mercredi 18 décembre 2013

La désindustrialisation nous condamne-t-elle à vivre dans un désert d’innovations ?

A la suite de la remise par Anne Lauvergeon du rapport sur l'innovation en France, François Hollande a lancé début décembre le concours mondial de l'innovation, qui vise à financer de nouveaux projets. "L’innovation, c’est la croissance de demain", a-t-il expliqué. Reste à savoir si ce concours Lépine à grand échelle parviendra à empêcher la désindustrialisation rampante en France. Premier épisode de notre série "Ce qu'on perd en perdant l’industrie".

Ce qu'on perd en perdant l’industrie

 
La France est dévenue un désert d'innovations.
La France est dévenue un désert d'innovations.  Crédit DR

Atlantico : Si la France se place très bien au sein du classement Thomson Reuters (voir ici) des entreprises les plus innovantes, elle le fait par le biais d'entreprises industrielles. Quel est le lien entre industrie et innovation ? Sont-elles nécessairement liées l'une à l'autre ?

Rémi Prudhomme : D'abord, le mot d'innovation mérite d'être précisé puisqu'il s'étend, pour faire large, du concours Lépine à des classements comme celui de Thomson Reuters. Dans ce dernier, le critère utilisé est pertinent puisqu'il s'agit du nombre de brevets déposés, du nombre de pays dans lesquels ils sont déposés, de leur niveau de popularité, etc. On est donc très loin de ce concours lancé par le gouvernement, qui lui, ne tombe pas très loin du concours Lépine. C'est très bien d'encourager à l'invention, mais il est important de bien faire la différence avec ce que l'on appelle innovation.

A 80 % ou presque, les entreprises qui apparaissent dans ce classement sont des entreprises industrielles, cela est vrai pour tous les pays et ce n'est pas un hasard. En effet, une banque qui inventerait un produit financier nouveau ne pourrait pas le breveter au sens commun où on l'entend. 

De la même manière, une entreprise qui innoverait dans des techniques managériales, aussi révolutionnaires soient-elles, ne pourrait pas figurer dans ce classement. Les brevets servent essentiellement à la création de biens et les entreprises de services ne peuvent donc pas apparaître là. 

Ainsi, il n'est pas possible de lier totalement innovation et industrie mais une certaine innovation, celle qui repose sur les brevets et l'industrie.
De là peut être tirée avec prudence une conclusion : une bonne partie des progrès de productivité – cousins de l'innovation – se produit dans l'industrie. Ce qui explique que nous soyons, dans nos sociétés développées légèrement en panne de progrès de productivité.

La désindustrialisation risque-t-elle, en entraînant la disparition de ces entreprises, de faire perdre à la France sa place de nation innovante ? Quelle part de cette innovation est-elle directement liée à l'industrie ?

Rémi Prudhomme : Il est clair qu'une désindustrialisation toujours croissante de la France pourrait effectivement lui faire perdre  ce statut. Toutefois, les difficultés économiques de la France ne sont pas directement liées à cela et ainsi on pourrait imaginer que la situation du pays s'aggrave mais que ces compagnies continuent d'innover et de faire d'importants bénéfices. En effet, une partie de la recherche dans ces grands groupes se trouve déjà déportée à l'étranger. Ainsi, si de bons ingénieurs français partent travailler pour des entreprises françaises à l'étranger, le contexte économique, en continuant de se dégrader, n'aurait qu'un impact limité sur ces entreprises très internationalisées.

Frédéric Fréry : Il est difficile de répondre à cette question ; notamment parce que le phénomène de désindustrialisation est en partie expliqué par une confusion statistique. Depuis quelques décennies, beaucoup d’entreprises industrielles ont décidé d’externaliser des services qu’elles avaient auparavant en interne : la restauration, le gardiennage, la sécurité, etc. D’après certains spécialistes, au moins un tiers de la diminution de l’emploi industriel en France n’est pas dû à la diminution de l’activité industrielle, mais au transfert de ces personnes des conventions collectives de l’industrie vers les conventions collectives des sociétés de services.

