De la difficulté d'écrire un livre d'histoire qui ne soit pas l'otage d'une des communautés du pays.
- Deuxième anniversaire de l'assassinat de Rafic Hariri, à Beyrouth, en 2007. REUTERS/ Sharif Karim -
Masqué par les tensions quotidiennes que la crise syrienne
provoque au Liban, un désaccord fondamental sur la nature des années de
guerre qui ont ensanglanté le pays,
agite la société libanaise depuis plusieurs mois. Au centre du débat se trouvent les efforts pour adopter un
manuel scolaire d’histoire unique. La dernière tentative pour faire en sorte que les écoles utilisent un même livre présentant de la même façon pour tous les élèves les faits que les Libanais ont vécu depuis 35 ans, vient d’échouer après une longue polémique marquée par des affrontements dans la rue.
A l’origine de cette tentative d’unification des programmes, il y a l’accord d’entente nationale signé à Taëf d’octobre 1989 qui a défini un nouveau compromis sur lequel doivent désormais reposer les règles de la vie nationale libanaise après des années de guerre. Il prévoit notamment une révision des programmes scolaires «afin de renforcer le sentiment d’intégration et d’appartenance nationales».
A cet effet, «les programmes d’histoire et d’éducation civique seront unifiés», indique le texte de l’accord. C’est cette unification des manuels scolaires qui divise le pays, illustrant combien il est difficile dans un Etat reposant sur la coexistence de dix-huit communautés, souvent rivales, d’adopter un récit national unique. C’est pourquoi, vingt ans après Taëf, les écoles utilisent toujours des manuels scolaires différents et ignorent la guerre 1975-1990.
Le Hezbollah, ses alliés et la Syrie contre la Révolution du cèdre
Le projet de livre, dont le texte final n’a pas été rendu public, a soulevé un tollé chez ceux qui ont combattu la présence syrienne au Liban pendant trente ans et qui se trouvent aujourd’hui dans l’opposition face à un gouvernement dominé par le Hezbollah et ses alliés.Ils considèrent qu’ils sont ignorés dans le manuel et que par conséquent l’histoire du pays est délibérément tronquée. Ainsi, ils dénoncent l’absence de l’expression «la révolution du Cèdre», formulation assez largement retenue dans le monde pour désigner les immenses manifestations anti-syriennes de 2005 qui ont suivi l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri et qui ont notamment rassemblé un million de personnes le 14 mars 2005 soit au moins le quart de la population libanaise.
Ces manifestations ont contribué au départ des forces syriennes du pays. Même le chef politique de la communauté druze libanaise, Walid Joumblatt, s’est demandé s’il est possible de «nier des faits historiques». «Est-ce qu’un désaccord politique annule des évènements historiques?», a-t-il demandé.
Pour l’un des membres de la commission de rédaction du manuel, le ministre de la Culture Gaby Layoun, «la révolution du Cèdre n’existe pas. Ce sont les Américains qui l’ont inventée», a-t-il dit soulignant ainsi que c’est un diplomate de l’administration de George W. Bush qui a forgé l’expression. Pour ce ministre, qui appartient au mouvement politique du général Aoun allié au Hezbollah pro-syrien, la révolution du Cèdre «ne sera pas citée dans les livres d’histoire» et il propose à la place: «vague de manifestations».
Le poids des mots
Autre épisode douloureux de la guerre libanaise, le sort tragique de la ville chrétienne de Zahlé, dans la vallée de la Bekaa, au printemps 1981. Cette ville, qui comptait alors quelque 50.000 habitants a été prise au milieu des combats entre les forces chrétiennes et l’armée syrienne qui a bombardé durement l’agglomération et lui a imposé un long blocus.Le manuel d’histoire en projet qualifie ces évènements «d’incident de Zahlé», ce que rejette le principal accusateur du manuel Sami Gemayel, député du parti chrétien Kataeb, qui souligne que «Zahlé était sous blocus et a été ravagée durant trois mois. Nous ne devons pas dire l’incident de Zahlé, mais le blocus».
