jeudi 19 septembre 2013

Les nouveaux gourous du management

Trente ans après leur heure de gloire, les "papes" de la pensée managériale peinent à trouver des successeurs. Qui pour assurer la relève de Peter Drucker, l'un des précurseurs de la planification stratégique et du management par objectif ? Quel théoricien pour succéder à Henry Mintzberg, fondateur de l'"école de la contingence", qui a montré comment les modes d'organisation, en évolution permanente, sont déterminés par l'environnement économique ? Les experts mondialement reconnus pour penser l'entreprise dans sa globalité semblent aujourd'hui manquer à l'appel. Le temps des gourous serait-il révolu ?

"Les entreprises se méfient des modèles et des solutions clefs en main, souligne Jean-Louis Muller, directeur de l'unité RH et management à la Cegos. Elles s'aperçoivent qu'être manager est plus complexe que ce que l'on apprend dans les livres ou dans les écoles." En outre, la crise est passée par là. "Personne n'a rien vu venir, et les grandes théories ne leur ont été que d'un faible secours", rappelle Freek Vermeulen, professeur de stratégie à la London Business School. Un paradoxe, à l'heure où dirigeants et cadres recherchent des clefs pour repenser les modèles organisationnels et stratégiques. De leur côté, les chercheurs avancent en tâtonnant. Si dans ses cours Freek Vermeulen continue malgré tout, comme ses collègues, à enseigner les préceptes de ses glorieux prédécesseurs, il n'hésite pas à démontrer, études de cas à l'appui, les limites de leurs théories. "Je suis comme un zoologiste qui étudie le comportement des animaux avec un regard extérieur." Il met ainsi en évidence la faillite des stratégies fondées sur la seule observation de la concurrence pour définir un modèle de développement de l'entreprise.

Désormais, la priorité est au pragmatisme
De là à ériger en nouveau paradigme cet enseignement théorisé sous le nom de stratégie océan bleu par Chan Kim et Renée Mauborgne,deux chercheurs de l'Insead, il y a un pas. S'appuyant sur l'étude de 150 cas, ces professeurs invitent les acteurs économiques à quitter les rives de l'"océan rouge", fait de concurrence acharnée, pour plonger dans l'"océan bleu", réservé aux pionniers qui, en se positionnant sur des marchés encore inexplorés, ont réussi à s'affranchir de leurs compétiteurs. "Aujourd'hui, il est pratiquement impossible de tirer de nos observations ou de nos recherches des enseignements globaux qui pourraient s'appliquer à tous les secteurs et à tous les types d'entreprises", remarque David Courpasson, professeur de sociologie des organisations à l'EM-Lyon et éditeur en chef de la revue Organization Studies.
Les consultants spécialisés font le même constat : "Dans les années 80, on allait à Chicago rencontrer des universitaires pour comprendre les évolutions, trouver de nouveaux concepts, pointe Jean-Luc Placet, président du Groupement des syndicats Syntec des études et du conseil. Ces temps-là sont révolus. Désormais, nous sommes devenus pragmatiques. Les dirigeants sont en quête de réponses à leurs besoins spécifiques."
Comment en est-on arrivé à cette situation ? "Dans un monde de plus en plus complexe, la recherche tend vers une spécialisation toujours plus poussée. Ce mouvement rend difficile l'identification de chefs de file pour les managers comme pour les chercheurs eux-mêmes", se défend Nicolas Mottis,enseignant et chercheur à l'Essec, qui essaie, dans le programme de management général de l'école réservé aux cadres seniors, de guider les entreprises dans les arcanes d'un savoir en construction. "Les recherches ne s'organisent plus autour de maîtres à penser, mais autour de réseaux thématiques regroupant plusieurs chercheurs travaillant sur les mêmes problématiques." Parmi eux, ceux abordant les questions de gouvernance, la transformation des organisations ou l'entrepreneurship ont particulièrement le vent en poupe. "Sans oublier la responsabilité sociale, l'innovation, les risques psychosociaux ou encore la gestion de la diversité", note Jean-François Chanlat, directeur de l'executive MBA de Paris-Dauphine, qui a décidé, cette année, de réaménager son cursus sous l'angle de ces nouveaux questionnements. Les premiers cours seront confiés à Jean Pasquero, titulaire de la chaire de responsabilité sociale et de développement durable de l'université du Québec à Montréal et vice-président du Réseau international de recherche sur les organisations et le développement durable, qui a fait de l'éthique en entreprise l'un de ses principaux champs d'exploration.



