Cette expression fondamentale du monothéisme sinaïtique renferme les deux piliers de toute spiritualité humaine, à savoir
- le discernement métaphysique d’une part et
- la concentration contemplative d’autre part ;
- la doctrine et la méthode, ou
- la vérité et la voie.
- premièrement « s’unir à Dieu» dans le coeur,
- deuxièmement « contempler Dieu » dans l’âme,
- et troisièmement «opérer en Dieu » avec les mains et par le corps (1).
L’Évangile donne de la sentence sinaïtique une version légèrement modifiée, en ce sens qu’il rend explicite un élément qui dans la Thora était implicite, à savoir la « pensée » ; ce terme se trouve dans les trois Evangiles synoptiques, tandis que l’élément « force » ne se retrouve que dans les versions de Marc et de Luc (2), ce qui indique peut-être un certain changement d’accent ou de perspective par rapport à l’ « Ancienne Loi » l’élément. « pensée » se détache de l’élément « âme » et gagne en importance sur l’élément « force », lequel concerne les oeuvres ; il y a là comme le signe d’une tendance à l’intériorisation de l’activité. En d’autres termes : alors que pour la Thora l’ « âme » est à la fois active ou opérative et passive ou contemplative, l’Évangile semble appeler « âme» l’élément passif contemplatif, et « pensée » l’élément actif opératif ; on peut supposer que c’est pour marquer la précellence de l’activité intérieure sur les oeuvres extérieures.
L’élément « force » ou « oeuvres » semble donc avoir dans le Christianisme un autre accent que dans le Judaïsme : dans celui-ci, la « pensée » est en quelque sorte la concomitance intérieure de l’observance extérieure, tandis que dans le Christianisme les oeuvres apparaissent plutôt comme l’extériorisation, ou la confirmation externe, de l’activité de l’âme.
Les Juifs contestent la légitimité et l’efficacité de cette intériorisation relative (3) ; inversement, les Chrétiens croient volontiers que la complication des prescriptions extérieures (mitsvoth) nuit aux vertus intérieures (4) ; en réalité, s’il est vrai que la « lettre » peut tuer 1’ « esprit », il n’est pas moins vrai que le sentimentalisme peut tuer la « lettre », abstraction faite de ce qu’aucun défaut spirituel n’est l’apanage exclusif d’une religion.
En tout état de cause, la raison suffisante d’une religion est précisément de mettre l’accent sur une possibilité spirituelle déterminée ; celle-ci sera le cadre des possibilités apparemment exclues, dans la mesure où ces dernières seront appelées à se réaliser, si bien que nous rencontrons forcément dans chaque religion des éléments qui semblent être les reflets des autres religions.
Ce qu’on peut dire, c’est que le Judaïsme représente, quant à sa forme-cadre, un karma-mârga plutôt qu’une bhakti, alors que le rapport est inverse dans le Christianisme ; mais le karma, l’ « action », comporte forcément un élément de bhakti, d’ « amour », et inversement.
Ces considérations, et celles qui vont suivre, peuvent servir d’illustration au fait que les vérités les plus profondes se trouvent nécessairement déjà dans les formulations fondamentales et initiales des religions. L’ésotérisme, en effet, n’est point une doctrine imprévisible qu’on ne peut découvrir, éventuellement, qu’après de minutieuses recherches ; ce, qui est mystérieux en lui, c’est sa dimension de profondeur, ses développements particuliers et ses conséquences pratiques, non ses points de départ, lesquels coïncident avec les symboles fondamentaux de la religion envisagée (5) ; en outre, sa continuité n’est pas exclusivement « horizontale » comme celle de l’exotérisme, elle est également « verticale », c’est-à-dire que la maîtrise ésotérique s’apparente à la prophétie, sans sortir pour autant du cadre de la religion-mère.
Dans l’Evangile, la loi de l’amour de Dieu est suivie immédiatement de la loi de l’amour du prochain, laquelle se trouve énoncée dans- la Thora sous cette forme : « Tu ne haïras point ton frère dans ton coeur ; mais tu reprendras ton prochain, afin de ne pas te charger d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis Yahweh » (Lévitique, XIX, 17 et 18) (6). Il résulte des passages bibliques que nous citons une triple Loi : premièrement, reconnaissance par l’intelligence de l’unité de Dieu ; deuxièmement, union à la fois volitive et contemplative avec le Dieu Un (7) ; et troisièmement, dépassement de la distinction trompeuse et déformante entre « moi » et « l’autre » (8).
