c’est toujours plus loin ! » C’est un être magnifique qui disparaît aujourd’hui. Il avait su défendre les principes d’une spiritualité laïque ouverte, tolérante et profonde, adaptée à notre temps.

J’écrirais longuement sur lui plus tard mais je tenais, dans l’émotion de cette triste nouvelle, à dire quelques mots sur cette personnalité majeure, cet ami, cet être humain éveillé dont beaucoup ont su apprécier la sincérité, la bienveillance et la présence.

Marc de Smedt


Vous pouvez lire ci-dessous un grand entretien paru dans la revue Nouvelles Clés il y a quelques années.

Depuis plus de 20 ans, Arnaud Desjardins nourrit la spiritualité française : des films, d’abord sur les Tibétains, les Soufis, le Zen... puis des livres à fort tirage et enfin l’enseignement direct depuis la mort de son maître Swâmi Prajnanpad.
Personnage controversé, méprisé ou admiré, Arnaud Desjardins est certainement celui qui se rapproche le plus de l’image d’un maître de sagesse en Occident.

Marc de Smedt : Arnaud Desjardins, beaucoup de vos lecteurs ont été étonnés, voire même très choqués, que vous ayez récemment fait certaines confidences à Télé 7 Jours au sujet de Dalida. Le titre même de l’interview tenait plus de la presse à cœur que du sérieux qu’on était en droit d’attendre de vous. Arnaud Desjardins est considéré comme un maître spirituel par beaucoup de gens. D’autres le traitent de paranoïaque. Je vous pose directement la question : "Peut-on vous prendre au sérieux ?".

Arnaud Desjardins : Je comprends ces réactions et en un sens je les partage car je ne suis pour rien dans ce titre auquel j’ai tenté de m’opposer. Par contre, j’assume l’hommage rendu à la dignité et à la sincérité d’une femme qui a joué un grand rôle dans ma vie pendant les années les plus intenses de ma sadhana auprès de Swâmi Prajnanpad. Renier mon passé pour préserver mon "image de marque" actuelle serait pour moi une lâcheté. Le but de la voie est toujours la mort de celui qu’on a été afin de vivre à un tout autre niveau.

M.d.S. : Votre photographie dans un hebdomadaire à grande diffusion paraissait contredire vos précédentes prises de position : je vous ai toujours connu très réticent à toute publicité. Lors de la publication d’une réédition en poche du livre Ashrams (Albin Michel, coll. Spiritualités Vivantes.), vous avez même déploré que votre photo figure en couverture.

A.D. : En effet. Je comprends qu’on montre partout la photo de Mâ Anandamayi ou de Ramana Maharshi parce que ces photos à elles seules représentent un témoignage extraordinaire, rien que par l’expression du visage ou le regard. Mais je suis plutôt un tâcheron de la spiritualité jouant le rôle qu’il a à jouer dans ce vaste ensemble et je ne souhaite pas, personnellement, qu’on diffuse des photographies comme on utilisait jadis des photos d’Arnaud Desjardins dans la presse. Sur tous les livres qui ont été publiés à La Table Ronde, j’ai toujours demandé, que, même en quatrième page de couverture, il n’y ait pas de photographie. Aussi ai-je été surpris lors de la réédition du livre Ashrams chez Albin Michel de voir ma propre photo sur la couverture, au lieu de celles des quatre grands sages de l’Inde auxquels le livre est consacré - comme c’était le cas dans l’édition précédente. Je ne trouve pas cela normal puisque je ne suis premièrement en rien un grand sage, en soulignant le mot grand, et deuxièmement en rien un sage de l’Inde. La photo des maîtres en question se trouve reléguée en 4è page de couverture et je trouverais plus juste que ce soit l’inverse. Je n’approuve pas non plus la campagne de promotion faite par les Éditions de La Table Ronde pour leur auteur Arnaud Desjardins. Je ne suis pas avant tout un écrivain, mais un ancien disciple qui assume de guider d’autres hommes et d’autres femmes sur le chemin qu’il a lui-même suivi, et je veux le faire dans la discrétion et la sobriété. Maintenant, on ne sait jamais ! Peut-être m’apercevrai-je un jour qu’il y avait des avantages inattendus dans ces publicités sur ma personne que je n’ai pas souhaitées. J’ai eu beaucoup de surprises dans ce domaine : ce qui ne paraissait pas une décision ou un événement heureux s’avère, en fin de compte, bénéfique... Beaucoup de ceux qui se souviennent d’Arnaud Desjardins il y a vingt ans le considèrent avant tout comme un grand voyageur qui aime bien passer à l’antenne, rencontrer des gens célèbres et être reconnu dans la rue. Tout ceci a existé mais date en effet d’une vingtaine d’années. En dehors des jugements excessifs implacablement critiques ou extrêmement élogieux, c’est très difficile, faute de sondages qui n’ont bien entendu jamais eu lieu, de savoir ce que représente Arnaud Desjardins pour les dizaines de milliers de lecteurs de ses livres. Je ne sais même pas qui lit ces livres : de temps en temps, j’ai la surprise d’apprendre qu’une sommité dans des domaines aussi divers que la science, l’art, la littérature les lit régulièrement. Je suis étonné de voir des universitaires que je n’auras pas cru concernés par ces livres, puisque je n’y fais preuve d’aucune rigueur académique, ou encore des prêtres et des religieux, lire fidèlement Arnaud Desjardins.