L'importance du travail collaboratif
Même préoccupation à Bocconi, la business school milanaise où Maurizio Zollo, transfuge de l'Insead et directeur du projet académique Response - la plus grande étude sur la responsabilité sociale de l'entreprise à ce jour, financée par l'Union européenne -, est mis sur le devant de la scène.
"Ces recherches nous aident à nous poser de bonnes questions", insiste André-Benoît De Jaegere, directeur de l'innovation à Capgemini Consulting. De cette exploration est né un séminaire sur les grands courants de la pensée managériale inscrit au catalogue de Sciences Po-Paris. Il est alimenté par les pépites qu'a dénichées le consultant. A l'image de Morten Hansen, enseignant à l'Insead, dont le récent ouvrage, Collaboration, met l'accent sur l'intérêt du travail collaboratif en s'appuyant sur son concept de T-shaped management : les managers doivent encourager leurs collaborateurs à donner le meilleur d'eux-mêmes dans leur domaine d'expertise (barre verticale du T) tout en veillant à prendre des éléments leur permettant de progresser dans les activités développées par d'autres (barre horizontale du T).

Gary Hamel, professeur à la London Business School, s'illustre, quant à lui, grâce à ses conférences sur le "management 2.0" et "la créativité collective" née de l'utilisation des réseaux sociaux, qui font un tabac dans les amphis et dans les cercles où se retrouve la crème des dirigeants. Elles ont inspiré Frédéric Fréry, directeur académique du MBA de l'ESCP-Europe qui a par ailleurs écrit la préface de son ouvrage, La Fin du management. Inventer les règles de demain. Professeur à Judge, la business school de l'université de Cambridge, Jochen Menges surfe sur le concept de slow management. Les dirigeants doivent, selon lui, revoir leurs méthodes de management et prendre le temps nécessaire pour construire le futur de l'entreprise avec leurs salariés.
Don Sull, de la London Business School, repéré par le magazine Fortune comme l'un des dix penseurs en management les plus influents du moment, s'efforce de leur apprendre à manager dans l'incertitude. Son credo ? Surfer sur la dernière nouveauté en combinant de différentes manières des éléments déjà existants permet de développer de nouveaux produits qui ne nécessitent pas de longs développements technologiques (parfois d'ailleurs sans utilité réelle une fois sortis des labos). Exemple : en pleine crise économique, le constructeur automobile Hyundai est le seul à avoir tiré son épingle du jeu outre-Atlantique en proposant aux consommateurs une "assurance" les autorisant à mettre fin au remboursement ou à rééchelonner les crédits consentis pour l'achat d'une voiture en cas de licenciement. Au moment où ses concurrents misaient sur les technologies propres... Côté français, les travaux sur la gouvernance de Pierre-Yves Gomez, enseignant à l'EM-Lyon, suscitent un véritable engouement. Il met en garde les décideurs contre les excès des modes managériaux bureaucratiques ne laissant pas de place à la créativité des salariés.
Les croisements entre disciplines sont essentiels
Les managers se tournent également vers des recherches conduites dans d'autres disciplines et dont les enseignements sont transposés dans le monde de l'entreprise. "Boris Cyrulnik, avec son concept de "résilience", trouve de plus en plus d'écho", met en avant Jean-Louis Muller sur son blog. Cette notion "issue de la métallurgie - la disposition des métaux à reprendre leur forme après une forte déformation - devient dans le domaine des sciences humaines la capacité à rebondir et continuer à vivre pendant et après des événements imprévus ou douloureux". Les économistes sont aussi très écoutés, à l'instar de Daniel Cohen et de ses leçons sur la société post-industrielle, dont les entreprises peuvent se saisir pour redéfinir leurs business models dans un monde ouvert et global.

