Choisir le terme
d’ « entreprise 3.0 » est une facilité, ce dont je vais
parler c’est d’une nouvelle vision du travail, une nouvelle vision du
management, une nouvelle vision de la valeur et une nouvelle vision de la
communication. Chaque sujet mériterait un chapitre voire un livre, et je vais y
consacrer une courte section, donc il s’agit plutôt de constater que ces
« nouvelles » approches se combinent et se renforcent, pour produire
une entreprise de nouvelle génération (3.0 étant un clin d’œil à mon livre sur
la « lean
entreprise 2.0 »). Le terme de
« nouveau » est lui aussi un abus de langage, mais je constate un
frémissement, le début d’une convergence dans la blogosphère et dans la
littérature sur le management. Autrement dit, tout le monde se met à raconter
un peu la même chose sous des angles différents, et je vais contribuer à cette
« conversation ».
1. Une nouvelle vision du travail
La convergence des
points de vue m’est apparue cet été, en lisant « Humain
– une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies »,
pour préparer un article sur le transhumanisme. Dans ce livre, Richard Sennett donne
une interview sur l’évolution du travail. On y retrouver une critique du
travail Taylorisé qui n’est pas sans rappeler François
Dupuy : « … succession
de missions multiples à brèves durées, sans lien entre elles, …, injonction
permanente d’être flexible, adaptable … le travail n’est plus ce qu’il était ». Face à cette démotivation, il faut « retrouver ce que travailler veut dire ».
Teresa Amabile, dans
son livre « The Progress
Principle », part également du désengagement croissant des salariés
pour introduire le besoin impérieux de redonner du sens au travail et la
capacité pour chacun à progresser dans ce travail.
Le travail évolue, et cette évolution ne va faire que s’accélérer, face à la complexité croissante du monde (le sujet
de mon livre
et de ce blog),
face à l’automatisation et face à l’accélération du changement. Sur l’arrivée
de la robotisation et de l’automatisation, il faut lire « Race
against the machine – how the digital revolution is accelerating innovation,
driving productivity and irreversibly transforming employment and the economy”
par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee. Tout ce qui va suivre sur la nécessaire
transformation des modes de travail est rendu plus critique par la
transformation progressive des activités depuis la production et la gestion des
transactions vers l’innovation et la gestion des interactions. Je vous recommande également l’article de Kevin Kelly
dans Wired, « Better
than human - Imagine that 7 out of 10 working Americans got fired tomorrow. What would they all do”.
Pour retrouver
le sens du travail, le consensus se forme autour des valeurs du “Toyota Way”. Je ne parle
pas des principes techniques du lean
management, mais bien des valeurs : permettre à chaque
collaborateur de se réaliser, développer le rôle social du travail et de l’entreprise,
centrer le rôle du management sur l’apprentissage et le développement des
compétences. La référence à Toyota est souvent absente, ce qui est logique car
ce sont des valeurs universelles, et plus anciennes que la définition des 14 principes. On
retrouve ces valeurs dans celles du Groupe
Bouygues. Ce qui est nouveau, et qui est pour moi une contribution
essentielle du lean management, c’est
la méthode pour réaliser cette ambition, fondée sur l’expérience (learn by doing), le travail en équipe,
l’autonomie - et donc l’abandon de la séparation penser/faire du Taylorisme.
Un autre
consensus qui émerge depuis quelques années est l’importance du bien-être
au travail, non pas pour des raisons humanistes, mais pour augmenter
l’efficacité. Ici aussi, il y a une dimension éternelle dans ces
propos (on travaille mieux si l’on est épanoui, et surtout si le stress
est réduit) mais aussi une pertinence qui ne fait que croitre au 21e
siècle, avec l’augmentation de la complexité. La complexité exige
collaboration et créativité, deux choses qui à leur tour ne se développent
qu’avec des salariés épanouis. Pour reprendre les termes de Teresa Amabile, il
faut développer le « Inner
Work Life », redonner du sens
et du plaisir dans l’exercice du travail quotidien. Je vous renvoie également
aux principes du « slow
management ». Il est intéressant de noter que ceci nous ramène
rapidement au principe de « quality
first » du lean. Promouvoir le bien-être passe par le fait de
s’organiser pour bien faire son travail, du premier coup.
