L'Horreur économique est un essai de Viviane Forrester paru en 1996 aux éditions Fayard et ayant reçu la même année le Prix Médicis essai.
Cet ouvrage a connu un succès surprenant pour un genre réputé austère
(350 000 exemplaires vendus en 2000, traduction en 24 langues). Sa
dénonciation de ce qu'elle appelle le totalitarisme financier eut un
succès inattendu, notamment en France, et fut un signe annonciateur de
l'émergence de la réflexion altermondialiste.
Sur un ton inhabituel, Viviane Forrester
dénonce les discours habituels, qui masquent les signaux d'un monde
réduit à n'être plus qu'économique (ou même pire : financier, virtuel).
Selon elle "nous vivons au sein d'un leurre magistral, d'un monde
disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel". "Quand
prendrons-nous conscience qu'il n'y a pas de crise, ni de crises, mais
une mutation ?" "Le chômeur subit une logique planétaire qui suppose la
suppression de ce qu'on nomme le travail… qui se réduit comme une peau
de chagrin ". La priorité va au profit ; "c'est ensuite qu'on se
débrouille avec les miettes de ces « fameuses créations de richesses » ". Escamoté le monde de l'entrepreneur au profit des "multinationales, du libéralisme absolu, de la globalisation, de la mondialisation, de la déréglementation, de la virtualité".
La romancière et essayiste française Viviane Forrester, est
décédée mardi à l'âge de 87 ans. Elle est l’auteure d’une vingtaine
d’ouvrages, dont l'Horreur économique, devenu un des contre-symboles de
la mondialisation dans ses aspects les plus négatifs, traduit en 30
langues et vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaire. Arnaud
Spire l’avait rencontré à la sortie de son essai pour l’Humanité. Nous
reproduisons son entretien.
Vivianne Forrester, romancière, essayiste, auteur notamment de «Van
Gogh ou l'enterrement dans les blés» au Seuil, ne s'attendait pas à ce
que son essai, «l'Horreur économique», publié chez Fayard en août 1996,
rencontrât un tel succès auprès de millions de personnes mises entre
parenthèses par le traitement qu'inflige l'ultralibéralisme au travail.
Elle a réussi le tour de force de faire d'une expression empruntée au
poète Arthur Rimbaud et extraite des «Illuminations», un slogan
désormais familier sur les banderoles du mouvement social français.
Exergue du poète: «Certains soirs, par exemple... retiré de nos horreurs
économiques... Il frissonne au passage des chasses et des hordes...».
Se retirer des horreurs économiques, est-ce encore possible à notre
époque? La sombre imprécation anticapitaliste de Viviane Forrester parle
indéniablement à des millions de gens. Sans travail, sans droits, sans
papiers, sans toit. En cette période préélectorale, elle attend des
partis politiques qu'ils prennent en compte de façon réaliste, actuelle,
et moderne, la situation.
Votre
livre est paru à un moment où trois Français sur quatre oscillaient
entre la peur et la révolte face aux dégâts causés par le système
économique. C'est dans ce climat que «l'Horreur économique», déjà tiré à
plus de 300.000 exemplaires, est devenu un best-seller. Comment
l'expliquez-vous ?
Vivianne Forrester. Le succès de «l'Horreur économique» est d'abord
un signe politique très important. Cela signifie que les gens sont
vraiment en éveil et pas du tout endormis. Cela a une dimension
internationale puisqu'on en parle dans tous les pays avant même que le
livre ne soit traduit. Enfin, je trouve émouvant qu'une expression de
Rimbaud soit présente sur les banderoles des mouvements sociaux. Après
tout, Rimbaud s'est beaucoup intéressé à la Commune et c'est justice
qu'un vers de lui puisse encore émouvoir et mobiliser.
L'impact de mon livre ne se limite pas à la France ou à l'Europe. Il
est en traduction dans dix-sept pays. Et avant même sa parution, les
idées qu'il véhicule provoquent une sorte d'effervescence. Au Mexique,
par exemple, avant même que l'ouvrage ne sorte en espagnol, un
hebdomadaire y a consacré un très long article et plus de deux pages de
citations. Depuis, on en parle beaucoup dans les universités. Son
contenu a été discuté au Parlement mexicain. Je pourrais donner un
exemple similaire à propos du Brésil. Aux Etats-Unis, il y a eu des
articles dans le «New Yorker», «Newsweekly», et un commentaire furieux
dans le «Wall Street Journal». Le «New York Times» m'a demandé un
article pour un numéro spécial sur l'économie américaine vue de
l'étranger. Or, mon livre ne paraîtra que cet hiver dans sa traduction
anglaise. J'ai su qu'il avait été cité dans des journaux de Lituanie, de
Hollande, de Pologne, de Suède, de Norvège et d'Angleterre. En Italie,
où il est paru il y a trois semaines, il a été réimprimé au bout de huit
jours. Dans les pays de langue espagnole, il y a un bandeau sur la
couverture: «2e édition. 1re édition épuisée en dix jours».
N'avez-vous pas le sentiment que «l'Horreur économique» est
au diapason d'un rejet profond des prétendues contraintes économiques
libérales?
Vivianne Forrester. Ce n'est pas un livre racoleur.
Il répond à l'inquiétude des gens. Je pense qu'en politique, ceux qui
ont peur de faire peur ont tort. Les gens sont adultes et très en éveil.
