La meilleure image pour décrire ce chant est la métaphore de l'arc-en-ciel : la lumière solaire, ou lumière blanche,
fait voir un certain nombre de couleurs - sept selon la vision
occidentale - lorsque elle est diffractées par un prisme ou par des
gouttes d'eau.
De la même manière, la voix humaine se diffracte, une
note chantée révélant alors d'autres notes qui sont comme cachées
en elle : les harmoniques. Elles se révèlent par une certaine manière
de placer la gorge, les lèvres, la langue, le souffle, et de faire
résonner le son dans le corps.
C'est à ce moment qu'apparaissent -
au-dessus du son habituel de la voix - des sons très purs qui peuvent
évoquer des sons de flûte ou de sifflement, développant une mélodie
limpide au-dessus du son normal de la voix, appelé le son fondamental.
C'est
à cet arc-en-ciel sonore que le chant des harmoniques nous introduit,
qui peut être utilisé comme outil de découvertes, d’explorations sonores
et musicales, de support à des pratiques d'ordre spirituel ou
thérapeutique. Il permet d'atteindre un certain état de relaxation, de
détente, associé à une profonde vigilance. Ce n'est pas un
endormissement mais un approfondissement de l'écoute et, à partir de-là,
un contact sensible avec la singularité de notre présence au monde.
En
quelque sorte, nous pouvons utiliser le chant des harmoniques comme un
moyen de voyager en direction de soi-même.
DES ORIGINES À NOS JOURS
Pratiqué en Sibérie, en Mongolie et au Tibet, le chant des harmoniques
s'inscrit dans le contexte chamanique ou bouddhiste (tantrique) de ces
régions. Une des caractéristiques des diverses formes de chant
chamanique est la transformation de la voix humaine, invitant les forces
de l'au-delà qui empruntent souvent des formes animales au milieu du
monde des hommes. La tradition mongole associe les harmoniques vocales
au "son de la nature" qui est toujours multiple, et la tradition
tibétaine les relie à une divinité à tête de taureau, capable de vaincre
la mort par la puissance du Son Primordial qui constitue la trame de l'univers.
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On
retrouve un phénomène analogue de diffraction d'une note unique avec les
deux instruments rituels que sont la guimbarde et le didgeridoo. Par
ailleurs, les harmoniques vocales sont plus proches du timbre fluide de
la scie musicale et portent très loin avec la technique mongole, tout en
pouvant produire des sons exceptionnellement graves.
Importé
en Occident, par les recherches en musique contemporaine (Dimitrio
Stratos, Stockhausen, Tran Quan Haï, Roberto Laneri, David Hykes), le
chant des harmoniques a apporté un renouveau avec la présence charnelle
de la voix en contraste avec la perspective électronique de la musique
spectrale, jouant un rôle remarquable dans l'influence des musiques du
monde et des traditions ancestrales dans la créativité postmoderne. À
titre d’exemples, le succès mondial du travail de David Hykes ou
l'intérêt inattendu de l'Occident pour les psalmodies tibétaines.
L'AUTO-ÉCOUTE :
UN TRAVAIL PSYCHIQUE PROPRE À CET ART VOCAL
La pratique des harmoniques vocales se heurte à une difficulté
principale qui consiste au fait que nous ne savons pas écouter notre
propre voix! S'il est relativement facile d'entendre les harmoniques
produites par quelqu'un d'autre, il est beaucoup plus difficile de les
distinguer dans "l'épaisseur" de sa voix propre, et cela pour deux
raisons. D'une part, parce que les "sons purs" sont rares et que notre
cerveau ne sait pas ce qu'il doit écouter, ni comment il doit se
"configurer" pour cela. D'autre part, parce que notre voix nous vient en
grande partie directement par les os dans l'oreille interne. Celle-ci
est chargée de graves que l'on n'entend pas de l'extérieur; comme
l'expérience d’écouter sa voix au magnétophone en témoigne. Ainsi,
l'oreille doit faire un effort pour s'abstraire de ce son interne et
pour distinguer clairement ce qui se passe dans ce même son qui
parvient, par l'air, dans l'oreille externe. Ce retournement de
l'attention, entre dedans et dehors, constitue une excellente initiation
à ces Arts de l'Écoute que tant de traditions dédièrent à la fonction auriculaire comme un trésor caché.
