En politique comme en économie, chacun a aujourd’hui le sentiment de naviguer à vue. Pas
de cap défini, aucune capacité d’anticipation ou de projection. Le
même mal ronge institutions publiques et privées, États et entreprises.
Des groupes de stature internationale avouent ainsi benoîtement que
leur horizon se limite aux trois prochains mois.
Au règne de l’incertitude totale répond un pilotage de type brownien
qui déconcerte autant qu’il inquiète. Comme le souligne le sociologue
et historien Marcel Gauchet, « de ce brouillard résulte une anxiété collective » (le Monde du 9 septembre). De fait, tout esprit lucide constate que nous nous trouvons confrontés à un évident vide stratégique.
Alors, que faire ? Prioritairement, identifier les origines du
malaise. Une démarche impliquant de remettre en question nombre de nos
certitudes. Ce que s’est attaché à faire Philippe Baumard, professeur à
Stanford et Polytechnique, dans un ouvrage récent, le Vide stratégique (CNRS
Éditions). Son constat est clair. Le naufrage du stratégique empêche
d’envisager le futur pour se borner à l’illusoire maîtrise du présent.
L’affolement des marchés, des médias, des politiques trouve son origine
dans au moins trois facteurs clés.
D’abord, notre croyance aveugle en le seul registre quantitatif,
mathématique ou statistique. Les algorithmes rassurent. Ils
n’expliquent pas forcément la nature des défis auxquels nous sommes
confrontés. Ensuite, notre soumission à ce que nous croyons être
l’urgence. Là aussi, privilégier l’instant et la réactivité immédiate
évite bien souvent d’avoir à se poser les questions de fond. Enfin,
notre incapacité à traiter des flux titanesques de données, utiles ou
non, mais empêchant de cibler l’essentiel.
Résultat ? Nous ne comprenons plus les mutations de notre monde, par
nature sans cesse mouvant. Nous croyons l’encadrer par des réponses au
coup par coup. Or, ce réel nous paraît insaisissable. D’où la
tentation de se réfugier dans ce que nous croyons – bien à tort –
maîtriser. À savoir le matériel, le quantifiable, l’immédiat. Au
quotidien, le stratégique se trouve ainsi évacué au profit du tactique.
La réflexion et le temps long sont évincés pour laisser place à
l’immédiateté et à son corollaire, la répétition de ce que l’on sait
faire, sans chercher à innover ou ouvrir d’autres pistes.
Une fois le diagnostic établi, il faut repartir sur des bases saines. À cet égard, il n’est pas anodin que la fameuse Harvard Business Review – qui donne le ton en matière de réflexion managériale – ait titré en couverture de son dernier numéro : The (Surprisingly) Simple Rules of Strategy,
“les lois (étonnamment) simples de la stratégie”. Invitant ses
lecteurs à redécouvrir des règles élémentaires pour opérer au sein d’un
monde toujours plus complexe. On rejoint là les impératifs des
stratégies d’influence.
Par exemple, savoir s’extraire du quotidien pour retrouver les
vertus du temps long. Conserver et valoriser son identité dans un monde
qui va en s’uniformisant. Cesser de se focaliser sur la seule
plus-value immédiate. Sortir de la pensée convenue pour ouvrir de
nouvelles perspectives. C’est en réactivant le jeu subtil des idées que
nous pourrons combler ce vide stratégique. Car, souligne Philippe
Baumard, « la guerre des coeurs, des esprits, de l’influence et de
l’affluence ne se situe plus dans l’arène du marché, mais bien en amont,
dans la création des attentes et la formation des croyances ». Ce
que fait très habilement une firme comme Apple, dont chaque nouveau
produit bénéficie d’une campagne soigneusement préparée, où sont
exacerbés attente et désir. Les consommateurs sont ici des croyants, qui
accueillent avec soulagement le “débarquement cognitif” produit par
cette grand-messe médiatique, sans soupçonner à aucun moment qu’ils sont
sous influence. Une influence qui est le fruit d’une stratégie,
soigneusement mûrie et calibrée, reposant sur des principes clairs.
Steve Jobs dirigeait ses équipes avec son “sceptre de la simplicité”. Ce
fut sans doute l’une des clés majeures de sa réussite, ne se laissant
jamais engluer dans le technique ou le court terme. “Think different” s’imposa d’ailleurs comme la devise phare d’Apple.
L’influence exige au préalable une stratégie. « Je suis en capacité stratégique quand je peux définir qui je suis, et pourquoi je suis, explique Philippe Baumard. La
capacité stratégique est la capacité ontologique. En ce sens, la
stratégie n’est ni une méthode, ni un plan, mais plutôt un acte de
détermination. » Ayons enfin le courage de nous poser les vraies
questions. Notre monde souffre d’un déficit cruel de sens et de repères ?
Certes, mais on aurait tort de s’en désoler. Car le vide stratégique
offre de nouvelles perspectives. « C’est dans ces instants que
s’effectuent les prises de conscience décisives et les retournements les
plus inattendus. Prenons garde : le temps du vide est le temps des
stratèges. » Une injonction qui n’est pas sans rappeler l’aphorisme du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve. » Nos dirigeants politiques comme nos grands patrons seraient bien avisés de s’en inspirer. Bruno Racouchot
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