Le mouvement contre les retraites a réjoui l'historien Emmanuel Todd : selon lui, c'est le signe que « la France est toujours là » , un peuple capable de dire à sa classe dirigeante qu'elle se trompe en entretenant une machine à broyer les couches populaires, mais aussi, désormais, les classes moyennes. Le pays a besoin d'une gauche plus dure, estime ce « modéré qui parle brutalement ».
Emmanuel Todd est un historien qui étudie l'avenir : il a écrit sur la décomposition de l'Union soviétique (« La Chute finale », 1976), sur le déclin des Etats-Unis (« Après l'empire », 2002).
A 59 ans, il se projette dans les trente prochaines années en démographe déprimé par une société vieillissante, cédant aux sirènes du sarkozysme (« Après la démocratie », 2008).
Au terme de cet octobre fiévreux, il dénonce l'« oppression économique » des jeunes générations et fustige la « gauche molle », incapable de s'opposer à la « droite dure » au pouvoir.
A-t-on vécu en octobre une « jacquerie », comme l'a titré Le Point, avec ce mouvement social ?
Ce titre, c'est l'habillage classique plaqué par la « presse d'en haut » sur ce qu'on ne peut même plus appeler la « France d'en bas ». Chaque fois qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans le pays, la presse abreuve d'insultes le peuple de France, qui ne se comporte pas comme il faut, qui n'accepte pas la réforme, etc.
Le truc le plus extraordinaire dans le genre, c'est quand Jean Michel Apathie affirme sur Canal + que les Français sont insupportables, qu'ils n'ont pas la discipline des Anglais pour accepter une réduction du niveau de vie, des compressions de personnel, etc. Le tout assis sur une ignorance crasse de la société anglaise.
Non, ce n'est pas une jacquerie. Le mot est totalement déplacé.
C'est une image révolutionnaire...
Non, « jacquerie », ce n'est pas une image révolutionnaire, ça évoque le soulèvement de paysans ignares. La jacquerie, c'est le XIVe siècle, une phase d'immaturité populaire, longtemps avant la Révolution, qui, elle, avait un programme. Le mot véhicule l'idée d'un peuple pas au niveau.
Peut-on dire qu'avec ce conflit social la France est de retour ?
C'est mon sentiment. En fait, la question que l'on se pose avec Sarkozy est : la France existe t-elle toujours ? Parce que Sarkozy a un comportement non-français, un rapport aux riches qui est non-français, une façon d'être non-française...
Or, malgré des indices de popularité épouvantables, malgré le résultat des élections intermédiaires, on pouvait se demander si la France existait toujours. Ce mouvement, je l'ai donc pris comme un message d'espoir : le sarkozysme n'a pas tout détruit.
Cela tient au côté râleur des Français ?
Non. Pourquoi le côté râleur ? Moi, j'appelle cela le tempérament égalitaire et la capacité à dire que les classes dirigeantes ne se comportent pas bien, ne font pas ce qu'il faut.
En France, comme ailleurs dans le monde occidental, la classe dirigeante s'abandonne à des concepts économiques complétement archaïques, comme le libre-échange. Elle est incapable de mettre en place un dispositif européen de protection économique qui permettrait la relance et la fin du processus de régression sociale.
On a une classe dirigeante qui n'est pas au niveau, qui est en faillite. La spécificité de la France, c'est que la population est capable de le voir. On entend que les Français sont râleurs, qu'ils refusent l'inéluctable mondialisation.
Si vous recodez, cela donne : « Oui, les Français ne sont pas contents d'envisager pour les trente ans à venir une baisse régulière de leur ni veau de vie alors qu'on pourrait faire autrement. »
Mais la classe dirigeante française n'est pas très différente de celle des autres pays ?
Oui, elle est alignée. Mais les Français ne sont pas un peuple facile à gouverner. C'est mal heureux d'avoir à rappeler que ce sont les Français qui ont fait la Révolution française. Les Anglais ont fait une révolution, mais sans participation populaire : c'était un règlement de comptes entre des classes supérieures.
Dans les pays anglo-saxons, quand on constate une montée des inégalités et une baisse du niveau de vie pour les jeunes, c'est accepté beaucoup plus paisiblement et ça ne pose pas de problème de stabilité au système politique.
Les élites politiques françaises ont aussi été choisies par le suffrage universel...
Le mot « élite » m'arrache la gueule. Je suis le contraire d'un populiste. Le peuple français a une capacité à voir quand les dirigeants ne sont pas au niveau. A aucun moment je n'ai dit que le peuple vaut mieux que ses dirigeants ou qu'il peut se passer d'eux.
Ce populisme n'a aucun sens... mais on entend Jean-Luc Mélenchon dire : « Qu'ils s'en aillent tous »...
Une démocratie qui fonctionne bien a un peuple conscient, actif et qui comprend. Mais c'est aussi un système où il y a des élites actives et conscientes. Quand ce n'est pas le cas, comme aujourd'hui, il y a une situation de divorce.