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LES EFFETS :
UNE DÉCOUVERTE DE L'ÉCOUTE ACTIVE
La
difficulté de la pratique de ce chant ne réside donc pas dans la
production mécanique des harmoniques qui peut s'acquérir en quelques
minutes, mais dans ce retournement de l'écoute, analogue à un saut qui
oblige à s'entendre "autrement", depuis un autre "point d'ouïe".
L'obstacle n'est donc pas proprement technique et sa solution réside
simplement dans la pratique. Subtiles et évanescentes au début, les
harmoniques prennent progressivement de la puissance, et lorsqu'elles
sont perçues à volonté, alors ce sont elles qui guident l'aventure. En
ce sens, travailler les harmoniques, c'est laisser l'écoute être
travaillée par elles.
Musiciens Tuva
Vielle, luths et voix. Les instruments des steppes pour chanter les lointains.
Vielle, luths et voix. Les instruments des steppes pour chanter les lointains.
TRADITIONS
Certaines
cultures humaines ont particulièrement travaillé cette capacité que
possède l'homme de se mettre à l'écoute du monde, des autres, comme de
lui-même. Elles ont ainsi découvert les vertus de ce geste intérieur qui
transmue le corps humain en une sorte d'antenne ultra-sensible,
susceptible de capter des profondeurs différentes du spectre
psychique selon la mobilité de l'attention. En usant du son et du
silence, comme soutien pulsant, elles ont exploré cette mobilité,
réalisant qu'elle offrait des possibilités méconnues, permettant à la
conscience d'accéder à des dimensions d'elle-même jusqu'alors ignorées.
Elles ont dessiné les cartes de cette exploration, mémorisé les
étapes et les difficultés de l'aventure, et mis au point des modes de
transmission. Ceux-ci ont traversé les siècles, constituant un
témoignage humain d'autant plus exceptionnel qu'il est fort discret,
tenant à la nature essentiellement
orale et initiatique de ces traditions.
Pour une approche occidentale moderne, la difficulté réside dans le fait que ces arts témoignent d'un langage souvent énigmatique, qui peut nous paraître ésotérique, mythique ou religieux. Mais, si l’on prend les lois de la résonance comme traductrices, l'énigme s'éclaire comme par enchantement, révélant - sous diverses formes poétiques - un principe unique d'une grande simplicité, évident pour quiconque a une expérience intime de la musique. |
De plus, ce principe est parfaitement accessible à notre pensée moderne
affirmant, elle aussi, la nature vibratoire de toute matière. Si ces
divers arts se présentent dans des espaces culturels, a priori étrangers
les uns aux autres, ils témoignent pourtant d'une unité remarquable,
partageant le même point d'ouïe sur la place de l'homme dans
l'univers. Ainsi, depuis les profondeurs de la matière jusqu'aux
raffinements les plus subtils de l'âme humaine, la résonance constitue
la trame du monde, comme de la sensibilité; l'écoute est l'art de surfer sur l'onde et d'en découvrir de nouvelles perspectives. D’aventures, l’écoute offre la possibilité de traverser à l'oreille
les frontières culturelles les plus éloignées pour y entendre un geste
commun, celui de se mettre à l'écoute de cette pulsation intime du
vivant qui permet de passer de la sensation d'être séparé à celle d'être
relié.
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POUVOIR DU SON
Maharadj
de Kampur, maître indien du yoga de la résonance, affirme que le son
agit pour l'esprit comme l'eau pour le corps et préconise le chant
quotidien comme pratique d'hygiène psychique. D'essence temporelle,
l'expérience du son permet à la conscience de quitter la fixité de son
cadre réflexif ordinaire pour retrouver la dynamique pulsante de son
propre flux. En synchronisant fonctions psychiques et physiques dans une
attention fluide et sensible, cette pratique invite au geste intérieur
où dedans et dehors retournent leurs coordonnées.