Personnellement, je me considère avant tout, et je dirais même presque exclusivement, comme un homme dont les intérêts permanents ont toujours été spirituels et même mystiques, et qui s’engage de plus en plus profondément dans cette ligne à mesure que les années passent. Il se trouve qu’un certain nombre de personnes me considèrent comme un maître spirituel ou un gourou mais d’une certaine coloration, c’est-à-dire un Occidental pouvant éventuellement passer quinze jours dans un Club Méditerranée ou dîner à Paris dans n’importe quel restaurant. Pour certains, c’est la preuve que je n’ai atteint aucun détachement réel, d’autres se sentent au contraire rassurés et encouragés sur leur propre chemin. Cela ne concerne en fait que la surface. La profondeur, c’est ce qui se passe quand une question vraiment profonde peut m’être posée ou quand ceux qui m’entourent et moi-même partageons un moment de silence. Si on me demandait : "Qui est Arnaud Desjardins ?", je donnerais cette réponse : "C’est avant tout un disciple vivant dans le souvenir des maîtres qui l’ont accueilli autrefois".

M.d.S. : Un mystique en cravate comme K.G. Dürckheim... Ce n’est certes pas la cravate qui importe.

A.D. : Les apparences contredisent parfois totalement l’idée qu’on se fait du mystique. C’est une question purement intérieure.

M.d.S. : Voilà une bonne façon de rappeler cette formule "l’habit ne fait pas le moine".

Personnellement, je remarque que cette attitude d’être touche beaucoup de gens parce qu’ils se sentent confortés dans leur façon de chercher au cœur même de leur existence insérée dans le monde moderne. C’est-à-dire qu’on n’a pas besoin de partir, comme disait maître Deshimaru, vivre dans une grotte, mais qu’il faut se rendre compte que, par la méditation, nous pouvons être et la grotte et la montagne.