Dans mon esprit, il n'a jamais été question de dire « Tous dehors ! », comme Mélenchon. Je suggère que le protectionnisme européen est une voie pour s'en sortir, pas que c'est la population défilant dans les rues qui va le mettre en place. Le problème de la France, c'est la conversion des élites à des stratégies économiques et sociales raisonnables.
N'y a-t-il pas un problème d'institutions derrière ce « divorce » ?
Non. Les systèmes institutionnels sont très différents dans tous les pays occidentaux, mais on constate le même écrasement des salariés, du monde ouvrier, des revenus des classes moyennes. L'un des indicateurs de l'inaction, c'est quand la classe politique justement s'intéresse aux institutions. Le débat sur les institutions, c'est une façon de ne pas parler des sujets économiques.
La gauche est-elle mieux placée que le gouvernement pour renouveler le rôle des classes dirigeantes ?
Sur la question fondamentale, c'est-à-dire l'organisation économique des sociétés, la gauche et la droite sont totalement alignées. Elles se distinguent sur la gestion des conséquences. Or, on atteint aujourd'hui le point d'inflexion où le niveau de vie va commencer à baisser. C'est le contexte du sarkozysme.
Au-delà de ce que le personnage de Sarkozy peut avoir de cafouilleux, d'erratique, d'imprévisible, la droite a une ligne cohérente pour affronter cette perspective, dans un pays où la population est rebelle et a un tempérament égalitaire.
Cette ligne, c'est l'autoritarisme. Ce n'est pas le coup d'Etat à la Napoléon III. C'est plus subtil : un mélange de provocations, d'agitation, d'activation de peurs, de discours sécuritaire, de thématiques ethniques. A travers tout ce que fait la droite, il y a une ligne, un projet.
La vraie force de Sarkozy, à sa manière brouillonne, c'est qu'il incarne cela : le passage d'une droite « propre » à une droite beaucoup plus autoritaire. Les socialistes sont très gentils : propres sur eux. Et je vais voter pour eux sans états d'âme. Le problème est qu'ils n'ont pas d'alternative économique. La seule attitude possible, ce serait d'incarner la mutation des concepts économiques -ce qu'ils commencent à faire avec la notion de « juste échange ».
En tant que démographe, voyez-vous cette situation comme le symptôme d'un pays vieillissant ?
Cela devient l'axe majeur. J'en parle dans « Après la démocratie » (éd. Gallimard). Deux phénomènes se combinent :
- l'émergence d'une structure oligarchique concentrant la richesse et le pouvoir -1 % de la population, en haut, s'empiffre d'une manière qui n'a plus de sens.
- le vieillissement, qui est lié car le capital appartient plutôt aux vieux.
Bien sûr, la plupart des vieux ne sont pas de grands capitalistes. Il suffit de se promener dans la rue... Le vieillissement est au cœur du processus démocratique car les plus de 65 ans représentent plus de 20 % du corps électoral.
Le discours du sarkozysme est celui de la réforme, du changement, le « Ça va bouger ! ». Et, effectivement, Sarkozy bouge, il s'agite. Son élection a été habillée ainsi.
Mais l'analyse démographique du vote de 2007 montre autre chose : Sarkozy a eu 44 % des votes des plus de 65 ans au premier tour. Plus qu'aucun président de droite, Sarkozy a été l'élu des vieux.
Pourquoi ? Parce que la France a été terrorisée par les émeutes de 2005, qui étaient un soulèvement de la jeunesse. Cette peur a été réactivée par les incidents de la gare du Nord, en mars 2007, juste avant l'élection présidentielle. La question des retraites, c'est l'émergence de la démographie au cœur du problème politique français.
L'idée d'ajuster le temps de travail sur la durée de vie n'est pas scandaleuse. Ce qui a été étrange dans cette réforme, c'est l'annonce, dès le départ, que les retraités (l'électorat sarkozyste) ne seraient pas touchés, et donc que le coût de l'ajustement serait supporté par les jeunes. Cette réforme censée dynamiser le pays reflète, en vérité, le fait que le pouvoir sarkozyste est un pouvoir des vieux. Tous les arbitrages se font contre les jeunes.
Les partisans de la réforme disent qu'elle va sauver le système pour les jeunes, confrontés à la dette des soixante-huitards.
La réalité, c'est que le gouvernement n'affronte pas la réalité économique. Cela n'a aucun sens de mettre en place des plans dans un futur indéfini, dans un contexte d'inaction et de laisser faire, alors que le système économique français se désintègre. La priorité, c'est de le remettre sur des bons rails, et les retraites suivront.
Vous êtes favorable au retour de l'Etat dans la sphère économique ?
Pas du tout. Les protectionnistes sont des libéraux, qui croient au marché, à la libre activité de l'entreprise. Il faut juste fixer la taille du terrain de jeux. C'est le contraire de l'Etat bureaucratique. C'est l'Etat libéral qui organise l'existence d'un marché. Moi, je crois au marché.