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À cet instant, la conscience passe d'une position sourde
- où le corps est vécu comme poids de matière, et la conscience comme
isolée et séparée - à une position d'écoute ouverte - où le corps est
vécu dans la légèreté audacieuse du souffle, la sensibilité entrant en
sympathie spontanée avec ce qui l'entoure. Cela est rendu possible par
la façon dont la résonance suspend l'expérience habituelle du temps
linéaire pour introduire un temps pluriel, pulsatile, harmonique,
entrelaçant des vitesses rythmiques différentes parfaitement emboîtées,
des mises en boucle, des suspensions, des inversions temporelles, des
condensations.
L'art musical est un art du temps psychique qui permet de dilater ce
temps aux dimensions les plus vertigineuses tout en le concentrant sur
les instants les plus infimes. Agissant comme une sorte de zoom
temporel, l’art musical permet à la conscience de se glisser dans
l'interstice du temps, du souffle, des pensées, pour y découvrir
l'immensité au sein de laquelle tout cela a lieu et qui constitue la
trame de tout : le royaume de la résonance.
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ÉTHIQUE
Se
sentir relié, c'est aussitôt participer de façon sensible à notre
milieu, où notre simple présence suffit à exercer son influence, qui
doit alors être assumée. L'écoute est un geste impliquant. Selon la
perspective traditionnelle, la responsabilité est vertigineuse puisque
le son est l'interface entre le monde et Dieu qui créa en usant de sa
voix. Selon ce point d'ouïe, toute matière est intimement cette
voix. Apprendre à écouter, c'est pénétrer dans cette intimité de la
création où les formes deviennent des forces, les pensées des
possibilités créatrices, les sentiments leur donnant couleur, profondeur
et promesse de fruits, un monde brillant aisément des reflets du divin.
Les yogin expérimentés rappellent que le monde intermédiaire présente
plusieurs risques. Par exemple, tout ce que l'on y pense s'y matérialise
aussitôt, avant même de s'en rendre compte, donnant jusqu'à l'illusion
temporelle d'y être depuis toujours ! Et le risque de se tromper de
réalité est finement conté par ces sages.
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La
profusion créatrice du monde intermédiaire est naturellement mise en
ordre par le pouvoir du son, c’est le secret des nada-yogin transformant
alors cette dynamique en pouvoir de concentration. C'est là
aussi que la question éthique de l'usage de ce pouvoir se pose, en
corrélation avec l'approfondissement de la notion d'écoute qui
n'implique pas seulement soi, mais les autres, la communauté des êtres
sensibles. Cette transmission de la responsabilité concerne le coeur de
l'initiation, que des siècles de tradition ont façonné comme l'écrin de
leur véritable trésor.
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LA TRAME VIBRATOIRE
Parmi les 108000 yogas dont l'Inde affirme être détentrice, il en est un
qui concerne le son: le nada yoga, ou yoga de la résonance (nommé Shabd
Yoga dans la tradition sikh). Étroitement relié à la tradition
tantrique - qui explore la dynamique énergétique de tous les étages
corporels - le yoga du son se fonde sur le postulat que la nature du
monde est purement vibratoire; il résulte à tout instant des
interférences harmoniques émanant du son primordial : le OM
cosmique, nommé Shabdabrahman. Ainsi, le nada yogi est invité d'abord à
exercer son écoute des sons habituels, produits par la nature ou les
humains (écouter un concert de grenouilles, le grondement de l'orage ou
porter son attention sur les inflexions de la voix humaine peut faire
partie des exercices préliminaires, comme la répétition des mantras).
Ensuite, il est invité à se mettre à l'écoute du silence, afin d'y
entendre ces mystérieux nadas qui constituent la trame de l'univers, comme du corps humain.
Ces
nadas sont des sons se tenant à la frontière de l'audible, ils ne sont
pas le produit d'un quelconque frottement ou frappement, auto-engendré, et les indiens leur donnent le nom du Shakra du Coeur : Anahata, signifiant non frappé.
