Comment les 50 leaders d'exception présentés dans le hors-série de
Management, actuellement en kiosque, ont-ils forgé leur réussite ? En
combinant trois types de comportement bien précis, répond Jim Collins,
un des chercheurs en management les plus réputés au monde et créateur du
"management lab" dans sa ville de Boulder (Colorado). Explications.
Jim Collins, 54 ans, diplômé de l’université de Stanford, est considéré aux Etats-Unis comme l’un des gourous les plus influents du management. Il est d’ailleurs au quatrième rang du classement annuel consacré par la "Harvard Business Review" aux 50 meilleurs d’entre eux. Installé à Boulder, dans le Colorado, où il a créé un «laboratoire du management» en 1995, Jim Collins a écrit de nombreux ouvrages consacrés aux entreprises et à leurs P-DG. Ses recherches portent notamment sur les clés du succès de certaines organisations dans un monde imprévisible. Dans son dernier ouvrage («Great by Choice»), qu’il a coécrit avec Morten T. Hansen, professeur à Harvard, il analyse les comportements qui distinguent les «grands» leaders des simples leaders. Pour le hors-série de Management consacré aux 50 plus grands patrons de l’histoire (cliquez ici pour consulter le sommaire ), cet insatiable curieux – c’est aussi un alpiniste chevronné – nous a fait part de son expertise sur le sujet.
Management : Vous vous adonnez à l’alpinisme. Voyez-vous dans cette pratique des points de comparaison avec le comportement des grands patrons qui ont marqué l’histoire ?
Jim Collins : Quand vous faites de l’alpinisme à un haut niveau, il est essentiel d’avoir un partenaire fiable sur qui vous pouvez vraiment compter. Votre vie est réellement entre les mains de votre compagnon de cordée. Et réciproquement. C’est évidemment une métaphore qui s’applique aux duos exceptionnels qui ont créé des groupes uniques au monde. Je pense notamment à Bill Hewlett et à David Packard, les fondateurs de Hewlett-Packard, à Gordon Moore et à Robert Noyce, qui ont initié Intel, à Bill Gates et à Paul Allen, qui ont lancé Microsoft, ou encore à Steve Jobs et à Steve Wozniak, les créateurs d’Apple. Au début de leur aventure entrepreneuriale, leur complémentarité et leur capacité à coopérer intelligemment leur ont ensuite donné les qualités nécessaires pour constituer des équipes solidaires et pour bâtir des groupes puissants. En alpinisme comme dans le monde de l’entreprise, vous ne pouvez pas passer des caps difficiles sans avoir avec vous un partenaire fiable.
Management : Ni viser les sommets…
Jim Collins : Tout à fait. Dans l’alpinisme, si l’on veut prolonger la comparaison, la leçon à retenir est de savoir se fixer des objectifs audacieux tout en -mesurant précisément les risques que l’on court. La combinaison subtile entre les deux est importante. Et même vitale ! Il en va de même pour les grands leaders. Le trait de caractère essentiel qui forge leur réussite est de savoir prendre des risques, mais avec discernement. On ne peut pas créer une grande entreprise en étant casse-cou.
Management : Steve Jobs, que vous avez mentionné, fait la couverture de ce numéro. Vous paraît-il réunir ces qualités propres aux grands leaders ?
Jim Collins : Indubitablement. Chez Apple ou chez Pixar, Steve Jobs a toujours démontré qu’il savait s’entourer. Que ce soit avec Steve Wozniak au début de l’aventure d’Apple ou avec Tim Cook par la suite, Steve Jobs avait compris qu’un partenaire aux qualités complémentaires est indispensable pour réaliser de grandes choses. Jobs avait une volonté entrepreneuriale, mais aussi un côté très conservateur. A son retour chez Apple, il a d’abord remis les comptes en ordre avant de lancer de nouveaux produits comme l’iMac, l’iPod ou l’iPad, avec le succès que l’on sait. De ce point de vue, il était semblable à Bill Gates, qui a toujours fait très attention à la trésorerie. On ne peut pas innover sans une certaine discipline.
Management : La «discipline fanatique», comme vous l’appelez dans votre livre, est, dites-vous, la première caractéristique des leaders exceptionnels.
Jim Collins : Nous avons mené une recherche pour identifier ce qui distingue les grands leaders des simples leaders. Les premiers ont atteint ce que nous -appelons le «niveau 5» du leadership. Pour y parvenir, ils ont tous trois types de comportement. Le premier est effectivement celui que nous avons baptisé la «discipline fanatique». Elle se résume par la cohérence de leur action : avoir des objectifs clairs, avec des valeurs fortes et des règles applicables par tous leurs collaborateurs. Cela n’a rien à voir avec une obéissance ou une adhésion aveugle à des règles bureaucratiques.
Management : Quel P-DG l’incarne le mieux ?