A.D. : En même temps, il faut bien admettre et dire et redire que le détachement intérieur est fondamental. On ne peut à la fois vivre avec tous les désirs, toutes les peurs, toutes les protections, toutes les ambitions, et passer sur un autre plan. Certaines personnes peuvent se faire une idée sur Arnaud Desjardins producteur à la télévision, réalisant des films sur les Tibétains ou répondant à l’antenne aux questions d’André Voisin. Mais qui peut savoir l’essentiel, c’est-à-dire ce qu’a été la vie d’Arnaud à certains moments très forts à l’ashram de Mâ Anandamayi, dans les brouillards de l’Himalaya auprès de tel ou tel rimpoché tibétain et surtout année après année au Bengale auprès de Swâmi Prajnanpad ? Là, il n’y avait plus de caméraman, plus de télévision ni de livres à écrire ou à dédicacer. Il n’y avait plus de désarroi, l’espérance, toutes les contradictions qui se déchaînent, l’idée qu’on ne s’en sortira jamais, la lumière d’espérance, la fascination pour ces maîtres et, dans certains cas, la grande fermeté du gourou pour bousculer la force d’inertie des habitudes émotionnelles et mentales de celui qui les approche. C’est bien sûr l’essentiel et c’est ce que personne ne peut complètement savoir, même si le livre de Gilles Farcet le décrit d’une façon assez juste.

M.d.S. : Pouvez-vous me dire comment vous concevez le rôle du maître ?

A.D. : Tout dépend de celui qui approche le maître. Est-ce que je viens auprès de lui pour obtenir une inspiration ou même certaines réponses inoubliables, ou est-ce que je cherche à m’engager complètement auprès d’un maître particulier auquel je me soumets et par qui je me laisse guider ? Dans ma propre existence de recherche, j’ai ainsi une immense dette de gratitude toujours vivante pour Gurdjieff, même si je ne l’ai jamais rencontré, pour Sensei Deshimaru, pour Mâ Anandamayi, pour Kalou Rimpoché, pour Swâmi Ramdas et bien d’autres. Mais c’est à Swâmi Prajnanpad que je dois le plus en ce qui concerne une transformation personnelle et concrète.

M.d.S. : Chacune de ces personnalités a apporté quelque chose de différent dans votre expérience ?

A.D. : Oui, quelque chose de très différent et apparemment contradictoire. Mais aujourd’hui, je ne sens plus la contradiction.

M.d.S. : C’est-à-dire ?

A.D. : Je veux dire que la sagesse doit pouvoir éclairer la totalité de la réalité. Il est précieux que certains êtres nous fassent plus directement entrevoir ce qui est absolu, transcendant, mais il est précieux aussi que certains maîtres soient insérés jusqu’au cou dans le concret, dans le relatif avec des contradictions, et qu’ils nous les montrent éclairées par une certaine lumière qui est celle de la liberté et de la compréhension. Les maîtres que je viens d’évoquer sont des sages dont j’ai été très proche pendant des mois, que j’ai vus de près, que j’ai observés. Je pense notamment à ce visage particulier de la sagesse que représentait Sensei Deshimaru qui paraissait tellement incarné sur terre, si directement dans notre monde.

M.d.S. : Bon vivant rabelaisien...

A.D. : Bon vivant, terrestre, mais avec toujours quelque chose de plus à l’arrière-plan, une dimension qui fait le maître ou le sage. Si, dans un roman consacré à la spiritualité, on pouvait mettre en scène un sage, que choisirai-t-on comme prototype ? Les traits communs sont la liberté, l’humilité (même dans la célébrité), l’absence, bien entendu, de toute tristesse, dépression, mélancolie, et ce qu’on appelle, tendresse, compassion, bonté, richesse de cœur... qui dépassent toutes les normes habituelles. Je vois bien qu’en occident aujourd’hui tous les êtres humains ont la nostalgie de l’amour, de la tendresse, mais tous n’osent pas l’assumer. Certains croient qu’ils cherchent la force, la puissance et associent dans leur esprit l’amour et la bonté à la faiblesse. Ils pensent que c’est très beau mais que ce n’est pas avec ça qu’on peut s’affirmer dans le monde. Ils sont donc très sensibles au sage capable de s’imposer dans le monde et qui paraît même plus fort que les autres dans la loi de la jungle. Taïsen Deshimaru a accompli cet exploit incroyable d’arriver complètement inconnu dans notre pays, ne parlant même pas français, et d’acquérir en quelques années une grande renommée, de toucher des êtres connus si ce n’est célèbres et de laisser derrière lui une œuvre vivante qui continue à s’amplifier après sa mort. N’importe qui sans aucun intérêt spirituel peut être béat d’admiration devant un homme comme Deshimaru et, dans un autre style, devant quelqu’un comme Gurdjieff d’après tout ce qu’on a entendu dire de lui. On a l’impression que Gurdjieff aurait réussi dans n’importe quelle activité qu’il aurait voulu exercer. En se trouvant en face du doux Ramdas avec son sourire, son amour, on n’a pas toute de suite la même impression de force. Mais pour moi, ces grandes distinctions apparentes ne sont justement qu’apparentes, et à mesure que les années passent, je sens de plus en plus le fond commun derrière ces formes non seulement différentes mais parfois contradictoires.

