mercredi 16 novembre 2011

Pourquoi la folie fait peur

Déchéance, déshumanisation enfermement… Aujourd’hui encore, la folie nous terrifie. Parce qu’elle nous rappelle notre propre part d’ombre ? Pour tenter de l’apprivoiser, nous nous en sommes un peu approchés, en compagnie de ceux qui ont un jour plongé.

Isabelle Taubes

Je ne souhaite à personne de vivre en psychiatrie, enfermé avec des gens qui se roulent par terre et hurlent leur souffrance. Mais c’est à l’hôpital que j’ai arrêté de boire: ma psychiatre m’a convaincu que je n’étais pas un déchet et que je pouvais guérir , confie Jean-Marc.

Associé à l’épithète « psychiatrique », le mot hôpital évoque toujours l’antichambre de tous les dangers : violence, déchéance, déshumanisation. Pourtant, avec les progrès de la psychiatrie, la découverte de médicaments psychotropes, il a cessé d’être le lieu d’enfermement des « aliénés » – ceux qui ne s’appartiennent pas, qui sont la proie de l’autre, du diable, de leurs pulsions –, d’abord destiné à nous protéger d’eux. Il n’est pas si rare d’apprendre, au détour d’une conversation, que tel ou tel, dans un moment de profond désarroi ou de dépression, a décidé, de lui-même, de se faire hospitaliser. Oui, l’hôpital peut constituer un refuge. Oui, il est possible d’en sortir.

Toutefois, annoncer qu’on l’a fréquenté reste délicat. C’est avouer que l’on a craqué, que l’on a frôlé la folie. Pire, que l’on a été aspiré par ce gouffre sans fond.

Une offense à la raison

La folie fait peur. Tout d’abord, parce qu’elle rime avec déraison et violence. Pas toujours à tort, d’ailleurs. Si les crimes crapuleux sont incomparablement plus nombreux que les passages à l’acte commis sous l’emprise du délire, les psychiatres savent bien qu’un psychotique en pleine crise paranoïaque, persécuté par un ou des ennemis imaginaires, est susceptible de se transformer en criminel.

Au-delà de ce savoir clinique, la folie inquiète aussi parce qu’elle constitue une offense dans une société dominée par la raison et caractérisée par des impératifs de maîtrise de soi et de gestion de ses émotions. Il suffit que l’un de nos proches, s’oubliant un peu, laisse s’imprimer sur son visage une mimique inhabituelle pour que, aussitôt, nous ayons un mouvement de recul angoissé. « Que se passe-t-il, je ne te reconnais pas, tu deviens fou ? »

Inquiétante étrangeté

Quand, tout à nos pensées et soucis, nous les exprimons à haute et intelligible voix dans un lieu public, les regards intrigués ou hostiles des passants nous ramènent vite sur terre : « Qu’est-ce qu’il a, celui-là, à parler tout seul ? C’est un fou ? » Ce type de comportement participe de l’« inquiétante étrangeté », cette forme d’angoisse repérée par Freud, qui surgit lorsque le quotidien, le familier cède sa place à l’incompréhensibilité, à l’incongruité la plus radicale. Ce sentiment d’inquiétante étrangeté ne m’a pas quittée tandis que, jeune psychologue stagiaire, j’étais lâchée pour la première fois dans un service de psychiatrie.

La démarche traînante des patients assoupis par les neuroleptiques, leurs tics, leurs soliloques troublants, leurs regards fixes ou fuyants auxquels il était impossible de s’accrocher, leurs propos si souvent incongrus… Tout y contribuait. Même si les termes utilisés par les patients schizophrènes faisaient partie du vocabulaire courant, ils renvoyaient à des images, à une réalité autre, inaccessible au sens commun. Alors que les relations humaines classiques reposent sur l’empathie, sur l’identification à l’autre, sur l’échange des regards, sur la complicité qui se crée entre des êtres partageant des centres d’intérêt communs (amour, argent, travail, politique…), rien de tel quand la maladie mentale entre dans le jeu : ici, pas d’identification possible. L’autre est complètement autre, dans ses réactions, dans sa gestuelle, dans sa vision du monde.