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Au
début de la recherche, l'imperceptible présence pulsante des nadas
reste en arrière plan de la conscience, jusqu'à ce que le méditant
réalise qu'ils sont plus proches de lui que lui-même,
puisqu'ils constituent justement la trame dynamique de cette conscience.
Tout événement psychique est sous-tendu par l'activation d'un nada, que
l'on n'entend pas habituellement mais qui produit un effet de
conscience.
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LE SON DU SILENCE
L'objectif du nada yogi ne s'arrête pas à ces perceptions subtiles, qui doivent devenir de simples supports pour que la conscience apprenne à changer de point d'appui vibratoire, à devenir flexible, à surfer afin d'explorer la richesse des possibilités inouïes qui peuvent naître d'un simple silence attentif. Ultimement, la pratique s'accomplit lorsque la conscience réalise qu'elle n'est pas seulement constituée des effets vibratoires spectaculaires et changeants qui prennent ordinairement toute son attention, mais qu'elle est le silence d'où émergent mystérieusement les nadas, silence éternellement identique à lui-même, au sein duquel toutes ces manifestations sont possibles... C'est en cet accomplissement que le yogi atteint l'ultime libération. Dans la perspective tantrique, cela correspond à l'éveil de l'énergie endormie dans le bas de la colonne vertébrale, qui se dresse en traversant les sept chakras du corps subtil jusqu'au sommet du crâne, le lotus aux mille pétales. |
LA VOIX DE DIEU
La Kabbale est une tradition juive qui se fonde sur le postulat que
l'univers est créé par la voix de Dieu. Elle postule aussi que la Torah
est comme la partition de cette création et que «Écoute Israël»
constitue l'avant-premier de tous les commandements. Héritière des
anciennes traditions mystiques de la tradition juive, elle apparaît au
moyen-âge, en Provence et en Espagne, à l'époque des troubadours.
La
Kabbale se fonde sur une approche singulière de la langue, considérant
que le plus petit élément signifiant n'est pas le mot, mais la lettre.
Chacune des lettres de l'alphabet possédant un sens symbolique propre et
une valeur numérique. Il devient ainsi possible de pénétrer le sens
global d'un mot en le lisant comme la conjonction de plusieurs valeurs
entrelacées; ce mot étant relié avec d'autres mots possédant les mêmes
lettres, dans un ordre différent, ou les mêmes valeurs numériques.
Ainsi, le texte de la Torah devient l'enjeu d'une relecture où le
potentiel de signifiance ne s'arrête pas au sens linéaire, mais rapproche les lointains
en se déployant dans les interrelations secrètes que les lettres des
mots, par delà les limites des phrases et des chapitres, entretiennent
entre elles.
De
la même façon que la vibration d'une corde de harpe excite la vibration
de certaines de ses autres cordes - selon des rapports de sympathie
harmonique - chaque mot est en relation intime avec plusieurs autres, ce
qui amplifie la signifiance de chacun. C'est donc, selon cette
poétique, en explorant la trame vibratoire qui sous-tend la partition de
la création que les kabbalistes déconstruisent l'écorce du sens littéral pour entrer en relation pulsante avec la sève même de l'Arbre de Vie : la Voix originelle.
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Cette
Voix est non seulement la dynamique vibratoire qui permit l'émergence
de l'univers, mais aussi celle qui sous-tend le surgissement de tout
instant. Ainsi, se placer à l'écoute de cette Voix, c'est s'introduire
dans le courant de la création et entrer en interaction avec Elle. C'est
là une responsabilité vertigineuse, expliquant la dimension initiatique
qui interdit, par exemple, d'étudier la Kabbale avant l'âge de 40 ans
et en l'absence d'un maître qualifié capable de vérifier l'attitude
éthique de ses disciples.
