Elle parle avec passion et des intonations qui trahissent vite ses origines italiennes. Michela Marzano est philosophe. Editorialiste à La Repubblica, cette brune quadragénaire enseigne également l’éthique à l’université Paris-Descartes. Le jour de la rencontre, elle arrive de Milan, visiblement effarée : «L’Italie c’est un désastre, ça va péter.» Dans son pays natal, ses nombreux ouvrages lui valent les sollicitations régulières des talk-shows. En France aussi, elle a beaucoup écrit ces dernières années : sur la peur, la défiance et sur le rapport au corps. C’est d’ailleurs son Dictionnaire du corps, publié en 2007, qui lui a donné l’envie de poursuivre ses réflexions sur «la fragilité et la vulnérabilité», en s’intéressant à la notion de violence.
Un nouveau dictionnaire (1) donc, réunissant les contributions de philosophes, juristes, économistes, anthropologues, psychanalystes ou historiens, consacré aux violences. De «A», comme agressivité, à «G», comme génocide, en passant par «école», «haine», «mafia» et «tueur en série», le résultat est assez surprenant. Oubliez le Larousse. Ici, les définitions renvoient tout autant à Michel Foucault qu’à Clint Eastwood, et n’hésitent pas à afficher des opinions bien tranchées. Pour seul exemple, l’article «expulsion» où la «violence du chiffre» et «la violence de l’administration» sont clairement dénoncées. On peut y lire en conclusion : «Loin d’être de nouveaux barbares, les migrants, nouveaux damnés de la Terre, renvoient l’image de sociétés dites civilisées, qui n’en sont pas moins violentes, de sociétés riches, qui n’en sont pas moins avares.» Avis aux âmes militantes, voici un dictionnaire qui vaut manuel de combat…
Parler de la violence, c’est forcément politique ?
J’assume totalement les prises de position des auteurs. Même si c’est un peu réducteur de résumer ce dictionnaire aux thématiques les plus engagées. J’ai laissé les auteurs libres de rédiger soit une analyse formelle, soit un article plus subjectif. Et il y a vraiment de tout ! Des juristes, qui énumèrent tous les aspects d’un problème sans prendre parti, comme des chercheurs, qui livrent leur vision d’une situation, en affirmant leurs positions. C’est effectivement le cas pour «l’exclusion», mais aussi pour «l’école» ou encore pour le thème «marchés», rédigé par un jésuite. J’ai aussi sollicité des gens qui n’ont pas forcément les mêmes opinions que les miennes, mais dans l’ensemble, il y a beaucoup de positions que j’approuve. Je suis de gauche et je le revendique. Même dans mon travail. Je ne crois pas à la neutralité absolue du chercheur. On regarde tous le monde à travers nos opinions, notre expérience, mieux vaut le reconnaître ! C’est encore plus vrai lorsqu’on aborde des thèmes sensibles comme la violence. Affirmer qu’une situation est violente, c’est déjà un jugement. Quand le gouvernement évoque le «retour humanitaire des Roms», il masque justement la violence de l’expulsion, ce qui se joue réellement, pendant et après ce retour. C’est un choix de langage délibéré. L’expulsion est un bon exemple de violence cachée derrière des mots qui valent déni.
Il y aurait donc des violences dissimulées. Pourtant, nos sociétés affichent de plus en plus leur conscience des violences commises…
Oui, c’est assez paradoxal… Officiellement, tout le monde fait de grands discours contre la violence. En théorie, tout le monde accepte l’idée qu’il faut respecter l’être humain et prendre en compte la personne. En même temps, il y a une tendance très forte à effacer les gens, à nier leur singularité. Effacer l’autre, c’est la vraie définition de la violence. Or, qu’est-ce qu’on voit ? Des discours hypercompétitifs, à connotation managériale qui classent les gens en «winners» ou en «losers». La caricature, c’est l’idéal de la Rolex à 50 ans, mais cette conception s’est généralisée, elle s’impose aux individus. Il y a d’un côté ceux admirés parce qu’ils contrôlent tout, s’érigent en modèles, et les autres, déconsidérés parce qu’ils n’y parviennent pas. Ce discours inégalitaire marque un retour surprenant à l’état de nature, désormais culturalisé. Dans le dictionnaire, il y a deux longs articles consacrés à des thèmes qu’on n’associe pas d’habitude à la violence : «compétences» et «excellence». Pourtant, ces valeurs très prisées dans l’entreprise, génèrent aussi d’incroyables souffrances, des violences symboliques qui peuvent détruire les gens.
Vous décrivez et dénoncez le discours ultralibéral ?
L’un des partis pris de ce dictionnaire est d’affirmer que le primat de l’économie nous a conduits à effacer toute autre valeur et justifie, in fine, le recours à la violence. C’est le cas pour la torture. Dans les démocraties, elle avait disparu depuis deux siècles. Après le 11 Septembre, elle a été à nouveau pratiquée, et en partie justifiée, pour faire parler d’éventuels terroristes. Au nom d’un raisonnement qui émane de l’économie : les coûts et les bénéfices. On pratique la torture, le coût, pour sauver le plus grand nombre, le bénéfice.