2. Une nouvelle définition du management et du manager
Tout ce que j’écris dans ce
billet pourrait être illustré avec une bibliographie de 20 pages, par
construction puisque je cherche ce qui fait consensus. Une bonne façon de
comprendre comment construire une organisation pour ce «nouveau travail »
est de repartir de la
motivation intrinsèque telle que proposée par Daniel Pink :
- autonomie, chaque salarié dispose d’une marge de manœuvre pour réaliser ce qui lui est demandé,
- mastery, ou sens du progrès tel que défini dans « The Progress Principle »,
- purpose, ou appropriation de la vision de l’entreprise, pour donner à chacun un sens collectif à son travail individuel.
Ces trois principes sont une
clé de lecture pour les différentes propositions d’une nouvelle forme de
management, pour obtenir ce qu’Isaac
Getz appelle une entreprise libérée. Je
suis en train de terminer le livre d’Isaac Getz et Brian Carney, « Liberté et Cie » , que je
recommande absolument (tout
comme Cecil Dijoux). Je m’étais même
dit que j’en ferai un résumé, mais une fois de plus, un résumé ne rendrait pas
hommage au livre, puisque les idées sont connues de tous, tandis que les
preuves sont passionnantes, circonstanciées et merveilleusement illustrées. Les
principes du « nouveau management » de l’entreprise libérée sont simples :
- Cesser de parler et commencer à écouter. Retourner sur le « gemba », pourrait-on dire dans la terminologie lean.
- Partager ouvertement et activement sa vision de l’entreprise en permettant aux salariés de se l’approprier
- Arrêter d’essayer de motiver les salariés. Appliquer Daniel Pink : passer de la motivation extrinsèque à la motivation intrinsèque, donc manager l’émergence en jardinant.
- Rester vigilant. Le manager est le garant de la culture.
Le message
principal, je l’ai dit plus haut, n’est pas un message humaniste, mais un
discours d’efficacité : les entreprises dans lesquelles les salariés sont
libres (autonomes, auto-motivés) sont plus
compétitives.
Cette
nouvelle posture du management conduit à des nouvelles formes d’organisation,
dont j’ai parlé souvent dans
ce blog : distribuées, autonomes, en réseau. Le modèle
de l’entreprise en réseau est plus robuste, plus résilient et plus
adaptatif, mais il exige un partage et une circulation de la vision, comme le
rappelle Isaac Getz. L’autonomie sans
vision commune n’engendre que le chaos. C’est d’ailleurs un des principes
des systèmes complexes : distribuer le contrôle nécessite également que la
finalité du système global soit partagée au niveau de chaque sous-système
composant (dans le jargon informatique, on ajoute « de façon déclarative
et non opérationnelle », pour que chaque composant puisse adapter sa
réaction à sa vision locale de l’environnement). La nouvelle organisation est donc une
combinaison de liens
faibles et de liens forts, un réseau d’équipes, ce qui est très bien
théorisé dans l’approche BetaCodex.
Le réseau est la colonne vertébrale qui donne la souplesse et l’adaptation au
changement permanent. En revanche, dès
qu’il s’agit d’une grande entreprise, on retrouve forcément une structure
fractale (des systèmes et des sous-systèmes, avec une forme
d’abstraction : des employés dont le rôle est de représenter un sous-système
dans le système supérieur, ce qui est illustré dans l’approche
sociocratique). C’est un point un peu technique (j’y reviendrai une autre
fois) mais essentiel car la bonne propriété de l’organisation hiérarchique,
c’est sa structure fractale qui lui permet ce «passage à l’échelle », une
qualité qu’il faut donc reproduire lorsqu’on passe de l’arbre (hiérarchie) au
graphe (réseau).
Pour que ce
type d’organisation fonctionne, il lui faut une culture particulière, dont on
trouve un excellent résumé dans « The Great Workplace »
de M. Burchell et J. Robin, un exemple parmi de nombreux ouvrages. Les valeurs
essentielles sont : la confiance, la reconnaissance, le respect et le partage du sens. J’aurai pu
tout aussi bien citer « Liberté et Cie », tant les exemples
d’entreprises libérées s’appuient sur cette même culture. Kenneth
Arrow nous a appris que la confiance est essentielle pour toutes les
transactions, mais ce besoin de confiance est proportionnel à la complexité des
activités. La confiance est ce qui permet de coopérer sur des tâches complexes sans avoir besoin de contractualiser
les contributions. Le besoin de reconnaissance est également un produit de
la complexité et de l’échelle des organisations (pour l’artisan, la
satisfaction du client est l’unique forme nécessaire de reconnaissance). Le
respect est la condition primaire de l’autonomie, de la
« libération » des collaborateurs.
