L'école de la République se meurt. Le constat est invariable depuis plusieurs années. Quant aux causes de ses dysfonctionnements, c'est la volonté de fabriquer des élèves taillés selon les demandes du marché. Réduction des programmes, renoncement à la culture au profit d'un « minimum de connaissances » particulièrement minimaliste, tout vise à produire des individus calibrés. En peu de temps, l'un des systèmes éducatifs les plus performants s'est vu transformé en fabrique de crétins. Et pour ce faire, il fallait un corps enseignant sur mesure. L'invention des IUFM dans les années 80, en mettant l'accent sur la didactique et la pédagogie aux dépens du savoir, génère des enseignants, de la maternelle au lycée, presque aussi ignorants que leurs ouailles. Présentée comme un dictionnaire du désastre, La Fabrique du Crétin propose aussi des solutions et a pour ambition de secouer les consciences, celles des parents, autant que des enseignants.
Jean-Paul Brighelli est normalien, agrégé de lettres et professeur en classes préparatoires. Outre des romans et des essais, il est auteur de nombreux manuels scolaires.
Roger Monjo
Lettre ouverte à l’auteur de "La fabrique du crétin"...et la réponse de l’auteur
vendredi 30 septembre 2005.
Mon cher Jean-Paul,
Je viens de lire ton ouvrage au sujet de « la mort programmée de l’école », son sous-titre, et voici quelques-unes des réflexions qu’il m’inspire.
Je passerai sur le titre, à l’ambiguïté malheureuse à mes yeux, et sur les nombreux effets de style à l’attrait desquels, je le sais, tu as du mal à résister même lorsqu’ils te conduisent à dire au-delà de ce que tu penses vraiment.
J’en viens donc aux points saillants de ton argumentaire (terme qui me semble mieux convenir à ton propos dans ce livre que le terme « argumentation »).
Commençons par les IUFM, sur lesquels tu fais manifestement, avec d’autres, une véritable fixation. Il me semble que les critiques (virulentes) dont tu les accables - au demeurant pertinentes en elles-mêmes et pour l’essentiel - s’appliquent en réalité davantage à ce dont les anciennes Écoles Normales furent le théâtre, dans les années 70-80, c’est-à-dire juste avant leur disparition et leur remplacement par les fameux Instituts. Elles étaient alors, en effet, un lieu de prédilection pour la « non-directivité », les « travaux de groupes » et autres billevesées pédagogiques et je veux bien te rejoindre dans la dénonciation de leur « infantilisme » même s’il fut, sans doute, pétri de bonnes intentions. Mais, précisément, je privilégie, pour ma part, l’hypothèse selon laquelle c’est cet état de déliquescence dans lequel elles se trouvaient à l’époque qui a constitué un facteur décisif dans la décision, politique, qui fut prise de les remplacer par des Instituts universitaires. Il s’agissait de donner à nouveau du crédit au dispositif de la formation des maîtres, en renouant, en quelque sorte, avec la période antérieure des Écoles Normales, lorsque celles-ci étaient considérées comme l’un des fleurons de notre système éducatif. Même s’il convenait, parallèlement, de procéder à une « modernisation » de cette formation des maîtres, qui passait, outre par une « universitarisation » du dispositif, par une prise en compte des transformations du métier d’enseignant, de ses nouvelles dimensions telles qu’elles résultaient des bouleversements qui venaient d’affecter, dans les décennies précédentes, le système éducatif tout entier. La création des IUFM traduit donc, plutôt, la volonté de « revenir aux choses sérieuses » (de « siffler la fin de la récréation » pour reprendre la formule de ton ami Chevènement), même si, en effet, ici ou là mais de façon de plus en plus marginale, on a pu constater la survivance de pratiques de formation dont le ludique le disputait à la désinvolture et qui font, encore aujourd’hui, les délices des contempteurs de la nouvelle structure. Cette « survivance » tient, à mon sens, au fait que, initialement, le personnel des IUFM était en grande majorité constitué par les formateurs des défuntes Écoles Normales qui ne pouvaient pas, du jour au lendemain, se défaire de certaines habitudes autour des quelles ils venaient de construire leur propre identité professionnelle. J’en étais ! Mais progressivement, l’ « universitarisation » a pris l’ascendant, en raison, en particulier, d’un recrutement de plus en plus important d’enseignants-chercheurs, plus enclins à la pédagogie telle qu’elle est pratiquée dans les Facultés qu’à la pédagogie « enfantine ». Et même s’il est possible que, du coup, ce processus appelle, peut-être, des critiques à l’opposé de celles que tu développes, il me semble incontestable, confirmé qu’il est aujourd’hui par le projet d’une intégration définitive des IUFM dans les Universités. Nos vieilles barbes académiques ne sauront tolérer bien longtemps des pratiques qui contrasteraient par trop avec leurs façons de faire ancestrales.
Mais alors pourquoi cet acharnement ? Permets-moi ici d’avancer une hypothèse que, je l’espère, tu ne prendras pas pour toi, car nous sommes là en présence de processus historiques qui dépassent largement nos pauvres individualités. Je me demande, en effet, si, au fond, ce qui t’est insupportable (à toi et à beaucoup d’autres collègues de lycée ...surtout lorsqu’ils enseignent en classe prépa. !), ce n’est pas l’alignement, auquel a donné lieu, par ailleurs, la mise en place des IUFM, du primaire et du secondaire. Alignement qui eut à la fois le sens d’une « revalorisation » du premier (un professeur des écoles « vaut » un certifié) et d’une « dévalorisation » du second, auquel on demandait - quelle infamie ! - d’intégrer, de façon explicite et réfléchie, la préoccupation pédagogique alors qu’il était acquis que la réussite à un « concours difficile », le CAPES et, plus encore, l’Agrégation, valait reconnaissance et légitimation d’une capacité quasiment innée à enseigner. J’ose penser que tu seras d’accord avec moi pour reconnaître la forte dose d’illusion que cette « évidence » porte en elle. Il ne s’agit pas ici de faire de la mauvaise psychologie (si tant est qu’il en soit une bonne ) et de dénoncer une quelconque forme de jalousie ou de ressentiment. Ce n’est bien sûr pas une affaire de personnes mais une affaire d’histoire et de traditions. C’est la séparation structurelle, constitutive de l’école républicaine dans sa version 3 et qu’elle a elle-même héritée de l’école religieuse qui l’a précédée, entre l’école primaire (lieu de prédilection de la pédagogie) et l’école secondaire, le lycée (sanctuaire de la culture) qui est remise en cause par la création des IUFM. On a osé mélanger les torchons et les serviettes ! Ce partage des tâches n’était peut-être pas, je te l’accorde, sans bénéfices secondaires, y compris pour ceux du primaire (les instituteurs, qui y trouvaient matière à se construire une forte identité professionnelle qui faisait leur fierté et les élèves, du moins les plus « méritants » qui parvenaient, par la voie des Écoles Normales en particulier, à se hisser hors de leurs conditions misérables de départ). Mais, malheureusement pour cette approche idéalisante, quasiment mythologique, on sait, depuis un certain temps maintenant, que cette séparation n’obéissait pas seulement à une logique « épistémologique » ou « cognitive » (la pédagogie d’abord ou « apprendre à apprendre », la culture ensuite ou « apprendre vraiment ») mais aussi et surtout à une logique politique : l’école primaire était l’école du peuple, qui avait vocation, dans son immense majorité, à le rester et le lycée était l’école de la bourgeoisie qui y chouchoutait ses « héritiers ». Aux premiers, la pédagogie et seulement elle et encore sous la forme particulièrement rudimentaire du « lire, écrire, compter » (on y ajoutait quelques leçons de morale citoyenne et ...l’apprentissage de La Marseillaise), aux seconds la culture si l’on veut bien désigner par là un ensemble de connaissances plus ou moins bien maîtrisées mais qui permettaient de faire la « distinction ». Autrement dit, Bourdieu-Passeron, Baudelot-Establet et quelques autres sont passés par là et, quelles que soient les limites de leurs analyses, plus rien ne peut plus être comme avant. Le mythe a vécu. Il a sans doute, en remplissant sa mission, eu quelques effets collatéraux positifs et ces effets apparaîtront peut-être même, dans le futur, comme ce qui lui donne toute sa portée historique, mais il n’est plus possible de le réactiver, sinon sur un mode arbitraire et autoritaire. Mais ce n’est plus alors un mythe mais une « idéologie » dans le sens le plus superficiel et le plus vulgaire du terme.
