Un entretien avec Clément Gilbert
Clément Gilbert est chercheur au laboratoire Ecologie et Biologie des interactions (CNRS / université de Poitiers). Avec Cédric Feschotte, professeur à l’université du Texas à Arlington, il a récemment publié un article dans Nature Reviews Genetics consacré aux virus endogènes, ces virus dont le génome est intégré pour tout ou partie dans le génome des espèces-hôtes (dont l'espèce humaine) et qui ouvrent une fascinante fenêtre sur l'évolution du monde viral.Des films comme Contagion ou des alertes médiatiques comme celle entourant la grippe aviaire ou la grippe A (H1N1) donnent au public la même image du virus pathogène et dangereux. Pourtant l'image que s'en est faite la science n'est-elle pas bien différente de ce cliché ?
En effet notre compréhension du monde des virus et de leurs interactions avec le reste du vivant a beaucoup évolué ces dernières années. Tout d’abord il faut bien réaliser que la mauvaise réputation des virus s’est construite autour des effets – certes parfois dévastateurs – causés chez l’homme par une infime proportion de la totalité des virus présents sur notre planète. Moins d’une dizaine sont responsables des maladies virales les plus fréquentes dans nos régions, comme le rhume, la grippe, la varicelle, la rougeole. S’il est bien normal que ce petit nombre de virus nous préoccupe particulièrement, il faut savoir que l’écrasante majorité des virus non seulement ne peut pas infecter l’homme mais joue un rôle crucial dans son « écosystème » interne. Le corps d'un homme adulte sain abrite plus de trois mille milliards de virus, pour la plupart des bactériophages infectant les bactéries présentes dans le tractus intestinal et sur les muqueuses. L’impact de ces virus n’est pas encore complètement compris, mais on peut déjà parier qu’ils jouent un rôle important dans la régulation de la composition des communautés bactériennes vivant en symbiose avec l’homme.
Les virus sont non seulement très nombreux mais on sait désormais qu'ils présentent une très grande diversité génétique...
Nos connaissances sur la diversité génétique et
l’écologie des virus sont restées très limitées jusqu’au milieu des
années 2000, où de nouvelles technologies de séquençage d’ADN ont été
mises sur le marché. Aujourd’hui, les machines produisent jusqu’à
120 milliards de paires de bases (l’équivalent de 40 génomes humains) en
24 heures à un coût dix mille fois plus bas que la méthode utilisée
dans les années 1990 pour séquencer le premier génome humain. Les
génomes viraux étant entre trois mille et trois millions de fois plus
petits que le nôtre, je vous laisse calculer la quantité de nouveaux
génomes viraux que l’on peut théoriquement séquencer par an. Ces
méthodes sont à présent régulièrement utilisées afin de séquencer ce
qu’on appelle des métagénomes, c’est-à-dire les génomes de tous les
microorganismes présents à un moment donné dans un environnement donné,
tel qu’un litre d’eau de mer, un kilogramme de sol ou même quelques
grammes de fèces humaines.
Un des résultats majeur de la métagénomique a été de révéler
l’incroyable diversité génétique des virus. Une étude a par exemple
montré qu’un kilogramme de sédiments marins prélevé sur le littoral
californien pouvait contenir jusqu’à 1 million de génotypes viraux. De
plus, entre 75 et 90 % des séquences produites dans toutes les études de
métagénomique virale publiées depuis 2002 n’ont pas d’homologues dans
les banques de données de génomes déjà séquencés. Autrement dit, ces
séquences correspondent à des gènes qui ne ressemblent à aucun gène
connu jusqu’alors. Les virus forment donc un réservoir presque infini de
gènes et certains pensent que ce réservoir a constitué et constitue
toujours une source majeure de nouveauté génétique sans laquelle les
formes de vie telles qu’on les connaît aujourd’hui (y compris notre
propre espèce) n’auraient jamais existé.
L'article que vous avez récemment publié traite des virus endogènes. Que sont-ils ?
On parle de virus endogènes pour décrire des génomes ou
fragments de génomes viraux intégrés dans le génome de leurs espèces
hôtes et transmis de manière héréditaire de génération en génération. On
sait désormais que, depuis l’origine des vertébrés il y a environ 500
millions d’années, de nombreuses insertions de rétrovirus se sont
produites dans le génome des gamètes (spermatozoïdes et ovules) de leurs
espèces hôtes. Certaines de ces insertions impliquant des génomes
viraux incapables de continuer de se répliquer ou suffisamment atténués
pour ne pas affecter la fertilité de leur hôte, elles ont pu être
transmises de manière héréditaire à tous les descendants des espèces
chez lesquelles elles se sont originellement produites. Le résultat de
ce long processus d’accumulation de séquences d’origine rétrovirale dans
le génome des vertébrés est assez surprenant, voire troublant,
puisqu’il apparaît que plus de 8 % du génome humain dérivent de
rétrovirus. Autrement dit, étant donné que sur les 3,5 milliards de
paires de base constituant notre génome, environ 300 millions sont
d’origine virale, on peut dire que nous sommes d’une certaine manière
apparentés aux virus !