Depuis peu, un mouvement de contestation s’oppose à ce diktat de l’économie appliqué à tous les aspects de la vie humaine, mais, pendant trente ans, on s’est habitué à ce que la seule valeur qui compte soit celle de l’utilité.
Mais justement, ce genre d’injustices est de plus en plus dénoncé…
Injustice, c’est le mot-clé. Aujourd’hui, plus qu’une révolte, il y a un désespoir généralisé au sein de nos sociétés, comme dans les rapports Nord-Sud. Le cri de l’injustice est universel. Et ce désespoir sans issue est vécu comme une violence par les plus vulnérables. Or, dans nos sociétés fracturées, il y a de moins en moins de dialogue. Justement parce qu’on n’arrive plus à nommer les choses. Du coup, les désespérés réagissent eux aussi par la violence. C’est ce qui s’est passé cet été avec les émeutes en Angleterre : une explosion gratuite, sans finalité. Et comment y fait-on face ? Par le tout répressif, qui ne règle rien. En France aussi les politiques sécuritaires dans les banlieues n’ont jamais rien réglé. On prône une «tolérance zéro» ou la «zéro délinquance» ? C’est faire l’impasse sur les causes des tensions, sur la nécessité de réinventer le vivre ensemble. Les responsables politiques passent leur temps à dénoncer la violence, c’est même parfois excessif. Comme s’ils rêvaient d’une société totalement débarrassée de la violence. Impossible. L’agressivité, les pulsions destructrices ont toujours existé et existeront toujours. Nous sommes tous animés, un jour où l’autre, par la haine, la colère ou la vengeance.
Il faut arriver à reconnaître cette face obscure qui existe en chacun de nous, et imposer une limite infranchissable : le respect inaliénable de la vie d’autrui. Ce n’est jamais facile de vivre avec les autres, d’accepter les différences. Mais c’est encore plus compliqué quand l’utilité est le seul critère en jeu. Dès 1847, Marx annonçait dans Misères de la philosophie que «viendra un temps où tout sera objet d’échanges et de commerce». Nous y sommes.
Dans le dictionnaire à quelle thématique pourrait être associée l’affaire DSK ?
Il y en a plusieurs. Mais c’est une histoire qui se réfère surtout à la notion d’abus de pouvoir. Il l’a lui-même évoquée lors de son interview sur TF1. Sur le coup, tout le monde s’est focalisé sur le fait qu’il n’ait rien dit sur ce qui s’était passé dans la suite du Sofitel. C’est vrai, on ne sait toujours pas comment il est possible de nouer une relation consentie en neuf minutes avec une femme inconnue.
Mais, spontanément, DSK a aussi déclaré que ce qui l’avait le plus blessé, c’est qu’on l’accuse d’abus de pouvoir. Et c’est intéressant qu’il en ait parlé, alors que Claire Chazal ne l’évoquait pas. Qui peut croire, en effet, qu’un homme dans sa position, avec son immense pouvoir, laisse l’autre libre de son choix, qu’il y ait usage de la force ou non ? La jeune collaboratrice hongroise qui avait eu une liaison avec Dominique Strauss-Kahn au FMI, l’avait évoqué à sa façon, dans ses déclarations, en expliquant qu’accepter ses avances était un problème, mais que les repousser était aussi un problème.
Ce genre d’abus de pouvoir est fréquent dans les sociétés qui sont encore très marquées par les relations de domination-soumission, comme la France, et aussi l’Italie d’ailleurs.
Et les scandales d’Etat, comme les soupçons de commissions dans l’affaire Karachi, sont-ils une forme de violence ?
Si le mensonge se confirme, alors je placerais cette affaire dans l’article «confiance». Trahir la confiance de quelqu’un, c’est très violent. Car faire confiance, c’est un pari, une vulnérabilité qu’on accepte délibérément. Et quand elle est remise en cause, c’est très destructeur. C’est vrai pour les individus, mais pas uniquement. Car la confiance est aussi le ciment de toute société. On élit des dirigeants, on leur fait confiance pour défendre l’intérêt commun.
En Italie, j’ai participé à une émission où était invité un groupe d’ouvriers. Ils avaient consenti des sacrifices contre la promesse de préserver leurs emplois. Finalement, l’usine fermait et ils étaient tous licenciés, malgré les engagements de leurs patrons. Après l’émission, je me suis retrouvée à l’aéroport, et un homme qui m’avait vue à la télé est venu me parler. On a évoqué les ouvriers et il m’a dit : «C’est pour tout le monde pareil ! On n’en peut plus, on ne croit plus personne. Ça va exploser.»
(1) «Dictionnaire de la violence», sous la direction de Michela Marzano, PUF, 1 552 pp., 39 €.
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