Il est donc difficile de dire ce qui se limite à l’activité industrielle et ce qui se limite à l’activité de services, puisque les frontières entre les deux sont poreuses. Il est difficile d’imaginer une activité de services qui n’aurait pas un substrat en termes de produits, tout comme n’importe quel produit industriel est avant tout conçu pour remplir un service.

Si la France possède d'importantes entreprises innovantes - qui pourraient un jour la quitter -, notre pays pourra-t-il se tourner vers les universités pour prendre le relais de l'innovation comme c'est le cas chez certains de nos voisins, notamment américains ? Les deux types d'innovation sont-ils comparables ?

Rémi Prudhomme : Tout d'abord, il est important de relativiser le lien entre les entreprises et les universités anglo-saxonnes. Si une quinzaine des plus grandes universités américaines ont effectivement des liens très étroits avec les grandes entreprises du pays, ce n'est pas le cas de celles qui sont plus petites, dont une importante partie n'en ont aucun. Par ailleurs, en France certaines écoles ont des rapports importants avec certaines entreprises tandis qu'une partie des universités de province essaient de faire tomber cette barrière traditionnelle.

Quoi qu'il en soit, il existe un très important gaspillage dans notre pays. En effet, certaines grandes écoles attirent dans un mauvais système des esprits brillants et l'université est un bon système qui fonctionne mal. A noter également que de nombreux dirigeants d'universités ne sont que des apparatchiks syndicaux d'un niveau très insatisfaisant. Toutefois, comme le montre ce classement, cela n'empêche pas les entreprises françaises de se classer parmi les plus innovantes du monde.

Les entreprises et les centres de recherche ne produisent pas la même innovation. Il est clair qu'il sort des universités des choses plus immatérielles que ce qui sort des services de R&D des grandes entreprises. Messieurs Thales et Pythagore n'auraient pas pu breveter leurs théorèmes…
Frédéric Fréry : Votre question met en avant une autre confusion classique, entre la recherche et l’innovation. La recherche consiste à découvrir des idées, des concepts nouveaux qui ont un intérêt scientifique. L’innovation consiste à développer des offres nouvelles, qui modifient le comportement des gens, qui ont un impact sur la société.

Ce dont on a besoin pour favoriser l’innovation, ce ne sont pas seulement des chercheurs, mais aussi des entrepreneurs. Des gens qui vont transformer une idée en un produit qui aura un impact sur le marché. Un sénateur texan avait une formule qui résumait assez bien cela : "l’innovation, c’est transformer des idées en factures".

Mesurer l’innovation au travers du classement Thomson Reuters que vous avez cité dans la première question, c’est une confusion. Ce que mesure ce classement, c’est la capacité à déposer des brevets. Or les brevets sont une mesure de l’efficacité de votre recherche, mais cela ne préjuge pas de votre capacité d’innovation. Ce n’est pas parce que vous déposez beaucoup de brevets que vous changerez le monde avec de nouvelles offres. L’exemple le plus significatif est Apple, qui a une activité de recherche qui est significativement inférieure à celle de ses concurrents, qui n’a inventé ni le micro-ordinateur, ni le lecteur MP3, ni le smartphone, ni la tablette, et qui pourtant est reconnu comme l’un des plus grands innovateurs de tous les temps. Ils n’inventent rien de nouveau, mais sont les meilleurs du monde dans leur capacité à transformer des idées en – grosses – factures.

Outre le prestige, quel est l’intérêt pour un pays de compter des entreprises innovantes, si cela ne se traduit pas en termes d’usines et d’emplois ?

Rémy Prudhomme : Ce serait encore pire s'il n'y en avait pas : c'est donc une condition du développement ni nécessaire, ni suffisante, puisque l'on voit que l'Allemagne n'est pas très bien classée en termes d'innovation mais que son économie est, comme chacun sait, puissante. Ainsi, toutes choses étant égales par ailleurs, être un pays d'innovation est une bonne chose qui ne se suffit pas à elle-même.