L’amour du prochain reçoit tout son sens par l’amour de Dieu : il est impossible d’abolir la séparation entre l’homme et Dieu - dans la mesure où elle peut et doit être abolie - sans abolir d’une certaine manière, et en tenant compte de tous les aspects que comporte la nature des choses, la séparation entre l’ego et l’alter ; autrement dit, il est impossible de réaliser la conscience de l’Absolu sans réaliser la conscience de notre relativité. Pour bien le comprendre, il suffit de considérer la nature illusoire, et illusionnante, de l’égoïté : il y a en effet quelque chose de foncièrement absurde d’admettre que « moi seul » je suis « moi » ; Dieu seul peut le dire sans contradiction.
Il est vrai que nous sommes condamnés à cette absurdité, mais nous ne le sommes qu’existentiellement, non moralement ; ce qui fait que nous sommes des hommes et non des animaux, c’est précisément la conscience concrète que nous avons du «moi» d’autrui, donc de la relative fausseté de notre propre ego; or nous devons en tirer les conséquences et corriger spirituellement ce que notre égoïté existentielle a de déséquilibré et de mensonger.
C’est en vue de ce déséquilibre qu’il est dit : « Ne jugez point, pour n’être point jugés », et aussi : « Et la poutre qui est dans ton oeil à toi, tu ne la remarques pas», ou encore : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le vous-mêmes pour eux » (Matth., VII, 3 et 12).
Après avoir énoncé le Commandement suprême, le Christ ajoute que le second Commandement «lui est semblable», ce qui implique que l’amour du prochain est essentiellement contenu dans l’amour de Dieu et qu’il n’est réel et recevable que par ce dernier, car « qui n’assemble pas avec Moi, disperse»; l’amour de Dieu peut donc éventuellement contredire celui des hommes, comme c’est le cas chez ceux qui doivent «haïr père et mère pour Me suivre», sans toutefois que les hommes ne soient jamais frustrés par une telle option. Il ne suffit pas d’aimer le prochain, il faut l’aimer en Dieu, et non contre Dieu comme le font les moralistes athées ; et pour pouvoir l’aimer en Dieu, il faut aimer Dieu.
Ce qui permet aux injonctions divines d’être à la fois simples et absolues, c’est que les adaptations nécessitées par la nature des choses sont toujours sous-entendues, et ne peuvent pas ne pas l’être ; ainsi, la charité n’abolit point les hiérarchies naturelles : le supérieur traite l’inférieur - sous le rapport où la hiérarchie est valable - comme il aimerait être traité lui-même s’il était l’inférieur, et non comme si l’inférieur était un supérieur ; ou encore, la charité ne saurait impliquer que nous partagions les erreurs d’autrui, ni que d’autres échappent à un châtiment que nous aurions mérité nous-mêmes, si nous avions partagé leurs erreurs ou leurs vices, et ainsi de suite.
Dans ce même ordre d’idées, nous pouvons faire remarquer ce qui suit : on ne connaît que trop bien le préjugé qui veut que l’amour contemplatif se justifie, et s’excuse, devant le monde qui le méprise, et que le contemplatif s’engage sans nécessité dans des activités le détournant de son but; ceux qui pensent ainsi veulent évidemment ignorer que la contemplation représente pour la société humaine une sorte de sacrifice qui lui est salutaire et dont elle a même strictement besoin. Le préjugé que nous visons est analogue à celui qui condamne les fastes de l’art sacré, des sanctuaires, des vêtements sacerdotaux, de la liturgie: ici encore, on ne veut pas comprendre, premièrement, que toutes les richesses ne reviennent pas aux hommes (9), mais qu’il en est qui reviennent à Dieu et cela dans l’intérêt de tous; deuxièmement, que les trésors sacrés sont des offrandes ou des sacrifices dûs à sa grandeur, à sa beauté et à sa gloire ; et troisièmement, que dans une société, le sacré doit nécessairement se rendre visible, afin de créer une présence ou une atmosphère sans laquelle il dépérit dans la conscience des hommes.