M.d.S. : Est-ce que vous avez l’impression qu’on va voir une sorte de pullulement de petits ou grands maîtres, d’instructeurs-éveilleurs dirai-je, avec cet intérêt de plus en plus grand pour la spiritualité ?

A.D. : Vous soulevez là une autre question qui devient quantitative...

M.d.S. : Parce qu’il y a de plus en plus de gens qui prennent en charge des destins et qui font de la publicité pour leur activité.

A.D. : Oui, il y a de plus en plus de gens qui prennent en charge des destins, qui font de la publicité et qui n’hésitent pas à proposer en cinq jours "l’union du corps et de l’esprit, l’épanouissement de la personnalité, la libération des forces profondes" - c’est-à-dire un programme qui est en effet celui de la voie spirituelle - même s’ils ne s’attribuent ouvertement pas la qualification de maîtres ou de gourous. Tous les maîtres reconnus que j’ai rencontrés en Asie et en Europe affirment que la voie est longue, laborieuse, qu’elle demande beaucoup de courage, de persévérance, d’acharnement même, alors que la plupart de ces groupes en tous genres qui prolifèrent aujourd’hui promettent beaucoup en très peu de temps : à les entendre, on a l’impression qu’un stage de douze jours au mois de juillet va vraiment transformer en profondeur, ce qui est en contradiction flagrante avec l’expérience de toutes les formes d’ascèse depuis toujours.

M.d.S. : Est-ce que vous conseilleriez donc surtout la méfiance par rapport à toutes ces propositions ?

A.D. : Il y a certains groupes qui se présentent sous une façade religieuse et qui méritent plus ou moins le qualificatif de sectes. Parmi les stages d’épanouissement personnel, certains sont néfastes. Ils peuvent perturber, faire lever des émotions profondes qu’ensuite personne ne peut prendre en charge. Beaucoup d’autres sont bien sûr bénéfiques, apportent, sans aucun doute quelque chose sur le moment. Mais il faut beaucoup plus que cela pour constituer une voie conduisant peu à peu à la maturité, à la mise à jour des motivations inconscientes et à la réunification qui permet ensuite le lâcher-prise, l’effacement de l’ego, la mort à soi-même qui relèvent à proprement parler du chemin spirituel.

M.d.S. : Et alors, comment choisir ? Que dire, par exemple, à des gens qui lisent Nouvelles Clés et rencontrent toutes ces publicités sur les stages ?