Frédéric Fréry : La question est compliquée, car, dans le cas d’Apple par exemple, ils sont aussi experts en optimisation fiscale. C’est cela que l’État américain a commencé à trouver gênant : Apple engrange des milliards de bénéfices et l’État ne reçoit pas la part qui devrait être la sienne si l’entreprise se comportait comme un contribuable américain normal. Le fait de rapatrier de l’activité industrielle aux États-Unis est une espèce de gage de bonne foi pour ne pas qu’on les embête trop sur le fait que l’essentiel de leurs bénéfices est déclaré dans des paradis fiscaux.

Pourquoi la France est-elle perçue comme si innovante ?

Rémy Prudhomme : La France se place très bien dans ce classement par le biais d'entreprises françaises qui le sont par leur localisation, mais qui sont très internationales et qui font une partie de leurs bénéfices et de leur production à l'étranger. Elles ne sont donc françaises que pour partie… Ce classement fait un lien clair entre innovation et développement puisque le classement Thomson Reuters prend en compte le fait que les entreprises classées réussissent, ou pas, mieux que les autres. Ainsi, les entreprises classées ont effectivement des taux de croissance, d'emploi etc., qui se situent au-dessus de la moyenne du marché. L'innovation est donc un facteur de croissance.

Enfin, autre point, ce succès français me semble s'expliquer par le fait que la France produit beaucoup d'ingénieurs par le biais de formations qui attirent à elles parmi les esprits les plus brillants de notre pays. Les écoles d'ingénieurs ont une renommée très importante, bien plus que dans d'autres pays. Toutefois il est évident que cela ne construit pas une économie…
Frédéric Fréry : Si la France est perçue comme si innovante, c'est parce que le classement Reuters parle de la capacité à déposer des brevets, pas de la capacité d’innovation. Il faut bien faire attention à cela. Sur le fait de transformer des idées en produits, la France n’est pas particulièrement bien classée. Dans l’Indice mondial de l’innovation, elle est 20e. Le numéro 1 est la Suisse, devant la Suède.

Ce qui favorise la capacité d’innovation, ce sont les facilités de financement, des démarches administratives simplifiées, une fiscalité lisible et prévisible, etc. Tout ce qui encourage les entrepreneurs à développer des projets et à prendre des risques. Or, il faut bien reconnaître que sur ces différentes dimensions, le contexte français n’est pas particulièrement propice.

En outre, nos gouvernements successifs sont toujours partis de l’idée selon laquelle, pour développer l’innovation, il faut favoriser la recherche. Cela me parait être un raccourci très discutable. Favoriser la recherche n’est pas répréhensible en soi, mais ce n’est pas la réponse à la question posée. Favoriser l’innovation, c’est favoriser un terreau favorable à la prise de risque, l’entrepreneuriat, le financement, le droit à l’erreur, la mise en cause des acquis.

Enfin, ce lien entre industrie et innovation n’est pas si évident que cela. C’est bien, d’avoir des usines, c’est bien, de veiller à ce que les gens qui sont employés dans des activités industrielles continuent à avoir un emploi, mais faire un lien systématique entre l’industrialisation et l’innovation est au fond assez contestable. Rappelons-le : les innovations françaises qui ont le plus contribué à notre PIB et à notre balance du commerce extérieur, ce ne sont ni le TGV, ni l’Airbus A380, ni la fusée Ariane, mais bien l’hypermarché, le ticket restaurant ou le club de vacances. Même si elle ne les traite pas toujours très bien, la France admire ses scientifiques mais méprise ses commerçants. Elle a tort, pourtant : si la recherche (faire avancer la connaissance) dépend de la science, l’innovation (transformer des idées en offres nouvelles) concerne avant tout le management.

Rémi Prudhomme - Frédéric Frery


Rémy Prudhomme est professeur émérite à l'Université de Paris XII, il a fait ses études à HEC, à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Paris, à l'Université Harvard, ainsi qu'à l'Institut d'Etudes Politique de Paris. 
Frédéric Fréry est professeur à ESCP Europe où il dirige le European Executive MBA. Il est membre de l'équipe académique de l'Institut pour l'innovation et la compétitivité I7Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Stratégique, le manuel de stratégie le plus utilisé dans le monde francophone
Site internet : frery.com

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