Que pensez-vous de la motivation des jeunes qui sont descendus dans la rue ?
Je n'aime pas faire parler des catégories sociales. Mais j'ai un peu de mal à imaginer que des jeunes de 15 ans puissent se soucier vraiment de leur retraite. Par contre, l'oppression économique des jeunes est réelle...
La proportion des jeunes qui font des études supérieures est à peu près égale depuis 1995, jamais les jeunes générations n'ont été aussi bien formées. Les générations d'analphabètes sont à la retraite.
On est dans une société loufoque, qui dépense pas mal d'énergie pour l'éducation de sa jeunesse et qui, ensuite, adhère à un système économique qui assure l'écrasement de la jeunesse et de la baisse de son niveau de vie.
C'est un gaspillage d'énergie énorme. Les jeunes sont assez conscients de ce qui les attend sur le marché du travail. Et donc j'imagine qu'ils ne sont pas très contents. La nouveauté de la période, c'est qu'à part les 1 % d'en haut de la structure sociale plus personne ne profite du système.
En 1995, dans les standards occidentaux, on estimait que les 20 % des classes moyennes supé rieures ayant fait des études ramassaient 50 % de la richesse.
Aujourd'hui, ces mêmes 20 % stagnent ou ont des revenus en baisse. On est dans un processus de réunification de la société par le bas : une mécanique inexorable qui écrase les différentes catégories, en commençant par les plus faibles : jeunes issus de l'immigration, monde populaire, classes moyennes... Il y avait aussi des voitures qui flambaient à Saint-Brieuc !
La démographie nous condamne à des gouvernements de droite pour vingt ans ?
Il y a une forte probabilité. En Europe, le virage à droite a été massif. Mais on n'est pas dans la pire situation : l'âge médian des Français est d'un peu moins de 40 ans ; en Allemagne, c'est 44 ans. La démocratie sénile la plus avancée, c'est l'Allemagne. Les choses sont plus compliquées.
Il faut penser, comme le fait Louis Chauvel, en termes de générations. Les plus de 70 ans ont une histoire très favorisée en termes économiques. Mais nous allons voir arriver de « nouveaux vieux », ayant eu des existences très dures comme actifs, et dont les revenus vont baisser une fois à la retraite.
L'âge d'or des Trente Glorieuses n'était qu'une parenthèse. Comment vont tourner les « nouveaux vieux », comme moi ? On ne sait pas. Je ne suis pas très optimiste.
Vous avez dénoncé la montée de la violence dans le discours politique...
Une des vérités du sarkozysme, c'est l'irruption de la violence. Dès l'origine, la montée en puissance du personnage est associée à ce processus. Il est l'homme politique qui, par ses provocations verbales, a réussi à foutre le feu à une partie des banlieues françaises et qui, ensuite, a été élu sur un discours d'ordre -un jeu extraordinaire de pompier pyromane. Il a fait entrer dans le discours politique une brutalité et une vulgarité sans pareilles.
Sarkozy est violent. Est-ce simplement verbal ? Je ne sais pas. Cela pourrait préfigurer pire. Il y a une asymétrie dangereuse dans le système.
Les socialistes ne sont pas violents. Ils restent porteurs de la bonne éducation de la période précédente. Ils sont dans une posture de communiant. Sans doute n'ont-ils pas bien compris à quoi et à qui ils avaient affaire. Le langage de droite de Sarkozy est dans son époque, les socialistes n'y sont pas.
Mélenchon, avec tout son côté brouillon, est dans son époque. Pour la première fois, on voit des gens de gauche se mettre au niveau de violence, réel ou virtuel, de la société. C'est pour cela que moi, consciemment, je m'astreins à parler brutalement, pour être en phase avec l'époque et l'adversaire.
La gauche n'est pas assez dure ?
Elle n'est pas assez dure sur le plan économique. Et puis il y a un phénomène historique quand on regarde la façon dont la gauche et la droite se sont réunifiées. Il y avait une droite dure (les gaullistes) et une droite molle (les centristes-républicains indépendants). De l'autre côté, il y avait la gauche molle (les socialistes) et la gauche dure (le Parti communiste).
En 1968, entre cocos et gaullistes, on s'estimait parce qu'on était des durs. La droite a été réunifiée autour de la droite dure -dont le cœur est le RPR des Hauts-de-Seine, héritier de la tradition barbouzarde du gaullisme- et la gauche a été réunifiée autour de la gauche molle, avec le déclin du PCF.
D'un point de vue sociologique, les socialistes entretiennent un rapport fort à l'éducation, à la culture : ce sont des premiers de la classe, des bons élèves. La gauche était autrefois le reflet du monde enseignant et du monde ouvrier, mais, en ne prenant pas la mesure de la mutation économique, elle a perdu le second.
Pascal Riché et David Servenay
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