3. Une nouvelle vision de la valeur
La valeur est co-construite avec le client. Cette idée ne fait que se
renforcer depuis 10 ans, par exemple depuis la sortie de « The
Future of Competition – Co-creating unique value with customers » de
C.K. Prahalad et V. Ramaswami en 2004. J’ai abondamment utilisé ce livre dans
mon propre livre “le
SI démystifié”, parce qu’il explique de façon lumineuse les différentes
étapes de la transformation de la chaine de valeur. La chaîne de valeur de Michael
Porter a laissé place à un réseau, dont le client est un centre. La stratégie,
le système d’information et le marketing de l’entreprise sont bousculés par ce
changement de centre, l’ouverture (pour collaborer avec les autres acteurs du
réseau) et la flexibilité (pour s’adapter aux demandes du client) deviennent
tout simplement obligatoires. C’est ce qui fait dire à François
Dupuy que le « triomphe du client » est une source de complexité
… qui doit être traitée par toute l’entreprise, en mode distribué, et non pas
considérée comme une spécialité. L’entreprise 3.0 se construit autour de
l’écoute de son client.
Cette création
de valeur s’exprime en premier lieu autour de l’expérience du client, mais elle
s’exprime également de façon collective et à plus long terme, en fonction de
l’impact sur la société. C’est toute l’idée du « shared value »
de Michael Porter et Mark Kramer. La systémique s’est invitée dans la chaine de
valeur, il faut penser boucle, écosystème, rétro-action … pour construire
un développement
durable de l’entreprise.
Cette notion d’écosystème
n’est pas simplement un terme à la mode, ou la qualification d’une chaîne qui
se transformerait en réseau. Elle représente le passage d’une vision statique
(des boites et des flèches) à une vision dynamique (chaque acteur est un
processus qui évolue comme son environnement). L’écosystème de création de
valeur ou de production de service emprunte à l’écologie les concepts de
systèmes complexes et d’adaptation continue. C’est parce qu’il y a un mouvement
permanent des rapports de force et d’opportunité que je m’intéresse
particulièrement à la théorie
des jeux. L’importance de l’écosystème en tant que « boite à
lego » explique le retour en force de la culture produit. Qu’il
s’agisse d’objets matériels ou de services, penser écosystème et recomposition,
penser expérience client conduit naturellement à remettre en valeur le principe
du produit, car c’est le produit qui combine l’expérience (donc la
satisfaction) du client avec la liberté de celui-ci de recomposer cette
expérience. Le 21e siècle conduit naturellement à remettre en valeur
la conception de produits, ce qui s’accorde, bien sûr, parfaitement avec
l’approche du lean management.
Le concept pivot
qui articule le développement d’un écosystème est celui de plateforme,
un autre mot dont la fréquence d’utilisation ne fait que croitre (avec les
concepts associés d’exposition de service et d’interfaces). On pense ici au
livre fort distrayant de Jeff Jarvis « What Would
Google Do ? » ou plus récemment celui de N.Colin et H. Verdier
« L’Age de la multitude ». La
plateforme est l’outil pour construire une collaboration émergente entre les partenaires
d’un écosystème. Une stratégie dans un « écosystème 3.0 de création
de valeur », c’est un peu de se penser en tant que plateforme, et beaucoup
savoir profiter des plateformes des autres. Dans un environnement changeant, cela
demande de transformer sa stratégie « top-down » en approche
« bottom-up » de « potentiel de situation » (comme
toujours, je fais ici référence à Francois
Jullien).
4. Une nouvelle vision de la
communication
La communication
n’est plus vue aujourd’hui comme un simple transfert d’information. C’est avant
tout un élément de relation entre deux et plusieurs personnes, le plus souvent
un élément de synchronicité, parce que la communication suppose l’échange et l’appropriation
et, pour finir, un transfert d’information. La communication est ce qui construit le réseau dont nous
avons parlé, constitué d’un maillage d’équipes (liens forts, communication
constante) et de communautés (liens faibles, communication éparse).