Non seulement la bataille de Zahlé, mais l’invasion du palais présidentiel libanais de Baabda par les troupes syriennes le 13 octobre 1990, est passé sous silence, assurent les critiques du manuel.
En février, Sami Gemayel a menacé d’une désobéissance scolaire si le manuel était approuvé par le Conseil des ministres, ce qui signifie qu’il ne serait pas utilisé dans toutes les écoles. «Ce qui est grave, c’est d’écarter le combat mené par un grand nombre de Libanais et par ceux qui sont tombés pour la défense du Liban. C’est une ligne rouge. Il est inacceptable que l’on parle uniquement d’une fraction» des Libanais, a-t-il
Pour les membres du parti Kataeb, le projet de manuel repose sur une approche idéologique. Il néglige leur rôle de résistants contre les forces palestiniennes et syriennes de 1975 à 1990, et ne mentionne que la résistance du Hezbollah contre Israël. La terminologie utilisée pour décrire certains évènements est également contestée.
Livre d'histoire «unifié»
La polémique est descendue dans la rue le 10 mars lorsque des heurts violents ont éclaté à Beyrouth entre la police et des étudiants du parti Kataeb et d’un autre parti chrétien, le Parti National Libéral (PNL), qui manifestaient contre le manuel d’histoire. A la suite de ces violences, le Premier ministre Nagib Mikati a reçu une délégation d’étudiants dirigée par Sami Gemayel, et a décidé de geler le projet de manuel. «La question du livre d’histoire est gelée jusqu’à ce qu’il recueille l’approbation de la majorité des Libanais. Un livre d’histoire unifiée ne peut pas être écrit par une seule partie», a-t-il dit.D’ores et déjà, les Kataeb et le PNL ont assuré que la question du livre d’histoire devrait être l’un des arguments des élections législatives de l’année prochaine.
Toutes ces considérations qui touchent au processus d’élaboration d’une mémoire collective posent la question de savoir s’il est ou non possible de raconter toute la réalité des faits dans un pays de pluralisme culturel et religieux où les composantes nationales ne parviennent pas à s’accorder sur une même version de l’histoire qui les a vus s’opposer depuis 1975.
Le Liban n’est certes pas le seul pays à connaître des difficultés avec ses manuels d’histoire. La France aussi a connu des polémiques sur les programmes d’histoire au collège, il y a deux ans. Pour les critiques, l’introduction de l’étude des civilisations africaine, chinoise et indienne se ferait au détriment de certaines périodes de l’histoire de France. L’année dernière, les pages consacrées au conflit israélo-palestinien d’un manuel d’histoire contemporaine pour les classes de première générale, ont été modifiées à la suite de protestations d’associations juives.
Le passé et le partenaire au présent et au futur
Mais ces débats sont d’une nature différente de ceux qui agitent le Liban, et pourtant l’intellectuel libanais Bahjat Rizk, attaché culturel du Liban auprès de l’Unesco, a écrit dans L’Orient-Le Jour que «la France elle-même, jadis modèle de l’Etat-nation, pourrait être appelée dans les décennies qui viennent à connaître la confusion du communautaire et du national, puisqu’elle est devenue pluraliste comme toutes les sociétés modernes, du fait de la mondialisation».Pour l’historienne Ray Moawad, interrogée par le quotidien L’Orient-Le Jour, «il faut certainement du recul pour pouvoir écrire l’histoire, en général une dizaine d’années. En ce qui concerne la guerre libanaise, ajoute-t-elle, le débat est une bonne chose, mais sans toutefois traiter l’autre de traitre. Il faut partir du principe que l’autre est notre partenaire au présent et dans le futur et cela change tout».
Dans le quotidien The Daily Star, Issam Khalifeh, professeur d’histoire à l’Université libanaise, a estimé «qu’il n’est pas possible de trouver un accord sur un manuel unique parce que la guerre du Liban n’est pas vraiment terminée. Il y a toujours des milices armées dans tout le pays. Aussi, tous les efforts échoueront tant qu’il y aura encore un risque de désordres civils au Liban».
Xavier Baron
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