Jim Collins : Parmi les 50 patrons de votre dossier, Herb Kelleher, le fondateur de la compagnie aérienne Southwest Airlines, est l’entrepreneur qui en est le plus -parfait représentant. Je fais un aparté : nous avons découvert qu’il n’y a pas de corrélation entre personnalité et leadership. Ce n’est pas le charisme ni l’argent qu’il gagne qui font un grand leader. Ce n’est pas non plus qu’il veuille qu’on le suive personnellement. Ce qu’il veut, c’est qu’on adhère à sa cause. Un grand leader veut que ses collaborateurs s’engagent avec lui dans une quête ! C’est ce qu’a totalement réussi à faire Herb Kelleher. Il a su emmener les gens derrière lui, avec l’idée de créer une compagnie aérienne sans équivalent et en adoptant ses propres règles face au reste du secteur aérien. Et, je reviens à notre point, cela n’aurait pas été possible sans discipline fanatique. Derrière ce personnage haut en couleur, se cachait en effet quel-qu’un d’extrêmement méthodique et déterminé. Etre constant dans l’action, voilà ce qui caractérise la manière dont Herb Kelleher a mené ses affaires. Quelle que soit la pression autour de vous, si vous suivez cette discipline, vous réussirez, même dans un environnement difficile. Cela signifie qu’il faut savoir s’en tenir à sa propre ligne de conduite sans se préoccuper de ce que font les concurrents, car ces derniers ont peut-être tort ! Herb Kelleher a parfaitement maîtrisé le développement de Southwest Airlines. Alors que tous ses rivaux ouvraient de nouvelles destinations à tour de bras, lui n’a pas voulu faire croître sa société trop vite par peur de perdre le contrôle de sa -trésorerie et de la voir déraper. Et l’histoire lui a donné raison. C’est la cohérence de son action qui lui a permis de bâtir cette compagnie unique.
Management : Nous en venons donc à la deuxième qualité des grands leaders, celle de la «créativité empirique»…
Jim Collins : Et j’en viens évidemment à reparler de Steve Jobs ! Il adoptait non seulement une discipline fanatique, -illustrée, par exemple, par le fait que tout devait être parfait dans les usines qui produisaient ses ordinateurs, ou encore que chaque détail de cha-que produit, même caché, devait être soigné, mais il faisait preuve aussi de créativité empirique. En effet, dans la plupart des cas, il ne concevait pas quelque chose de totalement inédit, mais il partait de quelque chose d’existant pour en faire un produit nouveau que les gens désirent et puissent s’approprier. Et il imaginait ensuite la manière de le fabriquer à grande échelle. Aux débuts d’Apple, comment Steve Wozniak et lui-même savaient-ils que les ordinateurs personnels allaient connaître un tel succès ? Tout simplement, parce que les deux Steve voulaient en posséder un ! Alors, ils l’ont conçu. Et le bouche-à-oreille a fait le reste : leurs amis, puis les amis de leurs amis ont acheté des Mac, puis la planète entière. La création de l’iPad repose sur le même processus empirique : «Nous voulons fabriquer un produit que nous pourrons utiliser.»
Management : Quand on observe leur surreprésentation parmi les grands patrons de l’histoire, on a quand même le sentiment que la créativité et l’innovation sont dominées par les Américains…
Jim Collins : C’est en effet ce que laisse supposer la liste que vous avez établie. Tout le monde pense que les Américains font preuve de plus de créativité et d’innovation. En fait, ce n’est pas exact. La vraie force des entrepreneurs américains qui ont marqué l’histoire est d’avoir eu un concept ou une petite idée et ensuite d’avoir vu grand, de les avoir développés à grande échelle («to scale», en anglais). Sam Walton, le fondateur de la grande chaîne de distribution Wal-Mart est, à ce titre, un cas intéressant. Il n’a rien inventé, mais il a copié un concept existant et il l’a développé partout aux Etats-Unis, puis dans le reste du monde. Nombreux sont les entrepreneurs américains dans ce cas : avec la Ford T, Henry Ford n’a pas donné naissance à l’auto-mobile, mais il a vu grand, très grand…
Management : Venons-en maintenant à la troisième caractéristique des grands leaders : la «paranoïa productive». Pour vous, c’est vraiment une qualité ?
Jim Collins : Evidemment. La paranoïa productive consiste à se préparer au pire pour mieux l’éviter. Dans la vie de tous les jours, vous pouvez faire des erreurs. Et c’est même nécessaire pour progresser. Mais, parfois, c’est tout simplement fatal. Si vous escaladez une falaise et que vous tombez, une seule certitude, vous allez mourir. Croyez-moi sur parole, dans ce cas, vous ne pouvez pas appren-dre de vos erreurs ! Quand vous grimpez, vous devez vous assurer de rester en vie. D’où l’importance de la paranoïa productive, en escalade comme dans le business. Si vous dirigez une entreprise, vous devez toujours avoir peur de ce qui peut arriver de néfaste. Car il va toujours se produire quelque chose hors de votre contrôle, quelque chose que vous ne pourrez pas maîtriser. C’est en vous préparant au pire, par exemple en ayant toujours une bonne trésorerie, que vous pourrez faire face à l’imprévu. Et c’est cela qui vous permettra de survivre à un coup dur. Quand Steve Ballmer rejoignit Bill Gates chez Microsoft en 1980, il lui proposa d’embaucher 17 personnes. Bill Gates faillit s’étrangler et lui rétorqua : «Dix-sept personnes ? Mais tu veux couler la boîte ! Microsoft doit être capable de vivre un an sans encaisser un seul cent de chiffre d’affaires.»
Management : Parmi les P-DG qui ont marqué l’histoire, qui préférez-vous ?
Jim Collins : J’admire plusieurs d’entre eux. En premier lieu, William Allen, un homme particulièrement réservé, mais qui a fait de Boeing un géant de l’aéronautique. En deuxième, George Merck, car il a eu cette phrase merveilleuse : «La médecine est faite pour les gens, pas pour les profits.» Le troisième, Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, parce qu’il a toujours voulu changer le monde et pas seulement faire du business. Enfin, Bill Gates car, grâce à la fondation qu’il a créée avec sa femme Melinda, il incarne l’humilité, laquelle est, selon moi, la plus belle qualité des P-DG qui ont fait l’histoire.
Propos recueillis par Gabriel Joseph-Dezaize
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