A.D. : On peut leur dire : "Si vous faites des rencontres - et pourquoi pas - si vous participez à des stages qui vous attirent, faites-le les yeux ouverts. Essayez de ne pas vous leurrer, de ne pas prendre vos désirs pour des réalités, de ne rien ajouter en imagination à ce que vous auriez ressenti et vécu". Et je dirais aussi : "Ne croyez pas aux résultats rapides, parce que vous serez tôt ou tard déçus - si ce n’est dans six mois, ce sera dans deux ans". Il est évident, même si l’on ne peut pas en faire une loi absolue, que l’enseignement qui s’insère directement dans la tradition tibétaine par exemple, dont on connaît le lama d’origine, présente des garanties qui ne présente pas l’enseignement donné par une personne qui, elle-même, n’aurait pas été formée par une ascèse méthodique auprès d’un maître. Il existe un certain nombre de sages qui sont devenus sages par eux-mêmes comma Mâ Anandamayi, comma Ramana Maharshi, aujourd’hui comme une jeune femme du nom d’Amritanandamayi ; ils ont vécu leur propre ascèse, animés de l’intérieur. Mais ce sont des cas qui constituent une exception à la règle. C’est pourquoi je dirai qu’un maître est avant tout quelqu’un qui a été lui-même pendant des années un disciple, qui a eu en face de lui un gourou pour rectifier ses erreurs, éventuellement se dresser violemment contre ses illusions, parfois manifester une colère presque terrifiante pour donner un coup d’arrêt à tout ce que le mental se croit permis. Et, finalement, un disciple demeure un disciple même si un jour il devient maître à son tour : on sentait bien en Deshimaru, par exemple, le disciple de Kodo Sawaki, bien que Sensei ait fait ce que n’avait pas fait Sawaki, qu’il n’ait pas été une simple imitation de Sawaki. C’est le maître qui s’exprime à travers le disciple mais, en même temps, c’est une sagesse supra-individuelle dont chaque gourou est l’instrument.

M.d.S. : Mais alors, vous privilégiez donc malgré tout la voie traditionnelle, qu’elle soit chrétienne, hindoue ou bouddhiste ?

A.D. : Je privilégie la voie traditionnelle, bien que celle-ci puisse prendre une forme très originale avec tel ou tel de ses représentants. Le rattachement est plus ou moins strict. En ce qui me concerne, je vis dans le souvenir des maîtres hindous, tibétains, soufis, des quelques maîtres zen que j’ai rencontrés, de certains moines chrétiens dont j’ai été très proche, des hommes (ou des femmes) et des réalités que j’ai reconnues, devant lesquelles je me suis incliné, auxquelles je me suis abreuvé et qui aujourd’hui vivent en moi ; sans vouloir choquer qui que ce soit, je paraphrase l’expression "la communion des saints" en disant "la communion des sages" et, pour moi, cette communion est extrêmement forte et vivante. Je me sens à ma place dans un vaste ensemble, chacun ayant son rôle particulier à jouer. Je constate que tel maître que j’ai vénéré n’a jamais écrit une ligne et que peu à peu Arnaud Desjardins publie plus de en plus de livres. Il semble que ces livres aident les lecteurs, très bien ; pourtant, même s’il y a mon nom sur la couverture, je ne regarde pas ces lignes comme une expression personnelle mais comme ayant leur place dans cet ensemble.

M.d.S. : Mais alors, est-ce qu’on ne pourrait pas vous taxer d’esprit de syncrétisme ?

C’est un mot qui est très à la mode actuellement, notamment chez les catholiques romains qui éprouvent une sorte d’angoisse devant ce mouvement de tolérance à l’égard des autres religions.

A.D. : Il peut y avoir deux types de syncrétisme. L’un concerne la doctrine, les dogmes : on complète l’idéologie chrétienne par les formules védantiques ou bien on essaie de faire coïncider la trimurti hindoue avec la trinité chrétienne, ou bien on tente de voir si l’on peut faire des rapprochements entre les trois corps du Bouddha, nirmamakaya, dharmakaya, sambhogakaya et le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Je comprends que ce soit passionnant pour certains et insupportables pour d’autres. Et puis il y a le syncrétisme des pratiques, un peu de zazen, mais aussi un peu de danse soufie ou de lamas tibétains parce que le zazen est trop immobile et pourquoi pas également des respirations yogiques ou la répétition d’un mantra. Il s’agit de deux syncrétismes différents, l’un doctrinal et l’autre au niveau des pratiques. Un maître spirituel ne peut retransmettre que ce qu’il a lui-même complètement pratiqué, vérifié, digéré, assimilé, et il se peut que dans ce qu’il offre on puisse retrouver des similitudes avec telle ou telle pratique et même des origines un peu différentes. On ne peut plus alors parler d’un syncrétisme mais d’une synthèse vivante.