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L'ARBRE DES SONS
L'approche du langage de la Kabbale se fonde sur un modèle cosmologique
de la diffraction sonore, sous la forme d'un arbre cosmique ayant pour
fonction de conduire et de doser l'influx du créateur au sein de sa création. Ainsi, le sommet de l'arbre reçoit-il l'influx sous la forme d'une Voix silencieuse
qui prend, par degré, sa consistance sonore. Celle-ci passe par un état
paradoxal, à la fois audible et inaudible (la « Voix de fin silence »
que le prophète Élie entendit), pour advenir en cette « Voix de
Jacob » qui retentit depuis le coeur de l'arbre, vibrant jusque dans
ses racines. Or, en cet ultime degré - les racines - se joue un mystère,
qui est à la fois celui de l'écoute et de la fécondité cosmique. La
tradition le nomme Malkout, la Souveraine et révèle la dimension féminine de cette épouse de Dieu qui règne aux fondements de l'Arbre cosmique.
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LE FÉMININ
Cette
introduction du Féminin dans la sphère divine par les rabbins se fait en
même temps que les troubadours centrent leur poésie sur la Dame, qui
donnera bientôt ses traits au culte grandissant de la Vierge Marie.
Cette naissance occidentale et cette résonance entre les deux courants
culturels, permettent de mieux entendre l'influence que la Kabbale
exercera sur les penseurs chrétiens de la Renaissance, qui liront avec
stupéfaction « le Livre de la Splendeur », « le Livre de la Formation »,
« le Livre de la Lumière », découvrant soudainement une nouvelle chambre d'écho
qui leur permet d'entendre autrement leur propre héritage chrétien.
Cette influence, jusqu'à nos jours, joua plus ou moins implicitement
dans divers courants, dont la Franc-maçonnerie, avant de redevenir
explicite sur la scène philosophique contemporaine avec le travail de
Guershom Scholem - relayé par Moshe Idel - et l'intérêt que lui portent
des philosophes comme Martin Buber, Claude Vigée, Marc-Alain Ouaknin ou
Patrick Levy.
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L'OFFRANDE DES RYTHMES
Le
chamanisme a le privilège de nous renvoyer loin dans les mémoires
ancestrales, aux temps où les arbres, les sources, les vents et les
animaux parlaient : le temps des mythes. Comme pour toutes les
traditions des Arts de l'Écoute, le chamanisme pose le son comme la
substance la plus précieuse de l'univers, puisqu'elle sert d'interface
entre le monde visible et le monde invisible. Matière première du
chaman, le son de sa voix, celui de son tambour et de ses clochettes,
sont autant d'éclats de cette substance dont les esprits raffolent et
que le chaman leur offre en sacrifice, en échange de leur action
bénéfique.
Tout le chamanisme pourrait ainsi être réductible à une vaste économie
d'échange poétique entre les deux mondes, dont les chants et rythmes
ancestraux constituent les articulateurs. Mais ceci n'est tenable qu'à
condition de considérer une poésie censée avoir des effets sur le réel,
une parole s'adressant - par delà la conscience - aux strates les plus
profondes de l'inconscient, et capable de le mettre en mouvement. Une
poésie opérative. Mais aussi une poésie tragique, car il ne faut pas
oublier que le chamanisme, confronté aux puissances mimétiques du monde
animal, est un monde de combat spirituel, semblable à la vie des
chasseurs-cueilleurs que furent, un jour, nos ancêtres.
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L'ARBRE-TAMBOUR
Définir les limites du chamanisme est impossible, vu que ce terme
d'usage universitaire recouvre des centaines de pratiques différentes
propres aux peuples premiers, depuis l'Australie à la Terre de
Feu en passant par la Sibérie et le Groenland. La grotte des Trois
Frères en Dordogne semble montrer que nos ancêtres pratiquaient le
chamanisme, et bien des traditions populaires européennes (contes et
fêtes saisonnières) en gardent des traces précises. Mircea Eliade y
reconnaît partout la présence de l'Arbre Cosmique chargé de relier le
ciel et la terre, celui que l'apprenti chaman du Népal doit grimper les
yeux clos (aveuglé symboliquement), pour devenir maître du tambour que
son initiateur a préalablement posé au sommet. Ne plus voir pour
entendre est un aspect que l'on retrouve en de nombreux mythes grecs,
comme celui de Tirésias ou d'Orphée (dont les origines chamaniques sont
évidentes).