Les rétrovirus sont restés pendant près de quarante ans
les seuls virus connus ayant la capacité de devenir endogènes. Et ce
n’est en fait qu’au cours des trois dernières années que l’on a réalisé
qu’à peu près n’importe quel type de virus pouvait devenir endogène chez
à peu près n’importe quel organisme eucaryote, même si ces virus
endogènes sont bien moins nombreux que les rétrovirus endogènes.
Cependant, leur analyse a déjà révélé des trésors d’information
concernant la co-évolution à long-terme entre les virus et leurs hôtes.
Tout comme il y a une paléoanthropologie, il
existe désormais une paléovirologie. A quoi cette fenêtre sur l'histoire
passée des virus peut-elle nous être utile ?
A l’instar des paléoanthropologues qui étudient les
fossiles de primates et l’environnement dans lequel ceux-ci vivaient,
les paléovirologues étudient les fossiles moléculaires de virus afin de
retracer les vagues d’infections virales passées et de comprendre
comment les organismes ont su combattre ces attaques répétées. Ces
connaissances contribuent non seulement à combler un vide dans notre
compréhension de l’évolution des virus à moyen-long terme, mais de plus
elles fournissent un cadre conceptuel important pour le développement de
nouvelles stratégies médicales de lutte contre certains virus. Concernant
les avancées en matière de compréhension de l’évolution des virus, il a
par exemple été montré que des virus endogènes appartenant à la famille
des Hepadnaviridae (qui inclut le virus de l’hépatite B, en photo
ci-contre) s’étaient intégrés dans le génome de l’ancêtre d’un groupe de
passereaux il y a plus de 19 millions d’années. Cette découverte a
complètement changé notre façon d’appréhender l’évolution de cette
famille virale puisque jusqu’en 2010, on pensait que les virus
d’hépatite B avaient... moins de 30 000 ans. On ne sait pas si le virus
de l’hépatite B circule toujours aujourd’hui chez les passereaux, mais
cette étude montre qu’il serait judicieux de conduire des tests de
dépistage chez plusieurs espèces de ces oiseaux. En effet, cela pourrait
permettre d’identifier un nouveau modèle animal facile à élever et à
manipuler pour l’étude du virus.
Par ailleurs, plusieurs travaux publiés par Sara Sawyer
(université d’Austin au Texas) et Harmit Malik (Fred Hutchinson Cancer
Research à Seattle) se sont attachés à disséquer les forces évolutives
gouvernant les gènes de résistance aux virus, notamment chez les
primates. Leur résultats montrent que la séquence de ces gènes a changé
bien plus vite que celle tous les autres gènes encodés par le génome
humain et que cette évolution rapide témoigne de la course aux armements
dans laquelle les primates sont engagés contre les virus depuis des
millions d’années. Autrement dit, ces gènes se sont adaptés sans relâche
afin de contrer les stratégies sans cesse renouvelées par certains
virus pour entrer dans nos cellules et accomplir leur cycle de
réplication, souvent à notre détriment. D’un point de vue plus appliqué,
ces études ont aussi caractérisé avec précision les interfaces de
contact, autrement dit le champ de bataille moléculaire, entre certains
virus et certains domaines de protéines antivirales humaines. Ces
découvertes ont offert des pistes intéressantes pour développer de
nouveaux médicaments antiviraux, dont certaines font aujourd’hui l’objet
de recherches poussées.
Ne pourrait-on pas considérer les virus pathogènes comme des virus qui ont raté leur carrière ?
Peut-être conviendrait-il mieux de dire que de tels
virus sont en période d’apprentissage... Mais c’est une image
intéressante car elle illustre que le propre d’un virus n’est pas d’être
pathogène, ou en conflit permanent avec ses hôtes. C’est en tout cas
l’idée que semblent soutenir certains résultats de l’analyse de séquence
des virus endogènes. Dans le cas des Hepadnaviridae par exemple, le
calcul de l’âge de ces virus reposait jusqu’à 2010 sur un taux de
mutation estimé à partir de comparaisons de séquences d’hépatite B
pathogène extraites d’hommes infectés. Comme je l’ai dit plus haut,
l’âge obtenu par cette méthode est bien inférieur (30 000 ans) à l’âge
obtenu par les datations d’hépatites B endogènes trouvés chez les
passereaux (19 millions d’années). Aussi, le taux de mutation des
hepadnaviridae calculé sur 19 millions d’années est mille fois plus lent
que celui des virus circulant actuellement dans les populations
humaines. Bien que plusieurs éventuels problèmes d’ordre méthodologique
aient été proposés pour expliquer cette différence, ceux-ci ne semblent
pas suffisants pour expliquer un tel écart de trois ordres de grandeur.