Le fait que l’individu spirituel peut éventuellement se passer de toutes les formes est en dehors de la question, car la société n’est pas cet individu ; et celui-ci a besoin de celle-là pour pouvoir éclore, comme une plante a besoin de terre pour vivre. Rien n’est plus vil que l’envie à l’égard de Dieu ; la pauvreté se déshonore quand elle convoite les dorures des sanctuaires (10) ; certes, il y a toujours eu des exceptions à la règle, mais elles sont sans rapport avec la revendication froide et bruyante des utilitaristes iconoclastes.
Il y a dans la Thora un passage dont on a beaucoup abusé dans l’intention d’y trouver un argument en faveur d’une soi-disant « vocation de la terre » et une consécration du matérialisme dévorant de notre siècle : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur les animaux qui se meuvent sur la terre» (Genèse, 1, 28) (11).
Or cet ordre ne fait que définir la nature humaine dans ses rapports avec l’ambiance terrestre, ou autrement dit, il définit les droits qui résultent de notre nature ; Dieu dit à l’homme : « Tu feras telle chose », comme il dirait au feu de brûler et à l’eau de couler ; toute fonction naturelle relève forcément d’un Ordre divin. Par cette forme impérative de la Parole divine, l’homme sait que, s’il domine sur la terre, ce n’est point par abus, mais selon la Volonté du Très-Haut et partant selon la logique des choses ; mais cette Parole ne signifie nullement que l’homme doive abuser de ses capacités en se vouant exclusivement à l’exploitation démesurée et asservissante, et finalement destructrice, des ressources terrestres.
Car ici comme en d’autres cas, il faut comprendre les mots dans le contexte d’autres mots qui les complètent nécessairement, c’est-à-dire que le passage cité n’est intelligible qu’à la lumière du Commandement suprême : « Tu aimeras Yahweh, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force ». Sans cette clef, le passage sur la fécondité pourrait être interprété comme interdisant le célibat et excluant toute préoccupation contemplative ; mais le Commandement suprême montre précisément quelles sont les limites de ce passage, quel est son fondement nécessaire et son sens total : il montre que le droit ou le devoir de dominer sur le monde est fonction de ce qu’est l’homme en lui-même.
L’équilibre du monde et des créatures dépend de l’équilibre entre l’homme et Dieu, donc de notre connaissance, et de notre volonté, à l’égard de l’Absolu. Avant de demander ce que doit faire l’homme, il faut savoir ce qu’il est. Nous avons vu que le Commandement suprême comporte trois dimensions, si l’on peut dire, à savoir : premièrement l’affirmation de l’Unité divine, et c’est la dimension intellectuelle ; deuxièmement l’exigence de l’amour de Dieu, et c’est la dimension volitive ou affective ; et troisièmement l’exigence de l’amour du prochain, et c’est la dimension active et sociale ; ce troisième mode est indirect, il s’exerce au dehors tout en ayant nécessairement ses racines dans l’âme, dans les vertus et dans la contemplation.
Pour ce qui est de la première dimension, laquelle constitue l’énonciation fondamentale du Judaïsme (12), - préfigurée dans le témoignage ontologique du buisson ardent (13), - elle comporte deux aspects, l’un concernant l’intellection et l’autre la foi ; quant à la seconde dimension, nous rappellerons qu’elle comporte les trois aspects « union », « contemplation » et « opération », le premier se rapportant au coeur, le second à l’âme ou au mental, ou aux vertus et à la pensée, et le troisième au corps. La troisième dimension enfin, l’amour du prochain, est fonction de la générosité qu’engendrent nécessairement la connaissance et l’amour de Dieu ; il est donc à la fois condition et conséquence.
Après avoir énoncé les deux Commandements, - amour inconditionnel et « vertical » de Dieu et amour conditionnel et « horizontal du prochain (14), - le Christ ajoute : « A ces deux Commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes ». (Matth., XXII, 40). C’est-à-dire que les deux Commandements, d’une part constituent la Religio perennis, - la Religion primordiale (15), éternelle et de facto sous-jacente (16), - et d’autre part se retrouvent, par voie de conséquence, dans toutes les manifestations de cette Religio ou de cette Lex, à savoir dans les religions qui régissent l’humanité ; il y a donc là un enseignement qui énonce à la fois l’unité de la Vérité et la diversité de ses formes, tout en définissant la nature de cette Vérité moyennant les deux Commandements d’Amour.
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