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LE RETOUR DU CHAMAN
Il ne faudrait pas croire que le chamanisme est réservé aux périodes
archaïques de l'histoire, vu qu'il témoigne d'une présence
indéracinable, capable de s'adapter à l'univers urbain avec une
plasticité incomparable (les banlieues de Mexico ou de Moscou sont
aujourd'hui florissantes). Il peut même muter sous cette forme de néo-chamanisme que le mouvement Nouvel-Âge goûte particulièrement. Carlos Castaneda joua un rôle essentiel dans ce domaine : le témoignage de sa relation avec un Brujo
Yaqui du Mexique influença des milliers de jeunes occidentaux dans les
années soixante. Si les diverses formes de néo-chamanisme ressemblent
souvent à une caricature, elles témoignent d'un des effets de la
mondialisation et de la souplesse avec laquelle la tradition la plus
ancienne peut prendre les habits du siècle. L'engouement soudain des
adolescents modernes pour le djembé africain et le didgeridoo australien
(trompe rituelle aborigène impliquant la technique du souffle continu,
considérée par certains comme le plus ancien instrument de la planète),
témoigne clairement du fait que le chaman n'est pas si loin que l'on
pourrait croire.
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LA VOIX DU BAMBOU
Lorsque les samouraïs au chômage ne devenaient pas brigands de grands
chemins, ils devenaient moine zen. C'est ainsi que bouddhisme japonais
prit cette forme martiale et austère (bien qu'elle ne manque pas
d'humour) à l'époque Meiji, forme qu'elle garde aujourd'hui sans que les
siècles n'aient l'air de l'affecter. Parmi les diverses écoles, il en
est une qui a réussit à condenser la totalité de l'enseignement du
Bouddha, ainsi que des pratiques d'éveil, dans le simple son d'une flûte
de bambou. On l'appelle l'école Fuke, et la flûte s'appelle Shaku Achi.
Les moines qui se dédiaient à cette Voie du souffle pur, les Komuzo,
portaient un masque d'osier cachant leur visage, afin de rester dans
l'anonymat propre au Vide fondamental. Il allaient par les chemins pour
mendier leur nourriture en échange du son de la flûte, dont la simple
audition est sensée apporter toutes les bénédictions, et même de
provoquer l'Éveil du Bouddha chez
l'auditeur.
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LA NATURE DU VIDE
La musique
composée pour cette flûte, inspirée des forces naturelles, est d'une
subtilité incomparable. En un seul souffle, le son passe par des nuances
et des modulations d'une finesse remarquable, des déchirements abrupts,
des cris sauvages, des envols d'oiseaux, des feulements de vent.
Naissant de rien pour aller à rien, un seul souffle condense la totalité
de la destinée humaine, et c'est de ce rien que le musicien
vient plonger son inspiration, donnant à chaque nouvelle note l'énergie
de la naissance du monde. Condensant toute sa pratique dans la maîtrise
de son souffle, le Komuzo revient à l'enseignement originel du Bouddha,
qui recommande de poser toute son attention sur les va-et-vient
spontanés de la respiration. Rendre sonore cette spontanéité, sans la
perdre, c'est rendre audible ce que l'âme éprouve dans ce retournement
où elle se découvre soudain pure vibration dans le silence... Un saut
immobile. « Bondir comme un tigre
assis »...
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Lorsque
les Komuzo rencontraient leurs anciens collègues, les brigands, ils
n'avaient pas le droit de se servir d'une arme pour se défendre. Mais on
raconte qu'alors la flûte, robuste bambou taillé dans la racine même de
la plante, se transformait aisément en massue redoutable. Les voies de
l'Éveil étant aussi impénétrable qu'un paradoxe, écouter Goro Yamaguchi -
merveilleux flûtiste japonais considéré comme « Trésor national vivant »
- suffit à convaincre quiconque douterait encore que l'éveil se tient
bien tout entier dans une simple tige de bambou.
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