Bien sûr, derrière la question des IUFM, il y a une autre question, plus fondamentale : celle du « collège unique » c’est à dire celle de l’ouverture, à partir des années 60-70, des vannes du secondaire, celle du processus de la « démocratisation-démographisation » du collège d’abord, du lycée ensuite et de l’Université aujourd’hui. Là aussi, peu de choses trouvent grâce à tes yeux et je veux bien, une nouvelle fois, accorder une part de légitimité à tes critiques. Mais une part seulement ! S’il est vrai que la massification à laquelle on a assisté n’a pas produit les effets de démocratisation escomptés (je suis même d’accord avec toi pour me demander s’ils étaient vraiment escomptés), il me semble qu’on en conclut trop vite et de façon illégitime que la massification s’oppose à la démocratisation. Surtout lorsqu’on mobilise à cette fin la fameuse théorie des « effets pervers » (que résume le dicton selon lequel l’enfer serait pavé de bonnes intentions) ; bon prince, on veut bien faire crédit aux « réformateurs » de leur bonne volonté, mais qu’on reformule aussitôt en termes de naïveté coupable et de « complicité objective » (ce vocabulaire me rappelle un bien vilain temps...) avec les ennemis de l’école républicaine et démocratique. J’avoue éprouver, depuis que j’ai lu Hirschman et, plus particulièrement, son Deux siècles de rhétorique réactionnaire, la plus grande méfiance vis-à-vis de cette « théorie », à laquelle je reproche moins son manque de pertinence que, à l’inverse en un certain sens, sa trop grande extension. De telle sorte qu’elle relève, à mes yeux, davantage du registre de la rhétorique que d’un registre proprement théorique (explicatif ou interprétatif). Il semble, en effet, toujours possible de mettre en évidence les « effets pervers » de telle ou telle action humaine. Par exemple et pour m’en tenir au monde scolaire, s’il est possible de mettre en évidence tel « effet pervers » engendré par la suppression (officielle) du redoublement à l’école primaire (les élèves en difficulté sont pénalisés car ils ne disposent plus de cette « opportunité » de rattraper leur retard que leur offrait un redoublement), il est aussi possible de soutenir que c’est précisément la mise en évidence d’un « effet pervers » d’un autre ordre (le redoublement n’est pas une chance offerte à l’élève mais un handicap dont il aura beaucoup de mal ensuite à se défaire : « qui a redoublé redoublera » est l’une des principales conclusions auxquelles sont parvenues toutes les études un tant soit peu objectives du phénomène) qui a conduit à préconiser la suppression d’une telle procédure. Pour le dire simplement : qui trop embrasse mal étreint. Et telle me semble être la tare rédhibitoire de la théorie des « effets pervers ».
Mais revenons au « collège unique » : l’erreur initiale et fondamentale de toutes les critiques du collège unique consiste à accréditer l’idée qu’un tel objet a existé, existe réellement et pas seulement comme concept ou sur le papier. Or le collège unique n’existe pas et n’a jamais existé autrement que virtuellement. On en a bien formulé l’idée, le projet (avec la réforme Haby) mais on en a fait un usage essentiellement mystificateur. D’accord pour dénoncer la mystification mais cette dénonciation n’implique pas, sans autre forme de procès, la dénonciation du projet lui-même.
En réalité, la réforme Haby (1975) n’est pas une nouveauté radicale, mais l’aboutissement d’un long processus d’unification des deux réseaux de scolarité de l’école républicaine qui commence avec la Réforme Berthoin (1959). Cette dernière prolonge la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans et supprime l’examen d’entrée en 6ème, qui consacrait jusque là l’étanchéité des deux réseaux. Il s’agit alors, à la fois, de satisfaire à l’exigence (socio-économique) d’élévation du niveau de formation et de qualification de la main-d’œuvre sans perdre de vue l’impératif (politique) suivant : contenir les effets sociaux potentiellement explosifs (mai 68 - t’en souviens-tu ? - sera, un peu plus tard, ô combien révélateur de cette « explosivité ») de cette ouverture du secondaire. De telle sorte que, malgré tout, on maintiendra, dans un premier temps, des structures séparées et hiérarchisées (CES, CEG, CET) puis, lorsque le CES sera appelé à devenir la structure unique (Réforme Capelle-Fouchet de 63), on l’organisera encore à partir de filières étanches et hiérarchisées. La réforme Haby ne fera que parachever ce processus en faisant disparaître toute différenciation officielle à l’intérieur du collège qui devient ainsi « unique ». Sans pour autant aller jusqu’au bout de la logique historique de ce processus d’unification, c’est-à-dire le rattachement définitif de ce niveau intermédiaire du système éducatif à l’école primaire qui aurait conduit à l’instauration d’une école de base couvrant l’ensemble de la scolarité obligatoire. Au lieu de quoi la réforme de 75 se traduisit par la mise en place d’une situation profondément ambiguë, le collège s’inscrivant à la fois dans la logique centripète (rassembleuse et homogénéisante) de l’école commune ou « pour tous » et dans la logique centrifuge (compétitive et différenciatrice) de l’école filiarisée et sélective. À la fois « primaire supérieur » et « petit lycée ». C’est ainsi qu’il est devenu le lieu de toutes les tensions, scolaires et sociales, dans la mesure où sa connexion, maintenue, avec les étapes ultérieures de la scolarité obéissait désormais à des règles plus ou moins opaques et plus ou moins arbitraires que seuls les mieux informés, les « initiés », au premier rang desquels les enseignants eux-mêmes, maîtrisaient vraiment. La logique du marché faisait ainsi son entrée à l’école, sans attendre la « libéralisation » et la « mondialisation » actuelles.
De là mes deux remarques suivantes : l’une relative à la question du « maillon faible » (le collège ou l’école primaire ?), l’autre au sujet de l’offensive « néo-libérale » (marchandisation de l’éducation, mondialisation des politiques, etc...) dont notre bonne vieille école républicaine serait aujourd’hui l’objet.