Ceci remet en
cause l’idée du « knowledge
worker » de Peter Drucker à laquelle je
me suis souvent référé dans ce blog. Même si ce concept reste pertinent, il
est dangereux car il masque le fait que la création de valeur vient plus de l’interaction
que de la connaissance. De plus, même si les spécialistes de la connaissance
lui donne un sens large qui inclut de nombreuses formes (tacite, implicite,
corporelle, …), il est important de ne pas perdre de vue l’importance des
pratiques, des attitudes et des émotions dans l’efficacité du comportement
collectif.
La gestion de la communication est
indissociable de la gestion du temps. La forme principale de la communication dans l’entreprise
3.0 est la conversation, en écho à la citation célèbre du ClueTrain Manifesto :
« Markets are conversations ».
Le fait que la collaboration dans un environnement complexe exige la
synchronicité est une des intuitions fondamentale du lean
(et pas seulement le takt
time). L’agilité vient en premier de la combinaison d’un temps commun
et de l’utilisation d’incréments courts, les fameux « petits
lots ». L’impact du management de la communication sur la performance
de l’entreprise est considérable parce qu’il détermine la construction du
réseau et l’allocation du temps de collaboration utile. Et nous savons depuis
Clay Shirky que la flexibilité de l’entreprise tient en bonne partie à sa
capacité à s’auto-organiser, c'est-à-dire permettre à ce réseau d’évoluer constamment
en fonction des besoins de l’environnement.
Si je cherchais
à résumer ce qu’est cette nouvelle vision de la « communication 3.0 »,
je dirais que c’est la combinaison de l’entreprise 2.0, de l’autocontrôle des
flux d’information et de cette culture 3.0 décrite un peu plus haut.
Autrement dit, le socle de cette nouvelle communication commence
avec les outils 2.0 parce qu’ils permettent de casser les goulots d’étranglement
des formes plus classiques de communication. C’est ce que j’ai développé dans
mon livre « Processus et Entreprise 2.0 », mais si la culture n’évolue
pas dans le sens de la confiance, du respect et de la reconnaissance, les
outils ne servent à rien. A l’inverse, si les outils sont mal utilisés, on ne
fait qu’amplifier le problème de la surcharge informationnelle. Ce
problème mérite qu’on s’y arrête, car il conduit à la redondance (rework) et à l’amplification (donc l’incapacité
à s’adapter aux « bursts »
de l’environnement).
Pour éviter
cette surcharge, il faut que chaque salarié du réseau s’autodiscipline, en tant
que « knowledge worker » qui communique avec les autres acteurs de son
réseau, dans une approche
systémique « lean ». Il est clair que la régulation extrinsèque
ou top-down, par les règles, ne fonctionne pas (ce qui ne veut pas dire que
quelques règles soient inutiles). Au
contraire, on retrouve deux idées clés développées précédemment : le
principe de localité dans une structure « scale-free »
(fractale, multi-échelle) et le besoin de motivation intrinsèque. Le premier
point est intéressant car c’est une des causes d’échec du déploiement trop
global d’outils 2.0. Il faut capitaliser sur ce que nous savons sur la
structure des réseaux sociaux performants et reproduire une « structure
de petits mondes ». L’autorégulation,
face à un problème de « tragédie des communs », suppose le feedback
(ce qui est plus simple au niveau local) et l’appropriation du problème. Mon
intuition est que « l’organisation
3.0 » de l’entreprise libérée est à la fois une solution au problème de l’efficacité
du « contrôle » (qui devient distribué) et de la « communication »
(qui se libère de flux hiérarchiques inutiles).
Ces quatre
sections décrivent quatre aspect de cette « nouvelle vision de l’entreprise »
qui s’intersectent et se renforcent. Comme je l’ai dit en introduction, le mot « nouveau »
est un abus de langage, ce qui est « nouveau », c’est le niveau de
consensus qui monte progressivement autour de besoin de « libérer »
les entreprises, de « redonner du sens au travail », de remettre l’homme
et son bien-être au cœur des activités créatrices de valeur.
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