mercredi 29 février 2012

Apple, Foxconn et l'esprit américain

Le comédien américain Mike Daisey est une sorte de geek déguisé en Michael Moore, un amoureux de la high-tech qui a eu envie d'aller regarder très loin sous le capot et n'a pas trop aimé ce qu'il a trouvé.

La première partie de son spectacle, The Agony and Ecstasy of Steve Jobs, est une déclaration d'amour à Apple. Rien ne l'excite plus que l'odeur d'un produit techno tout neuf, "le genre d'odeur de PVC roussi lorsque vous branchez l'électricité pour la première fois, vous voyez ? J'adore".

Surtout si ce produit techno tout neuf est frappé du sceau de la pomme. "Parce que, dit-il, je suis un aficionado d'Apple, je suis un partisan d'Apple, un fan d'Apple, un adorateur du culte du Mac. Je suis allé à la maison de Jobs, j'ai fait son chemin de croix, je me suis agenouillé devant son trône."

Un jour, sur Internet, Mike Daisey tombe sur l'histoire d'un iPhone neuf qui contenait des photos de l'usine où il avait été fabriqué. Dans la tête de notre idolâtre, ça fait tilt. Il veut voir où est fabriquée cette "dope", ces produits dont lui et quelques centaines de millions d'Américains, d'Européens et de consommateurs du monde émergent ne peuvent plus se passer.

Alors il y va. De Hongkong, il passe à Shenzhen, la ville voisine, reliée par le métro. "Shenzhen, il y a trente ans, était un village de pêcheurs. Aujourd'hui (en 2010), c'est une ville de 14 millions d'habitants. C'est plus grand que New York, et c'est l'endroit d'où vient presque toute votre dope. Et, le plus impressionnant, c'est qu'en Amérique, personne ne connaît son nom."

L'acte IV du spectacle de Mike Daisey, un one-man-show, se passe donc à Shenzhen, devant les grilles des usines Foxconn, "la plus grande boîte dont vous n'ayez jamais entendu parler", d'où sortent les merveilleux iPod, iPhone, iPad et autres MacBooks. Il se plante là, du haut de ses 36 ans et de son imposante stature, armé d'une petite traductrice chinoise aussi gonflée que lui. Il veut, simplement, parler avec des ouvriers de Foxconn - ils ne sont jamais que 230 000 salariés sur ce site - et leur demander dans quelles conditions ils fabriquent les objets de nos rêves. L'espace d'un instant, apercevant les gardes, il se prend à douter des chances de succès de son entreprise. Puis se dit : "Après tout, je suis gros, je suis américain, et je porte une putain de chemise hawaïenne. J'y vais." Le culot paie. Des témoignages, en deux heures, il en réunit plus qu'il n'en demandait, y compris de la part d'ouvrières de 13 ans.

Vous pouvez lire la suite, tour à tour passionnante, tragique et hilarante, sur le net, à www.mikedaisey.com. Vous pouvez même traduire la pièce, la produire ou la jouer si le coeur vous en dit : il y a quelques jours, l'auteur a décidé de mettre le texte de son monologue à la disposition de tous, gratuitement, sur son site Internet. Car Shenzhen fait désormais partie du vocabulaire des Américains et les conditions de travail chez Foxconn, sous-traitant taïwanais d'Apple, Dell, Hewlett-Packard, Lenovo, Toshiba, Nokia et autres firmes, sont devenues un des sujets les mieux documentés de la mondialisation.

Les cadences infernales, les semaines sans jour de congé, les filets installés sous les fenêtres pour empêcher les suicides, tout ça est désormais connu. Fin janvier, le New York Times y a consacré une enquête magistrale en deux volets, du matériau dont on fait les Pulitzer. Aboutissement de plusieurs mois de travail, ces articles expliquent pourquoi les emplois nécessaires à la fabrication des iPhone ne sont pas aux Etats-Unis ; ils racontent aussi le coût humain, dans une usine Foxconn de Chengdu, en Chine, de cette production de masse.

Même si le sujet n'était pas nouveau, l'enquête du New York Times a fait grand bruit. Parce que c'est le New York Times, parce que c'est Apple, parce que c'est la Chine. Parce que, aussi, elle illustre, comme le monologue de Mike Daisey, le rapport compliqué des Américains, dans ce monde nouveau, avec une technologie qu'ils ont inventée et qu'ils vénèrent, dont les emplois leur ont échappé, dont les Chinois se sont emparés pour mieux leur vendre... les produits qu'ils ont inventés. Et l'alliance contre-nature que forment le génie de l'innovation technologique chez eux et les violations des droits de l'homme chez les Chinois ne peut que perturber un peu plus l'esprit américain.

Heureusement pour la morale de l'histoire, le New York Times et Mike Daisey font aussi partie de l'esprit américain. L'enquête du premier a été traduite et publiée par le magazine chinois Caixing, qui s'est fait, avec beaucoup d'audace, une spécialité de l'investigation économique et a eu un large écho sur les réseaux sociaux. Quant au monologue du second, il est sorti du relatif anonymat du off-Broadway avec la mort de Steve Jobs, le 5 octobre 2011 : écrit en 2010, ce texte a détonné dans le flot de récits hagiographiques sur le fondateur mythique de Apple.

Sur scène, Mike Daisey évoque crûment les deux côtés de Steve Jobs : "visionnaire" et "salaud". Dans un article publié le lendemain de la mort de Jobs dans le New York Times, il dit les choses plus subtilement : "Un grand homme dont le génie du design, du marketing et du management technologiques n'aura pas d'équivalent de notre vivant, mais aussi un homme qui, au bout du compte, n'a pas réussi à "penser différemment", profondément, sur les besoins humains de ses usagers et de ses employés. Le travail qu'il n'a pas réussi à faire nous incombe à présent à nous, les rebelles, les inadaptés, les fous qui pensent qu'ils peuvent changer le monde."

Depuis la publication de l'enquête du New York Times, Apple a contre-attaqué en faisant ouvrir les portes de Foxconn City à la chaîne de télévision ABC, pour une émission "exclusive", qui est tombée à plat. Puis Apple a confié à un organisme d'étude de droit du travail, la Fair Labor Association, un audit sur les conditions de travail chez Foxconn : une équipe de 30 inspecteurs a entrepris d'interroger 35 000 employés chinois, selon une méthode qui est déjà contestée. La direction de Foxconn a annoncé une augmentation de 16 % à 25 % du salaire de ses employés - mais, vérifications faites, l'opération, moins avantageuse qu'il n'y paraît, se limite aux seuls ouvriers de l'usine de Shenzhen. Comme pour les ateliers clandestins de Nike dans les années 1990, cette fois, ça y est : le ver est dans la pomme.



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