Sans pour autant la mettre au compte du ressentiment qu’éprouveraient aujourd’hui certains enseignants du secondaire à l’égard de leurs collègues du primaire, suite à leur promotion universitaire, hypothèse que j’évoquais plus haut pour mieux l’écarter, je ne partage pas ton analyse qui consiste à renvoyer, comme à leur cause véritable, les difficultés des enseignants (mais aussi des élèves) au niveau du collège à une défaillance antérieure de l’école primaire (et de ses maîtres), en particulier dans le domaine de l’apprentissage de la lecture. Je continue de penser que le collège est bien le « maillon faible », le niveau critique de notre système éducatif. J’avoue ne pas être convaincu, en particulier, par tes « sorties » sur les ravages qu’aurait occasionnés, ces dernières décennies, l’emprise de la « méthode globale » d’apprentissage de la lecture sur les pratiques pédagogiques de l’école primaire. On sait bien, quel que soit par ailleurs le jugement qu’on peut porter sur cette méthode, qu’elle n’a jamais exercé qu’une influence marginale dans ces pratiques, qui s’inspiraient plutôt des principes de ce que l’on a appelé les « méthodes mixtes », c’est-à-dire, en réalité, des méthodes syllabiques améliorées. Plus fondamentalement, je ne partage pas le catastrophisme ambiant (que tu prends plaisir, par contre, à alimenter) au sujet d’une progression sans précédent de ce qu’il est convenu d’appeler l’illettrisme (et dont un auteur comme Bernard Lahire a bien montré à quel point il avait été inventé pour des raisons pas toujours très avouables). Plus prosaïquement, je pense que l’école primaire continue, vaille que vaille et, en définitive, plutôt bien, à former des générations de « lecteurs », si on veut bien admettre qu’à la sortie de l’école primaire on définira un « lecteur » par sa capacité à déchiffrer, mais aussi comprendre, un texte « simple », qu’il soit littéraire ou non. Au-delà, bien sûr, l’apprentissage de la « lecture », au sens plein du terme cette fois, est sans fin et peut même devenir, pour certains, l’affaire de toute une vie. Mais, à chaque étape suffit sa peine ! Bien sûr, il y a des ratées, des difficultés réelles chez certains élèves à maîtriser ces compétences de base. Mais pas plus qu ‘autrefois en vérité, si on veut bien comparer ce qui est comparable.
Les statistiques en la matière sont particulièrement manipulables. Par exemple, lorsqu’une étude officielle conclut en notant qu’un tiers des élèves entrant en 6ème fait preuve d’une bonne maîtrise de la culture écrite et qu’à l’opposé 15% rencontrent de grandes difficultés dans la manipulation des compétences de base alors que la moitié restante, même si elle n’est pas au top, devrait malgré tout pouvoir s’en sortir au collège, elle se prête à deux interprétations : « l’école primaire n’a rempli sa mission que pour un élève sur trois » versus « l’école primaire n’a échoué que dans 15% des cas ». Mais la première laisse entendre aussi que « tout se joue au primaire » dans cette acquisition des compétences de base, c’est-à-dire que le collège ne peut qu’enregistrer ces inégalités et s’en lamenter tout en faisant preuve d’une indulgence excessive et d’un laxisme coupable avec la moitié des élèves afin qu’ils « s’en sortent » c’est-à-dire qu’ils ne coulent pas trop vite, ce « ventre mou » de la quasi-totalité des classes qu’on s’évertue à faire tourner autour de la moyenne. Alors que la seconde oriente plutôt vers l’idée que le collège a peut-être un rôle à jouer, dans le prolongement de l’école primaire, dans la consolidation définitive de ces compétences encore mal assurées pour la moitié des élèves, surtout si l’on veut bien admettre par ailleurs que le passage du « j’apprends à lire » au « je lis vraiment » s’effectue sans véritable solution de continuité.
Plus globalement, s’il est vrai que l’échec « se décide » au primaire et qu’il se joue sur les apprentissages fondamentaux, on peut en conclure soit que l’école primaire a failli à ses missions mais on accrédite alors inévitablement l’idée que celles du collège sont d’un autre ordre, les mêmes qu’autrefois, lorsqu’il n’était que le premier cycle de l’enseignement secondaire, sans prendre la mesure des bouleversements produits par la massification, soit que les nouvelles conditions créées par cette massification obligent à redéfinir les missions du collège dans le prolongement de l’école primaire. En tout cas, je ne pense pas que ce soit vraiment rendre service à ces élèves et les aider que de les étiqueter comme « illettrés », voire comme ... « crétins ». Mais il est vrai que, dans ton cas du moins, je suis intimement persuadé que l’ampleur du désespoir et la sincérité de l’indignation sont à l’origine de ces « débordements » langagiers.
Le problème se situe donc bien au niveau du collège, auxquels parviennent des élèves qui, pour l’essentiel, ont acquis les compétences de base, ont « appris à apprendre » mais qui ont alors, et là pour beaucoup, du mal à donner du sens et à percevoir l’intérêt véritable de ce qu’ils doivent désormais apprendre « pour de bon ». En arrivant au collège, ils découvrent un nouveau monde : un monde régi par l’impérialisme de la note, un monde de « devoirs » et de « contrôles », un monde, aussi, où l’irréversibilité des jugements scolaires, aux conséquences parfois dramatiques, le dispute à l’arbitraire (toutes les études de docimologie réalisées depuis des décennies maintenant attestent ce manque de fiabilité, d’objectivité de cette « notation » dont on connaît par ailleurs l’influence sur les destins scolaires et sociaux ultérieurs). En arrivant au collège, les élèves commencent à se frotter aux « jeux de la sélection et de la compétition » sans pour autant, pour beaucoup, en connaître précisément les règles. Ils commencent alors à « travailler pour les notes », mais lorsque celles-ci commencent à tomber et pour peu qu’elles ne soient pas à la hauteur de leurs espérances, le plus souvent naïves, car mal informées, ils commencent alors à faire l’expérience de l’humiliation, de la culpabilité ou de l’injustice. Le sentiment d’avoir été floué peut alors envahir certains. Un minimum de compassion à leur égard, d’empathie avec ce qu’ils vivent alors, suffit à faire comprendre la logique qui se met désormais en place et qui va les conduire à des comportements diversement répréhensibles : retrait, démotivation, chahuts, incivilités.
Il est, par exemple, tout à fait significatif à mes yeux que l’ennui proprement scolaire, cet ennui vide et mortifère qui n’a rien à voir avec l’ennui-rêverie dont tu fais, par ailleurs, l’éloge dans ton livre, n’apparaît vraiment qu’au collège. Car il est difficile de donner du sens ou de trouver de l’intérêt à un enseignement qui est, en quelque sorte, piloté par l’aval, c’est-à-dire par la notation, l’évaluation, mais qui ne répond à aucune nécessité véritable en amont. Cette « nécessité » peut, au demeurant, être de nature très variée : ça peut aller d’une prise en considération des centres d’intérêts immédiats des élèves, qu’il faudrait alors, bien sûr, « travailler » avec eux pour les « sublimer » par la culture scolaire mais qui permettraient de créer la « motivation » initiale nécessaire ... jusqu’à l’emprise d’une conviction collective tellement partagée et suffisamment profonde qu’elle bénéficierait d’une espèce d’évidence indiscutable, de telle sorte qu’elle s’imposerait « naturellement » aux élèves, une conviction relative à la valeur (et pas seulement la rentabilité) des apprentissages scolaires. Tu auras bien sûr reconnu, dans ce deuxième cas de figure, l’école républicaine à son heure de gloire, lorsque même ses « victimes », les familles populaires dont la progéniture se voyait interdire tout espoir d’extraction, la vénéraient. L’école était alors l’objet d’un réel consensus, « extorqué » sans doute comme dirait mon maître Habermas, mais véritablement mobilisateur. Mais, dès lors que l’école n’est plus que l’objet d’un consensus ou d’un accord de fait, sans réelle teneur normative, à l’image du « consensus » que génère un marché entre ses acteurs, elle doit trouver en elle-même, c’est-à-dire dans les individus qui la font vivre, les ressources nécessaires pour donner envie de continuer. Surtout au niveau du collège. Car, si l’enfant est encore assez naturellement disponible pour apprendre, l’adolescent a déjà davantage besoin de raisons d’apprendre. Il attend d’être convaincu de l’intérêt, de l’utilité (au sens large) de ce qu’on lui demande d’apprendre. Or, le pilotage par l’aval, l’évaluation des résultats, ne peut être efficace, convaincant et motivant, que si ces derniers sont gratifiants. De telle sorte que, pour les autres, il ne reste que les ficelles de la « pédagogie active », celle des centres d’intérêts, la pédagogie de « l’éveil », du projet ou du contrat. Tu vois : je te rejoins parfois, du moins sur le constat. Mais pas sur le diagnostic. Loin de penser que ces « innovations pédagogiques » participent d’un projet de « tuer » l’école, j’y vois plutôt des tentatives, parfois maladroites, souvent désespérées, de la sauver en cherchant à secourir ses naufragés.