M.d.S. : Oui, parce que finalement le fait de conjuguer une posture zen avec une gymnastique indienne ou de dire une prière chaque matin n’est pas forcément incompatible. Saint Augustin disait : "Si vous n’avez pas de prière adéquate, inventez-là !" N’importe quel mot peut faire office de prière, n’importe quel genre de respiration, si elle fait du bien, peut vous aider...

A.D. : En ce qui me concerne, je vais donner un exemple : pendant quelques années, j’ai été très attiré par l’hindouisme, que ce soit en France ou en Inde, et j’ai même reçu certaines directives : j’ai, par exemple, beaucoup pratiqué le pranayama du type respiration alternée par la narine gauche et par la narine droite, avec l’idée que la narine gauche était reliée à un nadi et la narine droite à un autre nadi - comme on dit dans les livres. Je considère que je n’ai jamais vraiment pu assimiler ces pratiques, qu’elles me sont restées extérieures. Par conséquent, je n’aurais pas l’idée de les suggérer ou de les utiliser pour aider qui que ce soit. LA QUALITÉ D’AMOUR Par contre, ce que j’ai compris à travers Dürckheim et à travers Deshimaru à propos de l’expiration dans l’abdomen, de la descente du centre de gravité dans le bassin et d’un certain ancrage dans le hara a joué un si grand rôle dans ma propre vie, aussi bien assis immobile que dans le courant de mon existence, que pour moi maintenant il ne s’agit plus du hara de Dürckheim ou du hara de Deshimaru mais de quelque chose qui fait partie de mon être. Je ne considère donc pas cet apport comme l’élément d’un syncrétisme mais d’une synthèse s’intégrant aisément avec la rigueur intellectuelle de Swâmi Prajnanpad. Mais, bien sûr, ceci n’engage que moi.

M.d.S. : De toute façon, chaque pratique est individuelle, geste psychosomatique particulier...

A.D. : Quant aux discussions métaphysiques et théologiques au niveau du plus haut accomplissement accessible à l’homme - à savoir "subsiste-t-il encore une distinction entre le Créateur et la créature ou la créature s’est-elle tellement effacée qu’il ne reste plus que la réalité ultime ?" est-ce que ces prises de position doctrinales sont nécessaires pour progresser sur la voie ? A mon avis, il est inutile de dépenser trop d’énergie dans des discussions théologiques au détriment de ce qui est simplification, réunification, ouverture du cœur. Chez les sages ou moines ou religieux que j’ai rencontrés, ce qui m’importait d’abord c’était la qualité d’amour qui émanait d’eux. A partir du moment où l’on constate qu’un être n’est qu’amour, amour inconditionnel, absolu, on peut s’intéresser à la voie qu’il a lui-même suivie. Je trouve qu’on consacre trop de temps à se demander si quelqu’un soutient des propos orthodoxes ou hérétiques, alors que l’important est de sentir s’il rayonne la lumière intérieure, s’il incarne la paix, la tranquillité, l’amour, s’il nous paraît vraiment un être transformé et, tout simplement, s’il nous fait envie. Je ne sais pas pourquoi on emploie plus généralement le mot amour pour un chrétien et le mot compassion pour un bouddhiste. Je n’ai personnellement jamais perçu de différence au niveau de cette qualité d’amour qui émane de tous les maîtres, quel que soit leur rattachement traditionnel.

M.d.S. : Qui dit amour du sage dit aussi besoin d’amour de celui qui est en face. Or, ce besoin d’amour et ce contact avec autre chose se manifeste de manière très anarchique, avec un foisonnement invraisemblable. De plus en plus de gens - il n’y a qu’à voir le tirage des livres qui paraissent sur le sujet - s’intéressent à la "spiritualité", sans d’ailleurs vraiment savoir ce que ce terme recouvre exactement. Comment répondre à cette immense demande ? Faut-il laisser s’amplifier ce mouvement ? Actuellement, on voit cet énorme besoin de spiritualité et de recherche intérieure manifesté partout, y compris dans les grands médias. Avant, le Nouvel Obs, l’Express, le Point, le Monde... ne parlaient presque jamais de spiritualité sinon de décisions du Vatican, maintenant on y trouve des articles, en couverture, sur Dieu et la Science, etc...