Bien sûr, on compatit face aux terreurs, à la souffrance évidente des malades mentaux. Car chacun de nous a connu des moments d’angoisse, de désespoir. S’est parfois dit, rempli d’anxiété : « Et si moi aussi, je basculais ? Que se passerait-il ? Est-ce que moi aussi je devrais vivre ici ? Et comment réagirait mon entourage ? Je serais rejeté, marginalisé, coupé des autres. »

Délires et folie ordinaire

Tout individu porte en lui un noyau psychotique, un espace de déraison, vestige de la petite enfance, quand nous étions menés par nos pulsions. Mais le délire des psychotiques, leurs angoisses cataclysmiques de disparition, de fragmentation, où le moi vole en éclat, nous ne pouvons en avoir qu’une vague idée. Il peut arriver qu’à l’occasion d’une crise de panique, nous ayons la sensation de devenir fou – la vue se trouble, nous sommes la proie d’idées inquiétantes, le monde nous semble peuplé de gens bizarres, au point que nous n’arrivons même pas à communiquer notre ressenti à notre entourage.

Mais il s’agit d’une « folie » très transitoire. Pendant une heure ou deux, nous aurons vécu l’expérience qui consiste à ne plus se reconnaître, à cesser temporairement d’être maître de ses pensées. Nous aurons expérimenté la présence en nous de l’inconscient, pas la schizophrénie réelle !

Entretien

Fabienne Berthaud, réalisatrice : « On est toujours le fou de quelqu’un »

Dans Frankie, Fabienne Berthaud filme une mannequin en perte de vitesse. Epuisée, elle est hospitalisée à la Chesnaie, clinique psychiatrique du Loir-et-Cher qui a servi de décor au tournage. La réalisatrice pose sur la « folie » un regard plein d’humanité, et nous offre un document surprenant, où les acteurs se mêlent aux pensionnaires.

Psychologies : Comment vous est venue l’idée de rapprocher deux mondes si différents, la mode et la psychiatrie ?
Fabienne Berthaud : Mon propos n’était pas de faire le procès de la mode, mais de parler de cette zone de fragilité qui existe en chacun de nous. Qui est « fou » et qui est « normal » ? Le photographe de mode qui humilie Frankie, la top model, n’est pas bien dans ses pompes. Ce qui le différencie des pensionnaires de la clinique, c’est qu’à un moment, eux n’ont plus réussi à faire face dans leur milieu. Ce film est le récit d’une période tragique dans la vie de Frankie. Mais il montre comment le temps, la bienveillance des soignants, le contact de la nature permettent de remonter la pente.

Appréhendiez-vous de passer du temps parmi les pensionnaires de la Chesnaie ?
Au contraire, c’est ce lieu qui m’a donné envie d’écrire Frankie ! Je m’y étais rendue pour camper l’un des personnages de mon dernier roman ("Pieds nus sur les limaces" Seuil, 2004) et j’ai eu un coup de foudre. Je voulais y passer du temps et connaître les gens. Peut-être, au fond, pour apprivoiser ma peur de la folie… Avant de tourner, Diane Kruger et moi avons beaucoup parlé avec les pensionnaires. N’ont participé que les volontaires. Leur imagination très créative a donné lieu à des moments de pure poésie.

Avez-vous gardé des contacts avec les pensionnaires ?
Ils ont été les premiers à voir le film. C’était formidable ! Il y a eu beaucoup de rires. Les uns étaient ravis qu’on les voit beaucoup, les autres déçus. J’ai entendu un pensionnaire dire d’un autre : « Il est complètement fou, celui-là ! », preuve que l’on est toujours le fou de quelqu’un… L’un m’a fait un très joli résumé : « C’est un film violent traité de manière non-violente. » Pour Diane comme pour moi, l’aventure humaine a compté autant que l’expérience artistique.

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