Il ne s’agit donc pas ici de jeter la pierre aux enseignants du collège mais de prendre acte du fait qu’ils sont pris dans un double bind, depuis qu’on a demandé à l’école de prendre en charge la sélection sociale, à partir d’un certain niveau - alors qu’auparavant cette sélection s’opérait à l’entrée - sans leur dire clairement de quel côté de ce « niveau » ils se situaient : en amont ou en aval ? du côté du primaire ou du côté du secondaire. Ce double bind se manifeste par exemple lorsque tel enseignant se plaint de ces élèves qui ne travaillent que « pour la note » mais n’hésite pas par ailleurs à user, voire abuser, de l’un des derniers pouvoirs qui lui restent, celui de l’évaluation. Un enseignant doit toujours, à la fois, enseigner c’est-à-dire aider à apprendre et juger de l’efficacité de son action en évaluant ses élèves. Avant le collège, au primaire, la fonction évaluative est au service de la fonction d’aide (c’est ce qu’on appelle l’évaluation formative). Au-delà et déjà au lycée, la première est en quelque sorte prise en charge par l’institution qui a procédé préalablement aux orientations, de telle sorte que l’enseignant est, d’une certaine façon, soulagé du poids de la responsabilité que pourraient engager ses jugements. Au collège, par contre, les deux dimensions, les deux impératifs (aider, accompagner, encourager et classer, trier, sélectionner), pèsent avec la même intensité, souvent dramatique, sur l’enseignant. C’est pourquoi le collège est bien le « maillon faible ».
J’en viens maintenant à l’une des raisons possibles, probables, de cette faiblesse : la « marchandisation » de l’éducation, la privatisation rampante de l’école, la logique d’entreprise érigée en modèle, en un mot cette offensive « néo-libérale », télécommandée par ces instances trans-nationales que sont l’OCDE, Le FMI, la Banque Mondiale voire la Commission Européenne, qui aurait pris pour cible notre bonne vieille Éducation Nationale, qu’il faudrait alors défendre comme une sorte de citadelle assiégée par les forces du Mal. Alors là, je te le dis tout net : il y a, à mes yeux, une grande dose d’hypocrisie dans ce discours tenu généralement par les enseignants (je vais être ici moins tendre avec eux) et leurs représentants, généralement « de gauche », qui s’insurgent noblement devant ces agressions dont est victime le temple du savoir gratuit et « désintéressé », alors que bien souvent, ils sont les premiers agents de cette « marchandisation-libéralisation » de l’éducation scolaire. Ils dénoncent le nouveau « consumérisme scolaire » de parents-stratèges qui n’hésitent pas à intervenir au sein de l’institution sacrée et qui, à l’extérieur, font un usage totalement décomplexé du marché des « cours particuliers », mais ils sont par ailleurs sur-représentés dans les fédérations de ces mêmes parents d’élèves, Ils sont aussi (en proportion, car tous n’habitent pas en ZEP) parmi les plus gros consommateurs en matière de dérogation à la carte scolaire. Ils sont, en réalité, les plus fins stratèges du système éducatif en raison de leurs connaissances particulièrement aiguisées de ses subtilités : procédures d’appel, classes CAMIF, familiarité avec les enseignants - ces chers collègues - de leur progéniture. Tous ne sont pas comme ça, bien sûr, mais le phénomène n’est pas marginal non plus. Je ne leur jette d’ailleurs pas vraiment la pierre. Dans un système où règne la « loi de la jungle », il est « naturel » que les comportements individualistes-égoïstes prennent le dessus. Dans un tel contexte, le mot d’ordre « mes enfants d’abord ! » acquiert une certaine « légitimité ». On est en présence ici d’une version élargie de la théorie de la « préférence nationale » : Je préfère mes enfants à ceux de mon frère, ceux de mon frère à ceux de mon cousin, ceux de mon cousin à ceux de mon voisin, etc. Mais qu’au moins on nous épargne le discours moralisateur et idéaliste sur l’école sanctuaire qu’il faudrait défendre, bec et ongles, contre les menaces de la mondialisation et de la libéralisation. Le ver est dans le fruit depuis bien longtemps déjà et il n’a pas attendu les récents développements du marché mondialisé pour prospérer. De là à penser que les enseignants ne supportent pas, en réalité, de ne plus être les seuls maîtres à bord... Mais ce serait sans doute aller trop loin et je veux bien concéder que ce n’est pas sans connaître les affres de la culpabilité et de la mauvaise conscience qu’ils contribuent ainsi à la désanctuarisation de l’école.
Il y a en réalité, à mes yeux, deux façons, sensiblement différentes, de concevoir la « sanctuarisation » de l’école : soit comme une mise à l’abri (mais toujours plus ou moins illusoire et fictive) de l’institution scolaire, à l’écart du « bruit et de la fureur du monde », des passions qui l’agitent et des intérêts qui le divisent, mais une mise à l’abri qui a pour fonction principale de légitimer le mythe de l’élitisme « républicain » et de la sélection des « meilleurs » (la compétition qui détermine l’essentiel des interactions à l’intérieur de l’espace scolaire échappe alors à toute critique ou problématisation puisqu’elle peut faire valoir son indépendance à l’égard de tout autre facteur que le seul « mérite » des élèves) ; soit, à l’inverse, comme une mise à l’abri des épreuves sélectives et des contraintes de la compétition, de situations d’apprentissage et de formation qui ne pourront alors que s’enrichir de toutes les formes d’ouverture sur le monde. Or, la fiction constitutive de la première option n’est plus crédible aujourd’hui et le mythe a vécu.
J’en viens donc à la question des notes, des examens et des diplômes. Tu te montres partisan d’une réhabilitation de cette fonction évaluative mais aussi certificative (en particulier le Brevet et le Baccalauréat, auxquels les taux de réussite actuels, soutiens-tu, enlèvent toute crédibilité et toute valeur) et par voie de conséquence sélective, puisque les examens et les diplômes ont pour fonction, outre d’informer les élèves sur la valeur de leurs apprentissages, de leur signifier les voies scolaires ultérieures (et au-delà sociales) qui leur sont encore accessibles et celles qui leur sont désormais interdites. Mais tu mets surtout en avant les vertus de cette réhabilitation dans la perspective d’une restauration du sens de l’effort et du travail chez les élèves (et les enseignants ?). Permets-moi de rester dubitatif. La « note » pouvait, à la rigueur, avoir un tel effet lorsque son usage restait circonscrit à la sphère scolaire, voire au colloque singulier qui mettait en présence tel élève avec tel enseignant, et n’avait pas d’incidence massive sur les procédures d’orientation des élèves (puisque celles-ci étaient largement déterminées en amont) et, au-delà sur les conditions de leur insertion socioprofessionnelle. Mais dès lors qu’elle acquiert une telle importance sa fonction change de nature et n’est plus l’objet des mêmes enjeux. Elle ne s’inscrit plus dans une logique de reconnaissance et d’élection mais dans une logique de guichet et de négociation.