Au début, je pensais que c'était une caractéristique de la France, avec
sa culture politique particulière. Mais je m'aperçois aujourd'hui que
les Français ne sont pas les seuls au monde à s'inquiéter de choses qui
sont redoutables. Les gens se rendent très bien compte de ce qui se
passe. Beaucoup m'écrivent pour me dire qu'ils se sentent libérés par ce
livre qui leur donne un peu d'espoir, alors qu'on aurait pu croire
qu'il allait accroître leur peur et les désespérer davantage. Rien n'est
pire que de se croire seul à être inquiet.
Parmi ceux qui ont assimilé «l'Horreur économique» à un cri, certains
sont sincères. Mais j'ai plutôt retenu mon indignation que je ne l'ai
criée. J'ai essayé de mettre à plat un système. J'ai essayé de repérer
les fausses questions qui masquent les vrais problèmes. Et j'ai essayé
d'étayer ma pensée et mon sentiment sur des faits concrets et des
textes. Par exemple, quand j'évoque l'annonce, en mars 1996, de la
diminution du chômage aux Etats-Unis, et la chute spectaculaire des
marchés boursiers qui s'en est suivie sur toute la planète. Les journaux
qui affichaient à la une «priorité à l'emploi» ont très discrètement
expliqué le phénomène par la «panique provoquée par la mauvaise
nouvelle». La mauvaise nouvelle, c'était que le chômage baissait! Je
mentionne des faits paradoxaux de cette sorte tout au long de mon essai.
Tout récemment, les salariés de Vilvorde en Belgique ont gagné devant
le tribunal de Nanterre leur procès contre Renault, en première
instance et en appel. Cela peut faire jurisprudence. C'est une nouvelle
des plus importantes et qui va bien dans le sens que devrait prendre
l'Europe.
Un économiste, qui a incarné un temps ce qu'il était convenu
d'appeler la «pensée unique», a osé vous dire au cours d'un débat que si
Robert Hue avait signé votre livre, il n'aurait pas eu le même
succès...
Vivianne Forrester. Je suis d'abord un écrivain et je n'accepte pas
qu'on dise que qui que ce soit aurait pu écrire mon livre. En tant
qu'écrivain je me suis autorisée à être indignée, ce qui était considéré
comme très ringard, mais cela vaut mieux que d'être résignée ou de se
laisser humilier. Il est vrai que mes lecteurs s'autorisent aujourd'hui,
à travers mon livre, une indignation très justifiée. Si le fait que
j'ai transgressé cette peur du ridicule qu'on peut avoir en s'indignant
les y aide, tant mieux.
Pensez-vous qu'un changement de majorité, à l'occasion des
élections qui vont avoir lieu bientôt, pourrait rendre l'économie moins
horrible?
Vivianne Forrester. Je crois que l'horreur économique tient pour
beaucoup au fait que nous vivons avec des critères du XIXe siècle en ce
qui concerne l'emploi. Je souligne que je ne confonds pas l'idée de
travail, valeur fondamentale, avec l'idée d'emploi. Mais en gardant les
critères du XIXe siècle, on culpabilise ceux qui subissent la situation.
Toute argumentation se fonde sur la nécessité de retrouver de l'emploi.
Arrêtons de dire tout le temps à des gens - notamment aux jeunes - qui
ne peuvent trouver un salaire pour survivre, que le seul modèle de vie
autorisé est la vie salariée. Les programmes des partis politiques sont
sensiblement identiques à ce qu'ils étaient lorsqu'on croyait temporaire
la crise de l'emploi. Les politiques doivent prendre en considération
la mondialisation, les technologies de pointe, et ne pas laisser ces
réalités être la propriété de la seule économie. Ce qui revient à nous
éjecter de l'Histoire avec un grand «H».
On ne peut pas continuer à laisser l'économie s'éclater dans la
modernité pendant que l'on nous fait faire de la figuration dans un «son
et lumière» à la Zola. La question: qu'est-ce qu'on fait quand on n'a
pas de travail dans une société où il y en a de moins en moins?, doit
être prise en compte. Bien entendu, dans le court terme, il faut essayer
de trouver du travail pour un maximum de gens. Mais cela reste de la
gestion. La question posée est: que faire dans une société où le travail
salarié, l'emploi salarié, est en train de rétrécir comme peau de
chagrin? Est-ce qu'on va continuer à dire que la dignité dépend du fait
d'avoir un emploi? La dignité, selon moi, consiste à savoir donner un
sens à sa vie.
Qu'il s'agisse du court terme, ou de l'avenir de la société, attendez-vous quelque chose d'un parti comme le Parti communiste?
Vivianne Forrester. Je ne suis pas adhérente de
votre parti. J'attends de tous les partis, y compris le vôtre, qu'ils
considèrent la situation de façon réaliste, moderne et actuelle. Qu'ils
s'occupent davantage de la mondialisation et des technologies de pointe,
et du rétrécissement de l'emploi qui en découle, de façon à ne plus
prétendre rafistoler une ère industrielle qui est révolue, à ne plus
encourager la honte qu'éprouvent beaucoup de chômeurs d'être au chômage,
ou la peur qu'ont ceux qui travaillent de perdre leur emploi. Ce qui
met des populations entières à la merci de l'exploitation. C'est pour ça
que j'ai écrit dans mon livre que cette honte et cette peur devraient
être cotées en Bourse! Elles sont des éléments du profit.
Peut-on encore accepter d'employer des formules comme «plan social» à
propos des plans de licenciements?, «création de richesses» pour dire
bénéfices?, et confondre «La» Liberté avec le «libre marché»? Quand on
fait de la publicité, on matraque des formules qui finissent par entrer
dans l'inconscient et la conscience des gens. Il y a des quantités de
termes comme ceux-là que je trouve dangereux.
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