Al-Qaida : si le nom revient périodiquement dans les médias, la réalité qu’il recouvre semble échapper au grand public. Grâce au livre de Jean-Pierre Filiu, l’on réalise à quel point cette organisation – véritable « holding » ou fédération de groupes divers reposant sur la centralisation des objectifs et du financement et la décentralisation de l’exécution – est peu représentative de cet Islam qu’elle prétend incarner. Outre de retracer avec une grande clarté l’historique tourmenté de cette nébuleuse, l’auteur en dissèque également la structure et les fondements intellectuels.
L’idéologie véhiculée par Al Qaida, démontre Jean-Pierre Filiu, se révèle en effet une déformation particulièrement éhontée des préceptes de la religion musulmane. S’appuyant sur une poignée de versets du Coran et autres textes sacrés, tronqués ou extraits de leur contexte, les théoriciens du mouvement ne sont pas parvenus à élaborer une doctrine capable d’emporter l’adhésion des différents doctrinaires musulmans – y compris les plus radicaux ! En ce sens, Al Qaida ressemble plutôt à une secte dissidente du VIIIème siècle, les Kharijites, responsables du premier schisme de l’Islam, car hostiles à la conciliation entre sunnites et chiites, et adeptes d’une pratique particulièrement violente et intolérante de cette religion…
Al-Qaida a ainsi détourné la notion de « jihad », la « guerre sainte » : alors qu’il s’agit surtout d’une épreuve initiatique (la lutte contre ses propres démons), ainsi que, le cas échéant, une forme de résistance armée et impérativement localisée à l’invasion d’un territoire musulman donné, le voici transformé en pilier de l’Islam, dans une version agressive et planétaire, destinée à frapper l’ennemi (judéo-occidental) sur ses propres terres. De fait, l’organisation prend des allures de « brigade internationale » qui s’efforcera progressivement d’affaiblir « l’ennemi lointain » (les Etats-Unis) pour mieux s’attaquer, par la suite, à « l’ennemi proche » (les régimes arabes et Israël). L’on comprend mieux, dans ces conditions, le mobile des attentats du 11 septembre 2001 : en infligeant une telle barbarie aux Etats-Unis, Ben Laden et ses séides espéraient attirer dans leur sanctuaire afghan l’armée américaine, pour l’y vaincre comme ils croyaient avoir vaincu l’Armée rouge dans les années 80 ! Un calcul qui tournera court… jusqu’à la calamiteuse invasion de l’Irak de 2003.
Pour minoritaire, voire groupusculaire, que soit Al-Qaida dans le monde musulman, et pour pauvre que soit le bagage intellectuel des cerveaux de l’organisation, le message qu’elle véhicule n’en a pas moins persisté de par sa simplicité et de par sa rhétorique anti-américaine propre à s’attirer la sympathie des communautés musulmanes. En définitive, Al-Qaida a surtout du sa longévité aux nombreuses erreurs d’appréciations des dirigeants américains, en particuliers ceux de l’administration Bush, trop enclins à jeter dans le même sac de la « terreur globale » les musulmans et les agents de Ben Laden. La guerre d’Irak a également ôté à la répression menée contre Al-Qaida de puissants moyens, outre de discréditer durablement Washington. La politique, plus réaliste, de la « main tendue » de Barack Obama a en revanche contribué à affaiblir la popularité – déjà en crise – de la structure. Al-Qaida, en effet, a échoué à se greffer sur le monde musulman, notamment lorsqu’à l’initiative de l’un de ses responsables, al-Zarkaoui, elle s’est attaquée aux chiites irakiens dans l’intention de déstabiliser l’Irak occupé par les Américains : c’était prouver, et de la manière la plus sanguinaire, que « la Base » n’hésitait guère à s’attaquer à ceux qu’elle prétendait défendre. Mais il est vrai qu’elle a en définitive assassiné bien plus de musulmans que de « mécréants ». Là encore au nom d’une conception particulièrement déformatrice de l’Islam, consistant à supprimer les « apostats », ce prétexte religieux tarabiscoté justifiant bien des règlements de comptes. L’on ne s’étonnera donc pas que même les plus extrémistes des islamistes, ainsi que d’autres mouvements radicaux, ne dissimulent nullement leur hostilité au groupe de Ben Laden.
« Al Qaida, conclut l’auteur, est née d’un déni et d’une rupture. Déni de l’identité nationale et communautaire, au profit de la solidarité fantasmatique d’une avant-garde sans frontière. Déni de la réalité de l’Islam, vécu et concret, car, dans la vision du jihad global, il doit disparaître pour qu’advienne le musulman authentique. Rupture avec la tradition religieuse et avec des siècles de références, réduits à un bréviaire de combat et d’exclusion. Rupture avec l’environnement humain, renvoyé à l’enfer de la déviance et de la perversion. Tout au long de ses neuf vies, Al-Qaida a accentué ce déni et cette haine. Jusqu’à être refoulée, bredouille, à son point de départ. » Excellemment écrit, l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu constitue une lecture indispensable, pour à la fois découvrir l’histoire de cette organisation, en appréhender les ressorts idéologiques, et imaginer son avenir.
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