C’est pourquoi je suis convaincu, à l’inverse du point de vue que tu défends dans ton livre, que cette fonction certificative est la principale hypothèque qui pèse sur l’école aujourd’hui, du moins dans sa composante « école de base ». C’est pourquoi je suis partisan, outre du rattachement définitif du collège (voire un peu au-delà) à l’école primaire, de la suppression de toute procédure de redoublement, d’orientation mais aussi de certification pour cette école. Je veux parler du Brevet. Quant au bac lui-même, si je suis d’accord avec toi pour pointer du doigt les taux de réussite tout à fait « exceptionnels » qu’il connaît aujourd’hui, c’est pour en tirer une conclusion radicalement opposée : ils ouvrent en effet, selon moi, loin de toute volonté de retour en arrière, la perspective de sa disparition prochaine. Quelle utilité en effet peut-on encore reconnaître à un examen qui n’a plus pour fonction que de désigner les 20% d’élèves qui doivent renoncer à toute formation universitaire ? Ne serait-il pas plus judicieux de consacrer les (gros) moyens (de diverses natures) qui lui sont alloués à aider les 20% en question à combler leurs lacunes ? Sauf à penser, bien sûr, que leur « crétinisation » est trop avancée pour laisser quelque espoir.
Pour résumer mon point de vue : je propose de partir de la célèbre formule de Condorcet ; « que nul ne puisse se plaindre d’avoir été écarté » pour l’appliquer, au pied de la lettre et avec toutes ses conséquences, à cette « école de base » entendue comme le moment d’une éducation inconditionnelle.
Ce qui précède ne signifie pas pour autant que je suis favorable à la disparition de toute forme d’évaluation. Bien au contraire, d’une certaine façon, dès lors qu’on reconnaît aujourd’hui que l’accès à l’information sur les différents aspects du fonctionnement du système éducatif est l’un des principaux facteurs discriminants des parcours scolaires. C’est pourquoi la mise en œuvre de cette évaluation généralisée doit satisfaire d’abord à l’objectif suivant : en tant que « chose publique » l’école a des comptes à rendre à ce mandataire qu’est, en l’occurrence, le corps social tout entier, par le biais, en particulier, de ses représentants. L’évaluation des élèves et de leurs acquisitions ne peut constituer que l’une des dimensions de ce dispositif qui s’intéressera tout autant, sinon plus, à l’ensemble des « indicateurs » relatif au principe de « l’égalité de traitement » auquel un « service », qui se veut « public » doit satisfaire. La « noblesse » de la tâche enseignante ne doit pas faire oublier que l’éducation participe de ces « biens premiers », au même titre que l’eau, la santé, l’énergie et quelques autres, qu’une société démocratique se doit de fournir, également, à tous ses membres, après avoir, bien sûr, déterminé, d’une façon elle même démocratique, le niveau, exprimé en termes à la fois quantitatif et qualitatif, de ces biens que l’état de son développement l’autorise à considérer comme « décent » c’est-à-dire minimal. Seras-tu d’accord avec moi, à partir de là, pour reconnaître l’urgence aujourd’hui du renoncement au principe de « l’égalité des chances » lorsqu’il est donné comme idéal à cette éducation de base, principe ô combien ambigu car il porte en lui le principe de la compétition comme la nuée porte l’orage. Allégée par la levée de cette hypothèque, la question des « bonnes » pratiques pédagogiques, des pratiques efficaces, pourrait alors être envisagée de façon à la fois plus sereine et plus souple.
Car il me semble, et c’est l’un des derniers points que je souhaite aborder avec toi, que tu partages au moins une conviction avec ces « pédagogues » que tu voues par ailleurs aux gémonies et dans l’influence desquels tu vois la source de tous les maux, même si tu cultives (à dessein ?), je vais y revenir, une certaine ambiguïté à l’égard de leur définition : la conviction selon laquelle tout se joue au niveau des pratiques, « pédagogiques » précisément. Tu fais alors, avec eux, l’économie d’une analyse, qui devrait être pourtant préalable, des dispositifs de scolarisation dans lesquels ces pratiques sont mises en œuvre et qui conditionnent non seulement leur « efficacité » mais même le sens qui leur est donné. Il suffit ici d’évoquer l’exemple des classes ou des groupes dits « de niveau », dont un usage bien pensé pourrait en effet se révéler pertinent, dans certaines circonstances, avec des élèves en difficulté, dès lors que cette hypothèque certificative aurait été levée mais qui s’avèrent générateurs d’ « effets pervers » (tiens les revoilà eux ...) dans un dispositif régi par les règles de la compétition et de la sélection. Ou encore la question de l’apprentissage de la lecture qui ne s’est élevée à ce niveau d’intensité dramatique qu’on lui reconnaît aujourd’hui qu’en raison de l’influence décisive attribuée à la rapidité avec laquelle les élèves parviennent à la maîtrise de ces compétences de base sur la valeur des parcours scolaires auxquels ils pourront prétendre ensuite.
Mais de quels « pédagogues » parle-t-on ? S’agit-il des enseignants de base, ceux qui vont au charbon, seuls dans leurs classes, aux prises avec des difficultés souvent inextricables ou de ces gourous aux cerveaux dérangés qui hantent les couloirs des IUFM ? Il me semble qu’ici tu t’acharnes d’autant plus sur les seconds que tu souhaites, en définitive, ménager les premiers. Il faut bien conserver quelques alliés dans la place ... et il n’en reste guère dès les premiers chapitres écrits ! Pourtant n’es-tu pas obligé de concéder, pour finir, que ce sont bien les premiers, en définitive, qui sont en cause, soit qu’ils aient reçu et fait leur, avec une complaisance coupable, le discours des seconds soit qu’ils aient fait preuve d’une « faiblesse d’esprit » tout aussi condamnable lors de l’entreprise de « lavage de cerveau » à laquelle ils furent soumis au moment de leur formation ? Le titre du livre prend alors (involontairement ?) une nouvelle dimension, de telle sorte que le collègue qui le lira en pensant y trouver un motif de réconfort et l’occasion d’une fierté restaurée ne fera, en réalité, qu’illustrer les tares rédhibitoires dont il est définitivement affecté. L’école ne serait devenue une vaste « fabrique de crétins » que pour avoir généralisé le mécanisme à l’œuvre dans la mutation préalable de la « salle de commande ». Mais cessons là ce procès en machiavélisme !
Plus sérieusement, il me semble que tu exagères et surestimes l’influence que les « grands » pédagogues (comme on dit dans les manuels), les théoriciens de la pédagogie, exercent sur la grande masse des pédagogues-praticiens, même lorsque ces derniers sont passés entre les mains des formateurs de l’IUFM. Mais il est vrai qu’il peut arriver, parfois, que les premiers perdent de vue la distance constitutive du discours pédagogique, qui est par vocation un discours critique et utopique, par rapport au discours scolaire officiel et dominant. Ils continuent d’alimenter ainsi un malentendu récurent depuis plusieurs décennies maintenant entre pédagogues et politiques. S’il n’est en effet de Pédagogie que « nouvelle » (tous les grands Pédagogues, théoriciens ou praticiens, de l’histoire ont inauguré leur itinéraire novateur par une critique radicale des réalités pédagogiques dominantes de leur époque) elle a aussi, inévitablement, vocation à une certaine marginalité en raison des composantes utopiques qui l’orientent. On peut bien dénoncer tel ou tel aspect « délirant » de ces dernières, mais c’est leur faire un mauvais procès que de leur attribuer une véritable influence sur les pratiques de leur temps. Toute grande Pédagogie est non seulement nouvelle mais aussi pour demain.
En définitive, j’y insiste, il me semble qu’on s’étripe d’autant plus joyeusement sur les questions pédagogiques (méthodes, techniques, situations, ...) que l’on veut faire l’impasse sur la question de l’hypothèque certificative qui pèse aujourd’hui sur l’école. En retour, la persistance de cette hypothèque exacerbe la question des choix pédagogiques en favorisant les prises de positions tranchées, exclusives et sans nuances. Car cette hypothèque justifie la focalisation sur l’objectif de la « lutte contre l’échec scolaire » (focalisation sur laquelle tu t’accordes avec tes adversaires) qui conduit à son tour à concentrer le « débat » sur la question des méthodes. Alors que la levée ou, du moins, l’assouplissement (dans un premier temps) de cette hypothèque, même si elle ne devrait pas, bien sûr, annuler ces discussions pédagogiques, les rendrait cependant moins crispées et plus ouvertes.
Mais dès à présent, il me semble tout à fait crucial de distinguer, dans la question des « nouvelles pédagogies », l’aspect strictement « pédagogique » de l’aspect que j’appellerai « juridique » pour lever certaines ambiguïtés actuelles. Ainsi, lorsqu’on dénonce aujourd’hui leur « puéro-centrisme » (l’élève au centre, etc...) on vise à la fois certaines pratiques pédagogiques et leurs présupposés théoriques (le constructivisme, ...) qui méritent en effet discussion (mais une discussion sereine et ouverte) et la tendance de l’école aujourd’hui à intégrer l’espace du droit commun alors qu’elle a longtemps constitué, qu’elle constitue encore aujourd’hui trop souvent (voir le dernier livre de P. Merle sur l’humiliation à l’école), un espace de non-droit (voir par exemple les textes sur la discipline de 2000 qui invitent à ne plus considérer l’espace scolaire comme soustrait aux principes du « droit commun » : individualisation et proportionnalité de la peine, interdiction du « zéro de conduite », ...). Ce mouvement est bien sûr à mettre en relation avec les progrès contemporains dans la reconnaissance des droits de l’enfant. Ces tendances me semblent traduire, elles, un progrès incontestable, indépendamment du jugement qu’on peut porter sur la valeur ou la légitimité de leurs traductions dans telle ou telle théorie (et pratique) pédagogique.
Ma dernière remarque aura trait à ces critiques (toujours aussi virulentes !) dont tu accables cet ensemble de nouvelles pratiques ou de nouveaux dispositifs qui viendraient remettre en cause et affaiblir (le mot n’est pas assez fort) notre tradition républicaine en matière scolaire, qu’il s’agisse des ZEP, des situations de pédagogie dite interculturelle et plus généralement des formes variées de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « discrimination positive ». Toutes choses qui feraient perdre de vue à notre école sa vocation propre d’initiation et d’introduction à une tradition, en l’occurrence nationale, et qui auraient pour conséquence la disparition de tout « sens historique » chez les élèves, devenus des êtres sans feu ni lieu. De là ton souhait d’un recentrage « identitaire » de notre enseignement, en particulier historique mais, plus généralement, dans toutes ses dimensions culturelles, par exemple dans cette discipline qu’on appelle le « français », dont les liens avec notre langue, « langue de culture » par excellence, et ses trésors accumulés depuis des siècles par ses meilleurs praticiens se seraient considérablement distendus. Je suis (encore une fois !) d’accord avec toi pour dénoncer les « dérives » de telle ou telle pratique pédagogique qui, sous prétexte de réassurance, renvoient les jeunes « d’origine étrangère » de la troisième génération à une culture d’appartenance avec laquelle ils n’entretiennent plus que des relations distanciées et complexes. D’accord aussi pour dénoncer, plus globalement, les « effets pervers » (stigmatisation, ghettoïsation, ...) produits par l’instauration d’un dispositif comme les ZEP, mais, ici, sans y voir pour autant une condamnation de principe de toutes formes d’éducation « prioritaire ». D’accord même, mais non sans me prévaloir alors d’un « droit d’inventaire », pour éprouver quelque gêne à abandonner Jeanne d’Arc aux mains d’un Jean-Marie Le Pen. Mais de là à prôner le retour en bloc à l’enseignement de l’histoire de France tel qu’il était pratiqué au début du siècle dernier ... Il y a là un pas que je ne franchirai pas avec toi.
Je ne peux m’empêcher en la circonstance (et sans me livrer, bien évidemment, à un quelconque procès d’intention à ton égard) de « contextualiser » ton propos. Sans trop extrapoler (je pense ici, bien sûr, au dernier référendum sur la Constitution européenne ... une autre pomme de discorde entre nous), je suis malgré tout contraint de constater que cet appel, fréquent aujourd’hui, à un recentrage « national » prend parfois des formes douteuses : ainsi, tu n’es pas sans savoir qu’un texte a récemment été adopté à l’assemblée nationale, dans une relative indifférence, qui fait obligation à l’école d’enseigner les bienfaits de notre ancienne entreprise colonisatrice et d’en souligner les vertus civilisatrices, alors même que notre société est toujours travaillée par ce que certains appellent la « fracture coloniale ». Certains historiens ont, certes, vigoureusement réagi mais je n’ai pas le sentiment que les syndicats enseignants se soient particulièrement mobilisés sur la question sinon sous la forme pétitionnaire habituelle. Alors que la demande d’abrogation de l’article de loi en question me semble être un motif au moins aussi légitime de recourir à la grève, par exemple, que la revendication de quelques sous de plus par mois.
Ou encore (et tu me permettras de verser ici, tout à fait exceptionnellement, dans un certain pathos) : alors que nos voisins allemands viennent d’inaugurer, en toute solennité et après un vaste et vigoureux débat national, un monument impressionnant à la mémoire de la Shoah en plein centre de Berlin, nous en sommes, nous, à être en passe de laisser s’ériger à la sauvette, sans sortir de notre torpeur estivale, de misérables petites statuettes à la gloire d’un Bastien Thierry ou autres membres de l’OAS et généraux félons.
Alors d’accord pour recentrer notre enseignement sur notre histoire « nationale », mais que ce soit la vraie, avec ses moments glorieux certes mais aussi avec ses ombres et ses indignités, en l’ouvrant au projet de la construction d’une mémoire commune et réconciliée avec nos anciens adversaires et nos anciennes victimes ... mais pas l’histoire hagiographique de nos grand-pères, celle dont la restauration ne serait sûrement d’aucune aide pour faire passer « un passé qui ne passe pas ». D’accord pour ne pas renvoyer tel élève au teint mat à ses origines, de plus en plus lointaines par la force des choses, mais sans oublier pour autant de lui expliquer, ainsi qu’à tous ses petits camarades qui ne sont après tout que des immigrés de la 15ème, 100ème ou 1000ème génération, pourquoi il vit ici et pourquoi il arrive que sa présence suscite autant de réactions d’hostilité voire de haine. Bien informés, le premier en sera moins surpris et les seconds y seront, peut-être, moins enclins.
En définitive et malgré l’allure un peu hétéroclite et dispersée de tes analyses, je perçois entre elles une convergence réelle et profonde qui les fait participer, à mes yeux, de ce « rappel à l’ordre » républicain que Lindenberg, voici quelques temps et de façon prémonitoire (les signes se multiplient aujourd’hui dans les domaines les plus variés) malgré, peut-être, certaines exagérations, avait inscrit au cœur de ce mouvement de pensée qu’il avait désigné, en toute incorrection politique puisque nombres de ses plus illustres représentants se réclamaient (se réclament toujours) de la gauche, comme celui des « nouveaux réactionnaires ».
C’est pourquoi je ne saurais conclure ces quelques remarques que par une exhortation, aussi vibrante qu’amicale : Jean-Paul, ressaisis-toi !
Non sans t’avoir remercié au préalable de l’occasion que tu m’as ainsi offerte de mettre par écrit un certain nombre de convictions qui me travaillent depuis un certain temps maintenant et dans un style que mon statut « académique » de chercheur-en-sciences-de-l’éducation ne m’autorise que trop rarement à utiliser, Je te prie de croire en l’expression de mon inaltérable affection.
Roger
Critique de la critique
Cher Roger,
Répondre à une critique amorce un processus sans fin qui est souvent stérile. Mais ce que tu me dis, la façon dont tu le dis, est d’une qualité telle, tu moulines du concept avec une aisance si confondante (et qui laisse très loin derrière les ratiocinations éructantes de tes pairs, telles que je peux les lire dans la presse et sur le Net depuis que mon petit livre a touché le grand public) qu’il serait lâche de ma part de ne pas défendre, brièvement au moins, mon point de vue.
Tu me reproches d’user, dès le titre, d’une rhétorique assassine. Je te répondrais que Voltaire ne faisait pas dans la dentelle lorsqu’il reprenait certaines des énormités de Rousseau - une référence chez les pédagogues modern style, qui le prennent en général à contresens, tu en conviendras. De plus, ce n’est bien évidemment pas dans une collection qui s’intitule « Coups de gueule » que l’on fait dans la dentelle. Et je n’ai jamais prétendu, en écrivant la Fabrique du crétin, exprimer autre chose que l’immense souffrance qui est la mienne - et celle des dizaines de milliers de lecteurs qui m’écrivent pour me dire que j’ai exprimé ce qu’ils pensaient tout bas - face à la dégradation de la situation scolaire.
Ai-je inventé cette dégradation ? Est-ce un fantasme issu des réunions en petit comité de Sauver les Lettres (www.sauv.net), cette organisation d’enseignants qui s’opposent de toutes leurs forces à la baisse de niveau partout constatée ? Oserai-je une citation ?
« Nous avions rêvé d’une Ecole ouverte à tous, véritable creuset républicain faisant de la mixité sociale une valeur et de l’hétérogénéité une méthode pédagogique : nous avons vu se développer l’enfermement social des enfants, la ségrégation systématique entre les établissements, l’organisation de filières étanches et strictement hiérarchisées, à l’image d’une « société extraordinairement compartimentée, où les frontières de voisinage se sont durcies et où la défiance et la tentation séparatiste s’imposent comme les principes structurants de la coexistence sociale... » »
Comme tu es le meilleur de ses exégètes, je ne te ferai pas l’injure de te révéler que ce style ampoulé, cette syntaxe interminable qui emprunte à Kant sa structure et au Monde de l’Education son contenu, appartient à Philippe Meirieu, dans son dernier ouvrage [1].
Loin de moi l’idée de me gausser - tu sais que je ne pratique pas la polémique par plaisir, mais par colère. Ne me fait-il pas l’honneur, dans ces lignes, de reprendre exactement mon argumentation ? D’autant que dans une interview récente, le même Meirieu enfonce le clou et affirme, comme moi : « Une forme de barbarie est là, à nos portes. Pour l’endiguer, renforçons les trois fondamentaux que sont la maîtrise de la langue française, l’Histoire de France, enseignée chronologiquement, mais aussi l’histoire de toutes les disciplines, comme les mathématiques. Que les élèves sachent qui était Galilée, et pourquoi il a affirmé cela. Enfin, la culture scientifique et industrielle. » [2]
La seule chose qui me sépare du grand homme de l’IUFM de Lyon, c’est l’analyse des causes de cette dégénérescence. Un individu qui fut tout de même maître d’œuvre de la plupart des réformes qui ont justement abouti à la faillite généralisée qu’il se plaît à dénoncer, constate in fine, à deux doigts de la retraite, que le système mis en place est une totale abomination : voilà qui pourrait faire réfléchir ceux qui aveuglément se sont enfoncés dans la pédagogie militante et la didactique - faute souvent, tu le sais bien, d’arriver à l’université par des voies classiques. Un exemple ? Faire une thèse peu remarquée sur André Hardellet, par exemple, n’incite pas le CNU à vous inscrire sur la liste courte des postes de maîtres de conférence. Ne reste dès lors que la didactique, lourde, lente, pour échapper à l’enseignement secondaire...
Tu ne saurais me faire un tel reproche. Normalien, agrégé, et la plume facile, j’ai choisi d’enseigner aux plus défavorisés durant les trois quarts de ma carrière, tu le sais bien. Ce que j’écris dans la Fabrique n’est pas toujours étayé de chiffres empruntés à ces études américaines ou canadiennes dont tes confrères et consœurs - des mots qui commencent bien, en ce qui les concerne - se gargarisent, mais c’est le fruit d’une expérience de terrain avec laquelle bien peu d’entre eux pourraient rivaliser.
Quand ce n’est pas mon expérience directe, c’est mon observation. « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise », affirmait le philosophe genevois dont nous évoquions plus haut les hautes références en matière de pédagogie. Un exemple ? Mon fils est en CP depuis un mois, à l’école primaire de Nébian. Depuis un mois, il rentre chaque soir, désespéré de ne rien faire, et de ne rien avoir à faire. Son institutrice (tu m’excuseras de ne pas dire : « sa professeure des écoles », car il m’est physiquement impossible de ne pas parler français), tout récemment nommée, pur produit de l’IUFM de Montpellier, a décidé de se conformer étroitement aux préceptes en vigueur : ne les forçons pas à travailler, hâtons-nous avec lenteur, assignons-nous des objectifs aussi flous que possible (« je ne sais pas quand ils sauront lire, et est-ce vraiment important ? »). Savoir-être avant le savoir-faire - ce qui laisse au Savoir tout court la portion congrue, tu en conviendras. Cette pédagogue émérite a cru bon, pour une rencontre avec les parents, de se faire épauler par une duègne tout aussi imbibée de pédagogie activement non directive, qui a expliqué aux parents abasourdis qu’il n’était pas bien grave que ladite enseignante parsème les cahiers des élèves de fautes d’orthographe et de français de son cru. Ce garde-chiourme de la Pensée unique serait-elle cette enseignante de l’IUFM qui a écrit à la Gazette de Montpellier pour protester contre l’article consacré à mon livre ? Tu sais bien que chez ces gens-là, tout discours hostile à la pensée unidimensionnelle qui est la leur est proscrit, et dire la vérité, c’est forcément leur faire offense.
Car lorsque je parle de la « novlangue » des néo-pédagogues, cela a un sens - unique : depuis une bonne vingtaine d’années (depuis, comme tu le dis, que les IUFM ont remplacé les expérimentations post-soixante-huitardes des anciennes Ecoles Normales), ces impotents de l’Idée qui prétendent « apprendre à apprendre » exercent leur police de la pensée sur tout ce qui brille trop, intellectuellement parlant, et pourrait les renvoyer à leur néant.
Tu noteras combien je me retiens, toi qui me connais mieux que tout autre, de verser dans la polémique gratuite.
Ce qui me fait le plus mal, dans l’exemple de cette malheureuse dévoyée néo-nébianaise, c’est qu’elle a visiblement la vocation, même si elle a peu de dons. Et que cette jeune fille si pétrie de bonnes intentions a été abîmée par des instructions officielles, un matraquage pédagogique, dont j’ai bien peur qu’elle se remette mal. Normal : elle a vingt-quatre ans, elle a subi probablement un enseignement de la lecture, il y a deux décennies de ça, qui mettait en œuvre les plus révolutionnaires des théories à la mode - et je ne retire rien de ce que j’ai dit dans la Fabrique des méthodes globales, semi-globales, mixtes et autres balivernes. D’où ses propres difficultés en orthographe. Elle a subi la dégradation programmée du Collège et du lycée - il n’est pas compliqué de calculer qu’elle a eu des cours de littérature française, au cours des années 90, qui faisaient déjà la part belle aux « discours » et autres techniques argumentatives. Elle n’est pas passée par une classe préparatoire - le dernier refuge du savoir, en France, depuis que les universités ont confié les cours de premier cycle à des universitaires-chercheurs obsédés par leurs propres énigmes. Et elle a réussi le CAP de « professeur des écoles » - j’essaie, tu vois, je fais des efforts pour intégrer ce vocabulaire abscons qui marque l’invraisemblable prétention de l’instit’ nouveau (tout aussi frelaté que le Beaujolais du même nom) à se croire supérieur à Louis Germain, qui tirait les oreilles, dans un quartier défavorisé d’Alger, au petit Albert Camus, un sacré garnement... Pour finir, elle a merveilleusement assimilé les préceptes les plus criminels - et je ne vois pas d’autre mot - des « formateurs de formateurs » : ne nous a-t-elle pas conseillé, en clôturant la réunion, puisque notre fils - dont tu connais le dynamisme - voulait à toute force apprendre à lire, de « l’entraîner en lui faisant déchiffrer les modes d’emploi des appareils ménagers » ?
