mardi 7 octobre 2014

Est-ce le vent qui tourne, ou la girouette ?



Dictionnaire des Girouettes 

En 1815, une bande de joyeux iconoclastes fait paraître pas moins de trois éditions d’un ouvrage dont le titre est tout un programme : Dictionnaire des Girouettes, ou nos contemporains peints d’après eux-mêmes. Ouvrage dans lequel sont rapportés les discours, proclamations, extraits d’ouvrages écrits sous les gouvernemens qui ont eu lieu en France depuis vingt-cinq ans ; et les places, faveurs et titres qu’ont obtenus dans les différentes circonstances les hommes d’Etat, gens de lettres, généraux, artistes, sénateurs, chansonniers, évêques, préfets, journalistes, ministres, etc. etc. etc ; par une Société de Girouettes.
Grâce au Dictionnaire des ouvrages anonymes de Barbier, nous en connaissons les auteurs… et ceux qui ne le sont pas. Voici sa notice :
"Dictionnaire des girouettes... Par Alexis Eymery. Beaucoup de notes lui avaient été fournies par MM. P.-J. Charrin, Tastu, René Périn, et plus encore par le comte César de Proisy d’Eppe, ce qui a fait attribuer cet ouvrage à ce dernier. Il fut aussi attribué à A.-J.-Q. Beuchot qui, dans la Bibliographie de la France, 1815, p. 445, en désavoua la paternité."
Gravure en frontispice du Dictionnaire des girouettes 

Le programme est clair :
"C’est armés d’un télescope à réflexion et par réfraction, que nous avons distingué les grandes girouettes et leurs satellites :
Royale en 1791
Conventionnelle en 1792, 93, 94 et 95
Directoriale en 1795
Consulaire en 1799 (an 8)
Impériale en 1804 (an 12)
Royale en 1814 (à partir du mois d’avril)
Impériale en 1815 (du 20 mars au 8 juillet)
Et Royale en 1815 (à partir du 8 juillet)"
Mais l’enjeu ne l’est pas moins :
"Indépendamment de l’intérêt historique attaché à ce Dictionnaire, nous osons croire qu’il offre une grande pensée morale susceptible des développements les plus utiles. