2 janvier 2014
Ma très chère Francesca,
Je t’adresse cette lettre au sujet de
l’avenir. Je l’observe à travers la lentille de mon univers. A travers
l’objectif du cinéma, qui a été au centre de cet univers.
Depuis quelques années, j’ai réalisé que
la notion du cinéma avec laquelle j’ai grandi, qui se trouve dans les
films que je t’ai fait découvrir depuis que tu es enfant, et qui
prospérait lorsque j’ai commencé à faire des films, arrive à son terme.
Je ne parle pas des films qui ont déjà été produits. Je parle de ceux
qui vont l’être dans le futur.
Je ne souhaite pas être désespérant. Je
n’écris pas ces mots par esprit de défaite. Bien au contraire, je pense
que le futur est lumineux.
Nous avons toujours été conscients que
le cinéma était un business, et que cet art était rendu possible parce
qu’il coïncidait avec des considérations économiques. Aucun d’entre
nous, parmi ceux qui débutèrent dans les années 60 et 70, n’avait
d’illusion à ce sujet. Nous savions que nous devrions travailler dur
pour protéger ce que nous aimions. Nous savions également que nous
pourrions connaître des jours plus compliqués. Et je suppose que nous
réalisions, dans une certaine mesure, que nous allions devoir faire face
à une époque où tout élément, inconvenant ou imprévisible dans le
processus de la production cinématographique, serait réduit voire même
éliminé. Le plus imprévisible élément qui soit ? Le cinéma. Et les gens
qui le font.
Je ne veux pas répéter ce qui a été dit
et écrit par tant d’autres avant moi sur tous les changements dans
l’industrie, et je suis touché par les exceptions à la tendance globale
dans le cinéma – Wes Anderon, Richard Linklater, David Fincher,
Alexander Payne, les Frères Coen, James Gray et Paul Thomas Anderson qui
parviennent tous à faire des films. Paul a non seulement tourné The
Master en 70 mm, il est même parvenu à le diffuser ainsi dans quelques
villes. Quiconque s’intéresse au cinéma devrait être reconnaissant.
Et je suis aussi sensible aux artistes
qui persistent à réaliser leurs films partout dans le monde, en France,
en Corée du Sud, en Angleterre, au Japon, en Afrique. Cela devient de
plus en plus dur, mais ils persévèrent dans leur art.
Mais je ne crois pas être pessimiste
quand je dis que le cinéma en tant qu’art et l’industrie
cinématographique arrivent à un carrefour. Le divertissement audiovisuel
et ce que l’on appelle cinéma – des images émouvantes conçues par des
individus – semblent prendre des directions inverses. À l’avenir, tu
verras certainement de moins en moins ce que nous nommions comme cinéma
sur des écrans multiplex : ces films seront de plus en plus dans des
plus petites salles, en ligne, et, j’imagine, dans des lieux et des
circonstances que je ne peux anticiper.
Alors pourquoi l’avenir est-il si
lumineux ? Car pour la première fois dans l’histoire de ce genre
artistique, des films peuvent être faits avec très peu d’argent. C’était
impensable à mon époque, et les films à très petit budget ont toujours
plus été une exception qu’une règle. Désormais, c’est le contraire. On
peut obtenir de belles images avec des caméras aux prix abordables. On
peut enregistrer des sons. On peut monter, mixer et étalonner chez soi.
Tout cela a fini par arriver.
Mais avec toute l’attention prêtée à la
machinerie de la production de films et aux avancées technologiques qui
ont permis cette révolution dans l’industrie, il y a une chose qu’il est
important de rappeler : ce ne sont pas les outils qui font le film,
c’est l’individu. C’est libérateur de prendre une caméra et de commencer
à filmer pour ensuite monter cela grâce à Final Cut Pro. Faire un film –
celui que tu as besoin de faire – est une autre affaire. Il n’y a pas
de raccourcis.
Si John Cassavetes, mon ami et mon
mentor, était vivant aujourd’hui, il se servirait probablement de tous
les équipements disponibles. Mais il continuerait à dire les mêmes
choses qu’il a toujours dit – il faut se consacrer absolument à l’œuvre,
il faut s’y donner entièrement et sauvegarder l’étincelle du lien qui
vous a conduit vers le cinéma. Vous devez la protéger avec votre vie.
Auparavant, parce que faire des films coûtait si cher, nous devions la
protéger de l’extinction et de la compromission. À l’avenir, il faudra
vous préserver contre quelque chose d’autre : la tentation de suivre la
tendance, qui amène vos films à dériver et flotter vers l’horizon.
Ce n’est pas seulement une question de
cinéma. Il n’y a de raccourcis à rien. Je ne dis pas que tout doit être
difficile. Je dis que la voix qui t’anime est la tienne – c’est la lueur
interne, comme le disent les Quakers.
C’est toi. C’est la vérité.
Avec tout mon amour, Papa
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