Tu n’ignores pas, forcément, que Meirieu lui-même a déclaré : « Il y a quinze ans, je pensais que les élèves défavorisés devaient apprendre à lire dans des modes d’emploi d’appareils électroménagers plutôt que dans les textes littéraires. Parce que j’estimais que c’était plus proche d’eux. Je me suis trompé. Pour deux raisons : d’abord, parce que les élèves avaient l’impression que c’était les mépriser ; ensuite, parce que je les privais d’une culture essentielle. C’est vrai qu’à l’époque, dans la mouvance de Bourdieu, dans celle du marxisme, j’ai vraiment cru à certaines expériences pédagogiques. Je le répète, je me suis trompé. » [3]
Cet ancien membre des Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, qui a mis ses quatre enfants dans l’enseignement privé, s’imagine-t-il qu’une confession vaut absolution ? Ces quatre ou cinq générations d’élèves sacrifiés sur l’autel de l’expérimentation constructiviste réclament justice. Et je serais tenté de faire un jour le procès de ces enseignants qui s’imaginent jouir de l’impunité : on inculpe bien un médecin qui, pour un prétexte idéologique, refuserait son aide à une parturiente - afin qu’elle accouche dans la douleur, conformément au Credo biblique...
Et nous touchons là le fond du problème, que tu as soigneusement contourné, je dois te le dire : l’enseignement tel qu’il a été détourné de ses missions fondamentales (transmettre un savoir aussi large que possible, et former des esprits polyvalents, et non des epsilons conditionnés à une tâche unique) est une donnée idéologique. Les « formateurs » que tu couvres de ton talent, et qui ne méritent pas d’enseigner - d’ailleurs, ils s’en gardent - ont un agenda politique. À leur décharge, je pense qu’ils ne s’en doutent pas - c’est l’une des caractéristiques de l’idéologie d’avancer masquée, n’est-il pas vrai ? Ils m’accusent d’être « de droite », dans les divers articles par lesquels ils tentent d’infléchir l’immense succès de mon livre (et ce succès devrait te faire réfléchir, mon cher). Eux-mêmes se décernent des brevets « de gauche » - cette gauche qui a tout perdu, y compris son honneur, depuis 1981.
Qui s’étonnera qu’un ex-ministre de l’Education dont les réformes ont pour effet, comme dirait Meirieu, de « mépriser » les élèves, se soit sévèrement planté comme Premier ministre, comme candidat à la présidence - se débrouiller pour faire réélire Chirac avec nos voix, quelle performance, tout de même ! - et lors des Européennes ? Qui s’indignera qu’un autre ministre PS - Claude Allègre - n’ait eu d’autre souci, à son passage rue de Grenelle, que de « dégraisser le mammouth », au moment même où il confiait à Philippe Meirieu la mission d’« inventer le lycée du XXIe siècle » ? Qui s’offusquera qu’un homme de cour nommé par Balladur - Luc Ferry - ait été maintenu par la Gauche à la direction de la réforme des programmes, et combattu très mollement par la « gauche » lorsqu’il s’est retrouvé ministre à son tour ? N’as-tu pas l’impression - toi, homme de gauche authentique, et je n’en connais plus beaucoup - que l’Education est le secteur dans lequel la collusion des idéologies est la plus manifeste ?
Tu comprends dès lors que les réflexions souvent justes de ta critique passent au second plan. Il y a urgence, sauf à baisser les bras devant la mondialisation et le libéralisme dur. Or, je me refuse à penser que l’école n’est plus qu’un réservoir inintelligent à main d’œuvre non qualifiée - l’idéal des sociétés post-capitalistes. Je me refuse à admettre qu’il ne puisse y avoir de cadres qu’issus de milieux favorisés. Et je me refuse à croire que tu prêtes la main à une telle gabegie : exerce donc la belle intelligence dont tu fais sans cesse preuve sur des sujets plus dignes de ta verve conceptuelle.
Il faut bien finir - et je finirai en laissant la parole à un ancien élève montpelliérain. Un garçon doué, qui avait, après le Bac, été sélectionné pour les Olympiades de la chimie - une compétition qui regroupe les meilleurs juniors mondiaux de la discipline, et où les pays asiatiques nous taillent régulièrement des croupières. Il a acheté par hasard la Fabrique du crétin. Et voici ce qu’il m’a écrit. Je livre son témoignage brut de décoffrage - en précisant qu’il est aujourd’hui élève d’une très grande école scientifique - et qu’il est assez intelligent pour apprécier la dose de crétinisme que l’on a insufflée patiemment en lui, au cours d’une scolarité inspirée par les préceptes qui gouvernent encore le ministère et ses satellites. J’ai conservé l’orthographe du mail tel que je l’ai reçu - cela aussi, on le mettra dans le dossier à charge des collabos de la Bêtise.
Monsieur Brighelli,
N’étant plus votre élève, je peux vous envoyer ce message sans aucune idée de « relation privilégié » entre profs et élèves.
Je viens de finir la relecture (fait rarissime pour moi) de « La fabrique du crétin », relecture à cause de la richesse du livre. J’ai été ravi de trouver la réponse à une question que je me pose depuis un an. Il y a un an, j’ai participé aux Olympiades internationales de chimie en Allemagne. Un rassemblement faisant concourir des élèves provenant de nombreux pays, et « censés » avoir le même niveau en chimie. Les candidats français sont sélectionnés à la suite de la première année de prépa et ont donc une moyenne d’âge de 20 ans. Je pensais alors que les candidats des autres pays auraient le même âge que moi ; grossière erreur.
Les candidats étrangers avaient entre 15 et 18 ans, les français étaient de loin les plus vieux. Le premier idiot venu aurait eu vite fait de conclure que fort de notre plus grande expérience (car plus âgés) les français allaient laminer ces pauvres gamins étrangers. Mais c’est tout le contraire qui s’est produit et qui se produit chaque année. Avec parfois 5 ans de plus que d’autres candidats, les français ne peuvent rivalisés. Et ce que j’ai constaté en chimie doit être sans aucun doute vrai dans n’importe quelle matière.
J’en profite pour glisser une autre anecdote personnelle. Lors de ce voyage j’ai fait la rencontre d’une jeune Grecque. Cette fille d’à peine 17 ans croyant me faire plaisir m’a terrifié, en me parlant dans un très bon français de Rousseau, Baudelaire, Rabelais entre autres. Elle a même réussi à placer quelques citations de grands classiques français ; alors que j’étais bien incapable d’en faire autant pour des auteurs Français et encore moins Grec.
Depuis lors je ne cesse de me demander pourquoi les français sont si en retard en terme d’éducation ?
Grâce à votre livre j’ai enfin trouvé la réponse.
Merci, de m’avoir fait avancer sur le chemin de la "décrétinisation".
Jean-Paul Brighelli, 1 octobre 2005.
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