mardi 26 juin 2012

S'adresser à Dieu plutôt qu'aux traders

Ah les courtiers de la charge Bloxham ! Ces banquiers exquis et raffinés inspirent évidemment confiance à la Mère supérieure de l'ordre Holy Faith Sisters basé à Dublin. L'entregent du prestigieux établissement financier irlandais est reconnu. La vénérable enseigne a de nombreuses relations au sein de l'establishment des affaires de l'île Verte comme de la City de Londres. Qui dit mieux ?

C'est pourquoi, en 2006, cette congrégation fondée au XIXe siècle pour aider orphelins et enfants pauvres a investi les yeux fermés une partie de ses avoirs dans des obligations commercialisées par ces professionnels thésaurisant la vertu. Un placement de bon père de famille, solide, modéré, sur lequel sauront veiller les opérateurs de Bloxham comme sur la prunelle de leurs yeux.

D'ailleurs, si ces instruments appelés hybrid structured euro constant maturity swap notes ne rassuraient pas, est-ce que l'émetteur, Morgan Stanley, l'un des maîtres étalon de Wall Street, se risquerait dans l'aventure avec l'expérience qui est la sienne ? Pas de rendement spectaculaire, mais pas de gros risques non plus, assure la publicité alléchante.
Aussitôt dit, aussitôt fait. A l'instar des Holy Faith Sisters, une centaine de petits investisseurs ont acheté le produit financier en question. Mais, en 2009, leurs économies sont parties en fumée avec une perte de 20 millions d'euros. En revanche, Morgan Stanley aurait réalisé un bénéfice de 10 millions d'euros.
En août 2010, les investisseurs, qui s'estiment grugés, ont poursuivi Morgan Stanley devant la justice britannique. Un accord d'indemnisation à l'amiable a été conclu le 19 juin 2012. Pour sa part, Bloxham, qui avait démarché les nonnes, a été contrainte par la banque centrale d'Irlande de cesser ses activités après la découverte d'"irrégularités financières".
Comment expliquer la déconvenue financière des Holy Faith Sisters dont le patrimoine a été profondément entamé ?
LA HAUTE FINANCE, AFFAIRE DE LA MINORITÉ PROTESTANTE
Etre protestant et riche, c'est possible et permis tant que les actifs ne sont pas transformés en veau d'or. En revanche, ce n'est pas le cas de l'Eglise catholique. L'argent suscite méfiance, rejet et opprobre depuis le concile de Latran de 1139 condamnant le crédit et l'usure, la base de la finance.
Au cours de l'Histoire, cette règle est restée intangible, à quelques exceptions près, à l'instar des Lombards, inventeurs au XIIe siècle des lettres de change. Or l'Irlande est une nation catholique et romaine comme on n'en fait plus. La religion majoritaire fait partie de la vie quotidienne. Dans un tel contexte, la haute finance est en général l'affaire de la minorité protestante qui gouvernait l'île jusqu'à la partition de 1921 entre le Sud et le Nord.
Le pape a beau dénoncer régulièrement la cupidité de la société moderne et la soif d'acquisitions, il n'en demeure pas moins que l'Eglise draine d'importantes ressources qu'elle doit faire fructifier. Il lui faut financer l'entretien des églises et écoles, payer salaires et retraites des prêtres ainsi que développer les missions à l'étranger. Les Holy Faith Sisters ont tissé par exemple un vaste réseau d'implantations à l'étranger, en particulier aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Australie, à Samoa et en Amérique latine.
Et c'est là que le bât blesse. En effet, mal armées, les institutions religieuses sont des proies faciles pour les banques d'affaires, "qui ont la fâcheuse habitude de prétendre être le meilleur ami de quelqu'un alors qu'en fait elles essayent simplement de leur vendre quelque chose", à écouter Bethany McLean, journaliste à Vanity Fair, une ancienne analyste de Wall Street.
D'autre part, en droit anglo-saxon, la règle du caveat emptor ("acheteur vigilant") attribue la responsabilité au client, pas au vendeur. En Europe continentale, où les acheteurs sont mieux protégés, ce bouclier est aisément contourné par des contrats libellés en anglais transitant par Londres. Ainsi, en 2010, la justice italienne a accusé de fraude plusieurs banques italiennes et étrangères pour avoir vendu une trentaine de milliards d'euros de produits dérivés à des municipalités et à des organisations religieuses de la Péninsule, qui y ont laissé leur chemise. En particulier l'ordre des capucins près de Gênes...
Enfin, les non-avertis sont incapables de comprendre la complexité des produits financiers créés par les petits génies des salles des marchés et recombinés dans des échafaudages algorithmiques avant d'être revendus en tranches comme du saucisson. Ainsi, afin de structurer l'émission desdites obligations, Morgan Stanley avait mis sur pied une entité idoine appelée Saturns Investments Europe. Cette "coquille vide", immatriculée à Dublin à des fins fiscales, brouille encore plus les cartes.
On l'aura compris. Le rapport entre religion et argent reste un cocktail détonant. C'est pourquoi un banquier peut vraiment "faire le travail de Dieu", selon la déclaration du PDG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, dans une interview au Sunday Time.
Une belle gaffe. Cette remarque a permis à ses détracteurs de ranimer le vieux fantasme d'un axe Dieu-Mammon, terme utilisé par Jésus pour indiquer la fortune mal acquise. Heureusement pour lui et pour nous que, par la suite, M. Blankfein a juré ses grands dieux qu'il ne s'agissait que d'une blague potache.
roche@lemonde.fr

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