Avec Cédric Feschotte, nous avons proposé en 2010 que
cette différence pouvait refléter une réalité biologique. L’hypothèse
serait que les virus d’hépatite B actuels trouvés chez l’homme sont
pathogènes car ils circuleraient chez lui depuis relativement peu de
temps. Ils seraient donc « mal adaptés », incapables de se maintenir
sans causer trop de dégâts. Le système immunitaire de l’homme, également
mal adapté au virus, est incapable de le tolérer, ce qui génère un
conflit évolutif, une course aux armements. La réponse immunitaire de
l’homme pousse le virus à se répliquer, muter et évoluer très
rapidement, d’où le taux de substitution très rapide obtenu à partir des
séquences pathogènes actuelles. Nous proposons que ce type de situation
en déséquilibre ne reflète pas l’évolution à long terme des
Hepadnaviridae et que, la plupart du temps depuis 19 millions d’années,
ces virus ont évolué en paix avec leur hôte, sans induire de pathologie
et en étant bien tolérés par leur système immunitaire. Plus
généralement, ce cas d’étude nous a amenés à penser que nos
connaissances sur la dynamique évolutive des virus sont probablement
biaisées car jusqu’à présent nous avons surtout étudié des virus
pathogènes.
Porter dans notre ADN des génomes de virus nous a-t-il été profitable ou pas ?
L’intégration de génomes viraux dans les chromosomes de
leur hôte n’est bien sûr pas sans risque pour l’hôte. Cela peut mener à
l’inactivation complète d’un gène, à la réduction, ou à l’augmentation
de son activité. Ces trois types d’effets risquent d'engendrer des
dysfonctionnements importants du tissu affecté pouvant aboutir au
développement de cancers. Chez le chat domestique par exemple, plusieurs
études ont montré que l’insertion du virus de la leucose féline de type
B à l’intérieur ou aux environs de six gènes pouvait conduire au
développement de lymphomes, de leucémie ou d’anémie. Les rétrovirus
insérés dans notre génome depuis des millions d’années et complètement
inactifs sont aussi capables de causer des problèmes de manière plus
indirecte, en provoquant des réarrangements chromosomiques à l’origine
de diverses pathologies. Par exemple, la recombinaison entre deux copies
d’un rétrovirus endogène humain appelé HERV15 situées sur le chromosome
Y peut provoquer la disparition d’une longue région génomique de
800 000 paires de bases. Cette délétion entraîne la perte d’un gène
appelé « azoospermia factor 1 » et les hommes porteurs de ce
réarrangement sont stériles.
On peut tout de même penser que les problèmes, somme
toute assez rares, causés par les virus endogènes sont un maigre tribut à
payer comparé aux énormes bénéfices évolutifs que ces séquences ont
apportés à leurs hôtes durant des millions d’années. La grande quantité
d’ADN ajoutée au génome humain par l’intégration des rétrovirus
endogènes a fourni un terreau très fertile de matériel brut, recyclé de
nombreuses fois en séquences remplissant désormais des fonctions
cellulaires capitales. Prenons par exemple le cas de deux gènes humains
appelés syncytine 1 et 2, qui sont impliqués dans la formation du
placenta. Ils dérivent d’un gène rétroviral codant une protéine
permettant normalement aux virus de fusionner avec la membrane des
cellules de l’hôte et de pénétrer à l’intérieur du compartiment
cellulaire. Les syncytines ont retenu leur capacité fusogénique
d’origine mais elles sont désormais impliquées dans la fusion de
cellules du placenta pour former une couche qui permet les échanges de
nutriments entre la mère et le fœtus. L’équipe de Thierry Heidmann
(Institut Gustave Roussy à Villejuif) a montré que ces deux gènes
humains dérivaient de deux rétrovirus endogènes différents intégrés dans
le génome des primates il y a environ 40 millions d’années. Il est
assez intrigant et fascinant de réaliser que le nid dans lequel nous
avons tous baigné pendant les neuf premiers mois de notre vie n’aurait
certainement pas été aussi douillet si les virus n’existaient pas… Cet
exemple et bien d'autres montrent qu'il serait très réducteur de ne
considérer les virus que comme des parasites dangereux et inutiles.
Propos recueillis par Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)
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