A.D. : Dans des colloques, des séminaires à l’intérieur des entreprises, il est de plus en plus question de spiritualité. Récemment, j’ai lu toute une documentation sur "l’entreprise métanoïque", qui ne serait plus seulement le lieu de la production de denrées matérielles mais le lieu de l’épanouissement spirituel de l’individu.

M.d.S. : J’ai eu ce matin à l’appareil un haut fonctionnaire du ministère des Techniques de l’Industrie qui me disait : "Ici, au ministère, nous sommes de plus en plus intéressés, par ces sujets-là, etc..." Donc, il y a vraiment un énorme mouvement de société. Mais que va-t-il se passer en face de ce regain d’intérêt pour la spiritualité "tous azimuts" ? Ne faut-il pas s’attendre à des réactions très fortes ?

A.D. : Il y a, en effet, un mouvement de société d’une grande ampleur qui engendre par réaction un durcissement de certaines traditions consacrées, ce qu’il est convenu d’appeler "la montée des intégrismes". Quant au foisonnement et à la prolifération anarchique de ceux qui exploitent le marché de l’ésotérisme, il faut bien voir que ce n’est pas seulement le marché de l’aspiration spirituelle, c’est le marché de la souffrance. Il ne s’agit plus de la ruée vers l’or mais de la ruée vers la souffrance du prochain.

M.d.S. : Pouvez-vous préciser un peu ?

A.D. : Je veux parler de l’aspect cruel de ce "marché du bonheur" qui n’hésite pas à tirer profit de la souffrance d’autrui : vous souffrez, parfait, je vais pouvoir vous soutirer un peu d’argent en vous faisant croire que je vais diminuer votre souffrance.

M.d.S. : Oui, mais ne vais-je pas pouvoir vous aider aussi ?

A.D. : Parfois, oui. Mais, la plupart du temps, la souffrance n’a pas diminué. Et des êtres malheureux continuent à errer d’une porte à une autre en espérant toujours trouver la solution miracle qui va résoudre leurs problèmes.

M.d.S. : D’un autre côté, tenter quelque chose fait sortir celui qui souffre de son marasme, de sa dépression. Cela le fait bouger, cela lui fait voir d’autres réalités, connaître d’autres expériences, et peut-être, petit à petit, va-t-il tomber au bout de sa quête sur quelque chose qui va lui permettre de s’ouvrir. Donc, est-ce qu’on peut jeter la pierre à cette recherche maladroite ? Par exemple, avant de rencontrer Deshimaru, combien de groupes ai-je faits ? Et je ne dirais d’aucune de ces expériences qu’elle a été mauvaise, même si elle s’avérait totalement inintéressante.

A.D. : C’est certain. Si on l’observe autour de soi, on peut constater qu’il existe deux sortes de recherche. D’un côté, il y a ceux qui sont décidés à changer, à atteindre la liberté et la réunification qu’ils ont entrevues et qui ne se découragent jamais. Et puis il y a ceux qui ne comprennent pas qu’il faut peut-être beaucoup payer de sa personne. Bien que toutes les traditions soient unanimes pour dire que la grâce - ou le lâcher-prise - joue le rôle déterminant, en ce sens que ce n’est pas un être fini qui peut s’emparer de l’infini, notre part personnelle demeure cependant importante. C’est une affirmation que je maintiendrai toujours. Un grand moment d’exaltation et de conversion dans lequel on sent : "Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour moi, c’est pour moi que ce Fils est mort sur la croix et ressuscité et par ma foi en Jésus-Christ, je suis sauvé", même ce grand élan, aussi sincère soit-il, ne suffit pas pour métamorphoser un être humain. Toute l’histoire de la spiritualité chrétienne montre l’acharnement des moines et des mystiques pour purifier leur psychisme, pour se libérer de leurs contradictions et passer par ce qu’on a appelé la voie purgative précédant la voie contemplative avant la dernière étape, celle de l’union. Grave est le fait que la plupart des gens ne comprennent pas la part d’efforts personnels indispensables pour changer : personne n’oserait promettre de former un pianiste virtuose en dix leçons ou un 5è dan de judo en douze jours. Par contre, je le répète, on ne se gène pas pour annoncer : "Libérez les énergies qui sont en vous, établissez-vous dans la paix des profondeurs, épanouissez vos potentialités, redécouvrez la spontanéité et la joie de vivre", le tout en quelques jours. A côté de ces programmes alléchants, la pauvre tibétain imbécile qui a pris la peine de faire deux retraites de trois ans trois mois, à la suite, pour devenir lama, passe vraiment pour un demeuré.

