Partout dans le monde, des barrages colossaux sont en construction. Officiellement, il s'agit d'accroître l'accès des populations à l'électricité et de soutenir la croissance économique. Mais en réalité, si les grandes entreprises du Nord et les institutions financières internationales se ruent vers les fleuves des pays du Sud pour y édifier ces gigantesques ouvrages aux conséquences environnementales et sociales désastreuses, c'est en raison de la perspective de "marchés juteux et sans risque". Voilà les conclusions d'un nouveau rapport des Amis de la Terre, intitulé A qui profitent vraiment les grands barrages ? et publié à l'occasion du Forum mondial de l'eau qui se tient à Marseille du 12 au 18 mars. Ronack Monabay, chargé de campagne sur les institutions financières internationales pour l'ONG, revient sur les enjeux de ces constructions.
Qu'est-ce qu'un grand barrage et où les trouve-t-on ?
Ronack Monabay : Tout au long du XXe siècle, l'idée du développement économique a été associée aux barrages. Résultat : on en compte aujourd'hui 800 000 dans le monde dont 52 000 sont considérés comme des grands barrages, c'est-à-dire d'une hauteur de plus de 15 mètres et avec un réservoir supérieur à 3 millions de m3. Les quatre principaux pays constructeurs de barrages en comptent les trois quarts : 45 % en Chine, 14 % aux Etats Unis, 9 % en Inde et 6 % au Japon. La France possède, elle, 569 grands barrages, soit 1 % du total mondial.
Pourquoi les grands barrages posent-ils problème ?
Ronack Monabay : S'ils fonctionnent avec une ressource renouvelable, les grands barrages sont néanmoins loin de produire une énergie propre. Au-delà des impacts de leur construction proprement dite, et des milliards de tonnes de béton utilisées, leur édification crée d’immenses retenues d’eau qui submergent des terres cultivées ou des forêts, entraînent la décomposition des nombreuses matières organiques et libèrent de grandes quantités de gaz à effet de serre (notamment du méthane et du protoxyde d’azote, respectivement 25 et 300 fois plus puissants que le CO2). Au final, ces ouvrages contribuent à 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que le secteur aérien, selon l'association Rivières internationales.
Autres impacts environnementaux : les grands barrages bouleversent aussi fortement le fonctionnement des cours d’eau — 60 % des fleuves et rivières du monde sont altérés — et des écosystèmes, en provoquant la disparition de nombreuses espèces animales et végétales.
Enfin, les populations locales sont fortement touchées. Selon un rapport de la Commission mondiale des barrages, entre 40 et 80 millions de personnes ont été déplacées à cause des barrages au cours du siècle dernier. Plus largement, 472 millions de personnes ont été affectées par les impacts en aval des barrages, tels que la diminution des terres fertiles et des ressources halieutiques, la baisse de la qualité de l’eau, qui entraîne des maladies, ou encore la déforestation.
Quels sont les grands barrages, construits ou en projet, qui inquiètent le plus ?
Ronack Monabay : En Chine, le barrage des Trois-Gorges, le plus grand au monde, d'une puissance de 22 500 mégawatts (MW), a causé de nombreux et sérieux problèmes environnementaux, sociaux et économiques, que même le gouvernement de Pékin reconnaît.
>> Lire : Le colossal barrage des Trois-Gorges inquiète la Chine : L'accumulation d'une trop grande quantité d'eau dans le réservoir, long de 660 km et d’une capacité de 39 milliards de m3, augmente les risques de glissements de terrain et de tremblements de terre, selon des géologues. Des espèces du fleuve Yangtse ont été déclarées officiellement éteintes en raison de la pollution et des algues, qui s’accumulent du fait du barrage, au lieu d’être drainées par le fleuve. L'édifice a entraîné le déplacement de 1,4 million de personnes et la destruction d’un millier de villes et villages. Enfin, la baisse du niveau des eaux en aval du barrage, dont dépendent des populations entières pour l’agriculture, est particulièrement pointée du doigt lors des sécheresses.
Nous nous inquiétons aussi du barrage de Jirau, au Brésil, sur le Rio Madeira. Ce chantier, mené par GDF Suez, doit générer une puissance de 3 300 MW, mais aussi entraîner le déplacement de milliers de personnes et l'inondation d'hectares et d'hectares de forêts.
En Ouganda, la construction du barrage Bujagali, de 250 MW, a débuté en 2007, sous-traitée par l'entreprise italienne Salini, malgré l’opposition des communautés locales depuis quinze ans. Le chantier a déjà provoqué le déplacement de 6 800 personnes. Si l'un des objectifs est d'améliorer l’accès de la population à l'électricité, la surestimation de la capacité du barrage, ainsi que les termes défavorables de l’accord d’achat de l’électricité, rendra celle-ci inabordable pour la majorité des Ougandais. Sans compter que 5 % de la population seulement est reliée au réseau électrique.
En République démocratique du Congo, les barrages Inga I et II, d'un total de 2 500 MW, ont aggravé l'endettement massif du pays. Or, seulement 11 % de la population est connectée au réseau. Et le pays veut produire un autre barrage, le Grand Inga, un mégaprojet d’un coût estimé à 80 ou 100 milliards de dollars qui produirait 40 000 mégawatts.
Pourquoi ces ouvrages essaiment-ils malgré tout ?
Ronack Monabay : Si tant de barrages sont en construction, c'est qu'ils sont massivement subventionnés. Avec 72 milliards d’euros de prêts en 2010 (et 900 millions d’euros depuis 2003), la Banque européenne d’investissement (BEI) est ainsi le premier bailleur de fonds international, devant la Banque mondiale (57,8 milliards). Depuis 2003, un tiers des prêts pour l'énergie accordés par la BEI en Afrique le sont pour des centrales hydroélectriques. La logique est double : ouvrir des marchés juteux pour les grandes entreprises comme EDF ou GDF Suez et disposer d'électricité bon marché, pour l'industrie (mines notamment), afin de produire des biens destinés à l'exportation.
C'est flagrant dans le cas du Laos, avec le barrage Nam Theun II. Cet ouvrage d’une puissance de 1 075 MW a entraîné 3 500 personnes déplacées, 110 000 affectées et une baisse des réserves halieutiques et de la qualité de l'eau. Or, 95 % de la production est destinée à la Thaïlande, dont les besoins industriels sont plus importants et où l’opinion publique n’a pas voulu de ces barrages.
Quelles alternatives proposez-vous pour permettre malgré tout la production d'énergie dans ces pays en développement ?
Ronack Monabay : On demande aux institutions financières mondiales d'adopter un moratoire sur le financement des grands barrages et de respecter certains principes tels que l'accord libre des populations concernées et l'étude indépendante des alternatives qui existent. Il s'agit de la micro-hydraulique (soit des centrales inférieures à 10 MW), l'éolien, le solaire, la géothermie et la biomasse.
Au Népal, la mobilisation de la société civile a permis l’annulation de la construction du barrage d’Arun III soutenu par la Banque mondiale. Ce projet ruineux (1 milliard de dollars soit près d’une fois et demi le budget national du Népal) aurait détruit l’une des dernières forêts intactes de l’Himalaya et menacé la survie des populations locales. A la place, de nombreux villages ont développé leurs propres mini-centrales hydrauliques dont certaines gérées collectivement. Au final, comparé aux capacités estimées d’Arun III, cela a permis de produire près d’un tiers d’électricité en plus, en deux fois moins de temps et pour un coût divisé par deux.
Propos recueillis par Audrey Garric
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Photos : AFP
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