dimanche 18 décembre 2011

Ordinateurs, télévisions, tablettes... Sommes-nous accros aux écrans ?

A trop vivre avec la télé et les ordinateurs, notre cerveau serait en train de se transformer. Et pas de bonne manière. Examinons les alertes des scientifiques.
Un trader pakistanais devant son PC en 2010. REUTERS/Akhtar Soomro

- Un trader pakistanais devant son PC en 2010. REUTERS/Akhtar Soomro -

La vie par écrans interposés? Une exaltation continument relancée. A chaque seconde, un échange, une information, une image, un récit, une enfilade de surprises. Soi, et le monde pour soi, grâce à un clic. Qui aurait imaginé un jour éprouver un tel nirvana, embrasser tant de liens et être autant auto suffisant?

Et voilà que des scientifiques viennent gâcher la fête. A trop vivre de l’autre côté de l’écran, nous serions en train de perdre raison. Des drogués, des somnambules: notre cerveau serait en train de se transformer. Même si ces prophéties ne sont pas si nouvelles, le temps consacré aux écrans s’étant démultiplié au cours des dernières années — les Français y passent la moitié de leur temps de loisirs, examinons ces alertes.

D’abord celle qui concerne l’écran le plus regardé: la télévision. Le neuroscientifique Michel Desmurget, dans son livre TV Lobotomie (Max Milo, 2011), armé des centaines de travaux qui établissent une corrélation entre l’exposition aux images télévisuelles et la dégradation des compétences cognitives et sociales, en appelle, après bien d’autres chercheurs, à une prise de conscience collective.

Il désigne plus que tout son rôle néfaste dans l’environnement éducatif des enfants. Selon lui, la télévision formate le développement du cerveau, entrave la progression linguistique, génère des troubles de l’attention, subordonne la façon de penser, contraint l’imagination… bref, cette maîtresse du logis «constitue du point de vue ontogénétique un temps stérile, parfaitement inutile. Elle n’enseigne rien, ne câble rien, et en dernière analyse ne sollicite aucune des compétences fondamentales que le cerveau en formation doit construire», écrit-il.

Où sont les virtuoses du multitasking?

Les thuriféraires de la Web culture peuvent-il se réjouir de cette vision à charge contre «l’ancêtre d’internet»? Pas du tout. De fait, le chercheur, rappelant que selon plusieurs études la majeure partie des jeunes n’utilisent que les applications les plus simples de cet outil et sont loin d’être des virtuoses de la recherche dans le réseau et du multitasking, inclut internet dans sa dénonciation.

Ces accusations contre la société des écrans s’inscrivent dans la suite d’autres analyses récentes, par exemple, celles du journaliste Nicholas Carr (Internet rend-il bête?, Robert Laffont, 2011), ou celles du philosophe Jannis Kallinikos (Governing Through Technology. Information Artefacts and Social Practice, Palgrave Macmillan, 2010).

Ces travaux pointent la main invisible (du marché) qui, derrière l’architecture sans cesse perfectionnée des moteurs de recherche ou des réseaux, incite l’internaute à circuler sans répit et le plus vite possible, moyen pour l’opérateur de maximiser les recettes publicitaires qu’il tire de cette déambulation.

«Les profits de Google sont directement liés à la rapidité à laquelle les gens absorbent de l’information… Chacun de nos clics crée une rupture de notre concentration, une perturbation ascendante de notre attention…. Google est vraiment au sens propre dans le business de la distraction», écrit Nicholas Carr.

Les sites d’information, ou communautaires comme Facebook et Twitter, fonctionnent sur le même modèle, l’injonction à la rapidité de consultation, en lançant des alertes de plus en plus rapprochées. Résumons: nos cerveaux survolent cette marée d’informations, et, et happés dans les mâchoires de l’urgence, perdent l’aptitude à la réflexion en profondeur.

Les médias influent-ils sur les comportements?

Aucune raison de douter de la bonne foi des contempteurs de la civilisation des écrans. Le passage d’une société de l’écrit à une société des images, d’une lecture de type linéaire propice à la réflexion, d’une part, à une circulation dans des hypertextes qui favorise «la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite, et l’apprentissage superficiel» (Nicholas Carr), de l’autre: tout ceci mérite considération et interrogations.

Toute l’œuvre de Marshall McLuhan est consacrée aux effets de la technologie sur les sens, et ce théoricien des communications n’a cessé d’affirmer que les transformations dans les modes de sollicitation du cerveau induisaient des changements culturels cruciaux: ce qui était plus intuitif que prouvé à son époque s’est trouvé largement confirmé par les travaux des neurologues.