Les sociologues, comme Eric Maurin, directeur de recherche à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, avec ses travaux sur le déclassement, intéressent également les décideurs à l'heure où la contestation des élites risque de créer de nouveaux fossés entre dirigeants et dirigés. "Tout comme Anthony Giddens, professeur émérite à la London School of Economics, auteur de nombreux ouvrages sur l'évolution des sociétés et sur la modernité", mentionne David Autissier, maître de conférences à l'Institut d'administration des entreprises Gustave-Eiffel de l'université Paris XII.
Les philosophes reviennent eux aussi en force. "D'Aristote à Michel Foucault, ils sont plébiscités pour leur capacité à faire prendre de la hauteur", lance Loïk Roche, directeur de la pédagogie et de la recherche à Grenoble Ecole de management, qui s'applique à convaincre ses collègues de faire une place à ces enseignements dans leurs cours.

Tous les universitaires reconnaissent que le croisement entre les disciplines est de plus en plus prégnant dans leurs travaux. "Comment aborder les formations en finance sans prendre en compte les analyses de la psychologie sur le comportement, ou aider une entreprise à réfléchir au lancement de nouveaux produits sans disséquer les ressorts de la créativité dans le domaine artistique ?" s'interroge Valérie Gauthier, professeure à HEC. Son concept de "savoir relier" est devenu la pierre angulaire du programme MBA qu'elle dirige. L'interdisciplinarité est aussi la marque de fabrique de l'Ecole de Paris du management. Ses conférences permettant à des universitaires, chefs d'entreprise ou décideurs de confronter leurs points de vue et de s'enrichir mutuellement sont devenues l'un des lieux phares où les managers peuvent découvrir où et comment s'invente le futur...

Pankaj Ghemawat Le stratège de l'entreprise. Il devient, en 1991, le plus jeune professeur recruté à Harvard, avant de mettre le cap sur l'IESE de Barcelone, où il enseigne la stratégie. Sa "semi-globalisation" met en garde les entreprises contre une vision simpliste de la mondialisation, rappelant que celle-ci est en réalité partielle, les cultures nationales jouant encore un rôle central.


Manfred Kets De Vries Le psy au chevet des organisations. Son concept d'"entreprise névrosée" permet de repenser le rôle des managers à l'aide d'outils empruntés à la psychanalyse. Auteur de plus de 300 articles scientifiques, ce titulaire de la chaire de développement du leadership de l'Insead est considéré par le Financial Times ou The Economist comme l'un des chercheurs les plus influents.

Norbert Alter L'homme clef des ressources humaines. Dans Donner et prendre. La coopération en entreprise, prix du livre ressources humaines décerné par Le Monde, Sciences Po et Syntec, le sociologue revisite la question centrale de la motivation qui se pose aux managers : il ne s'agit pas de mobiliser les salariés, mais de tirer parti de leur envie de donner, explique le responsable du master Management, travail et développement social de Paris-Dauphine, et intervenant de son executive MBA.

Henry Chesbrough Le théoricien de l'innovation. En 2003, avec Open innovation : à la recherche d'un nouveau paradigme, le directeur du Center for Open Innovation de Haas, la business school de Berkeley, est l'un des premiers à réfléchir à l'usage des réseaux comme accélérateur de l'innovation dans les entreprises, et à étudier les effets de ces flux d'informations sur le management et les organisations, en matière notamment de droits de propriété intellectuelle.

George Kohlrieser Le pro des négos à hauts risques.Négociations sensibles, traduit en français en 2007, a reçu le prix du Meilleur Ouvrage économique commercial. Ce qui a propulsé cet universitaire pragmatique parmi les têtes d'affiche du programme Orchestrating Winning Performance, proposé chaque année par l'IMD Business School de Lausanne, où se pressent 800 dirigeants du monde entier. Cet extraordinaire psychologue captive son auditoire en s'inspirant des pourparlers qu'il a conduits lors de prises d'otages

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