Il y a quelques années, un savant anglais est venu dans notre ville. Pendant deux semaines, il a couru tous les bazars à la recherche de musiciens afghans. Il a fini par nous trouver dans une maison de thé enfumée de Khyber Bazar, plongés depuis le matin dans une partie d'échecs. Nous le retrouvâmes le soir dans sa chambre d'hôtel. Là, il nous fit écouter sur son magnétophone l'enregistrement d'un morceau de piano, composé, dit-il, par un musicien français du XXe siècle et censé illustrer le chant du loriot.
Il nous demanda ce qu'évoquait pour nous cette musique. J'observai Aref le joueur de tablas, Sharif le chanteur ainsi qu'Amir de Herat, virtuose du robâb. Aucun ne savait quoi lui répondre et le silence s'installa. Et puis le savant étranger sortit une autre cassette de ses bagages. Le chant d'un rossignol s'éleva et se répandit dans tous les recoins de la pièce et mes amis poussèrent un « Aaah ! » de surprise et de joie. Aref s'empara de ses fûts et improvisa un tintâl sur la mélodie du rossignol. Puis Amir commença à jouer et mêla les accents de son instrument au rythme des percussions. La voix de Sharif, caverneuse d'abord puis claire comme le cristal de roche, rejoignit bientôt le concert inopiné. Une bonne partie de la nuit s'écoula ainsi, mes amis redoublant d'imagination pour ressusciter les trilles du rossignol.
Au petit matin, alors que mes camarades dormaient encore, j'expliquai au musicologue anglais l'amour des Afghans pour les chants d'oiseaux et parmi ceux-ci pour le chant du rossignol, oiseau « aux mille histoires » (hazar dastan) que l'on emmène fièrement dans sa cage aux concerts de musique classique, la symphonie combinée de ses gringottements et de la musique étant considérée comme l'acmé de la jouissance mélodique.
Je lui dis que chaque oiseau, selon son espèce, chantait les différents noms de Dieu (« Ya Karim » pour l'un, « Qader Allah » pour l'autre), ce qui faisait de leurs ramages une forme de dikr, un souvenir de Dieu, l'univers sonore de la nature réaffirmant sans cesse la permanence du Tout-Puissant.
Or il se trouve que jadis notre poète Attâr, l'Apothicaire de Nichâpour, imagina un poème fameux où l'oiseau représente justement l'esprit de l'homme, captif des illusions que le monde place devant ses yeux, barreaux de lumière le séparant de la vérité immuable. Il écrivit un conte immortel dans lequel une volée d'oiseaux tiennent colloque pour désigner leur roi. La huppe, déjà avancée dans la voie de l'introspection, les convainc de partir à la recherche du Simorg, le souverain par excellence, doué de perfection.
Les oiseaux s'envolent pour une odyssée qui les conduit à franchir sept vallées :
la première vallée est celle de la recherche (talab) ;
celle qui vient ensuite est celle de l'amour ('ischc), laquelle est incommensurable ;
puis vient la troisième, la connaissance (ma'rifat) ;
la quatrième est celle de l'indépendance (istignâ) ;
la cinquième celle de l'unité (tauhîd) ;
la sixième celle de la stupeur (hairat) ;
la septième enfin celle de l'anéantissement (fanâ), qui constitue la dernière étape, infranchissable.
À l'issue de leur quête, les trente (si) oiseaux (morg) qui sont parvenus à franchir toutes les vallées découvrent avec stupeur que le Simorg si ardemment poursuivi n'est autre qu'eux-mêmes, qu'ils sont fondus en Lui.
Le jeune homme dont je vais vous conter l'histoire devra lui aussi franchir des vallées. Il est afghan, ce qui signifie qu'il a perdu d'avance. Car s'il existe beaucoup de malheurs en ce monde, beaucoup en vérité, nul n'égale celui d'être afghan. Certains vont même jusqu'à dire que le Bien et le Mal jouent aux osselets le destin de l'Afghanistan. Il ne fait aucun doute alors que Hâfiz — c'est son nom — est assis sur l'un de ceux-ci, roulé en tous sens par des événements qui le dépassent. Pour cela, parce qu'il n'est ni bon ni mauvais mais qu'il a été jeté au monde pour subir la folie des hommes, la compassion doit lui être offerte inconditionnellement.
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