Toutefois l’axe du déterminisme technologique emporte des limites, car il est difficile d’isoler, dans sa pureté du diamant, l’effet média parmi l’ensemble des paramètres cumulatifs (historiques, sociaux culturels, familiaux, individuels, etc) qui influent sur les comportements: par exemple, sur l’échec scolaire ou les attitudes violentes, deux préoccupations souvent imputées à la responsabilité des médias d’images.

«Il serait sage de réserver tout jugement de valeur dans l’étude des médias, puisqu’il est impossible d’en isoler les effets», notait raisonnablement l’auteur de Pour comprendre les médias.

Par ailleurs, d’autres travaux infirment la toute puissance des médias électroniques. La sociologie fonctionnaliste américaine, en s’écartant de la théorie des effets, et en empruntant d’autres pistes (modes d’utilisation, gratification attendue, thème de l’agenda: «A quoi les médias font-ils penser?», mécanismes de formation de l’opinion, etc) montrent que les interactions entre les médias et la société, qui procèdent d’un mouvement bi-directionnel, sont infiniment plus complexes que ne le suggère l’approche par la causalité directe.

Engourdissement

Les études sur la réception, enfin, grande spécialité de la sociologie anglaise des médias (école de Birmingham), désignent un spectateur actif, qui s’appuie sur sa propre expérience, sa culture, son environnement immédiat, sa capacité de socialisation, pour interpréter les messages, construire ses propres défenses et s’approprier des textes médiatiques.

Cela étant, il est vrai que les pratiques d’écrans croissent de façon spectaculaire, en raison de la profusion des supports (télé, tablettes, smartphones), de leur nomadisme, et de l’infinité des contenus qui y circulent. Les outils de communication en réseaux, promesses de toujours plus de gratifications et d’excitations, ont fait entrer les secteurs de l’information dans le domaine des marchandises à caractère addictif, décuplant de façon considérable une propension déjà observée à propos de la télévision.

Plutôt que de porter l’attaque contre les contenus et les usages, tellement diversifiés qu’aucune opinion à leur endroit ne pourra jamais faire consensus, l’approche pertinente, semble-t-il, c’est donc bien de s’alarmer de la dépendance possible à l’égard de la glisse sur écrans. L’ivresse qu’y trouve l’usager est bien supérieure à celle procurée par le feuilletage de livres et par beaucoup d’autres activités récréatives.

S’y mêlent en effet le plaisir de l’exploration curieuse et le sentiment de puissance que procure le fait d’être le commandant de bord du voyage. Or la surconsommation médiatique produit à la longue plusieurs «engourdissements», comme l’indiquait Marshall McLuhan: de la mémoire, de la concentration, de certaines facultés comme la raison et la perception.

Comment retrouver le graal de la pensée méditative –que Nicholas Carr, et bien d’autres, appellent de leurs vœux? La plupart des auteurs préconisent l’ascèse médiatique –ou tout comme.

Nicholas Carr a quitté Boston et est allé vivre dans une petite ville du Colorado où la connexion ADSL étant déficiente, il a résilié tous ses comptes aux réseaux sociaux, se contentant d’une liaison internet pour quelques heures par jour.

Envie de décrocher?

Michel Desmurget érige comme modèle les méthodes éducatives des familles sans télévision (rappelons: 10 % dans les milieux de cadres et 2 % dans les milieux ouvriers), ou celles qui en restreignent drastiquement l’usage à une poignée d’heures par semaine: des familles où les enfants sont incités à lire, faire du sport, se promener, s’adonner à des jeux qui mobilisent la participation et la créativité, et où les phases d’ennui sont tenues comme formatrices.

Cette radicalité dans la diète laisse entendre que les médias génèrent une telle addiction qu’une rupture brutale est nécessaire pour en venir à bout, comme pour l’alcool —au premier verre, l’alcoolique repique. Mais qui est capable et a vraiment envie d’un tel sevrage? Qui a, à ce point, envie de se dissocier de la culture commune, celle que tout le monde connaît et pratique?

Rappelons que Marshall McLuhan, prophète controversé à son époque, devenu idolâtré à l’ère d’internet, n’avait pas une vision si dramatique des outils de communication modernes, et qu’il en louait certains aspects. Il voyait dans la télévision et les nouveaux médias un moyen de retribaliser les sociétés, d’induire «en profondeur» une participation du public, de revitaliser la vie sensorielle et l’imagination.

Monique Dagnaud

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