M.d.S. : Dernières questions, Arnaud. On assiste à une fin de siècle on ne peut plus mouvementée et intéressante. Par exemple, presque en même temps que cette grande liberté qui, vient de se produire à l’Est, on voit apparaître - comme si + et - positif et négatif, ne pouvaient aller de pair de façon totalement indissociable - un retour des nationalismes et des sectarismes les plus féroces. On parle de pogroms en Russie, on assiste à des luttes littéralement tribales, il n’y a pas d’autres mots. On a l’impression de revenir cinquante ans en arrière au niveau de l’Europe de l’Est et, parallèlement, il semble que certains grands esprits, comme Jacques Attali ou d’autres, envisagent une sorte de gouvernement mondial qui nous permettrait et de réguler les problèmes de pollution et de dépollution, et de tenir un peu ce village planétaire en mains de manière plus efficace. Et on s’aperçoit que les conflits entre religions risquent d’être - c’est quand même un comble ! les plus grands fauteurs de troubles, les plus grands obstacles à l’unification de l’humanité entière. N’y a-t-il pas quelque chose d’atroce dans le fait que des religions qui prônent toutes l’amour soient à l’origine des plus grandes discussions ?

A.D. : Ce qu’on voient déjà, c’est l’importance que prennent les grandes passions idéologiques et l’absence de toute tolérance. Je ne considère pas du tout comme impossibles des conflits sont la base serait plus idéologique qu’économique.

M.d.S. : Sri Aurobindo a consacré une partie de son œuvre à la descente du plan divin à venir. Comment ressentez-vous ses allégations ?

A.D. : Je dois dire que, personnellement, je ne me sens pas vraiment concerné. Ce plan divin est déjà descendu depuis longtemps et la porte est ouverte depuis longtemps qui permet aux êtres humains d’entrer en relation avec ce plan divin. Même si une société dans laquelle tous les hommes seraient exclusivement inspirés par l’amour et le non-égoïsme ne voit jamais le jour, par contre des milliers d’hommes pourraient témoigner qu’une transformation radicale est possible. Je ne vois pas en quoi un sage peut aller plus loin aujourd’hui que ne l’a été le Bouddha. La Mère de l’ashram d’Aurobindo a dit à une personne que je connais bien : "Ici, nous commençons là où Ramana Maharshi s’est arrêté". En moi, cette phrase n’a aucun écho. Mais, enfin, encore une fois, cela n’engage que moi. Personnellement, j’en reviendrai inlassablement à l’amour, la compassion, la miséricorde ici et maintenant.

À lire :

Ashrams et Confidence impersonnelles, entretien avec Gilles Farcet (éd. Albin Michel).

Tous ses autres livres se trouvent aux éditions La Table Ronde.

Notes :

Les films d’Arnaud Desjardins sont disponibles dans notre Boutique (rubrique DVD-Vidéo).
Vous y trouverez aussi en MP3 "Questions sur la voie", un entretien audio fait il y a peu années avec lui.
Et dans les Essais-Clés son dialogue avec le philosophe Jean-Louis Cianni "Oui, chacun de nous peut se transformer".

Propos recueillis par Marc de Smedt

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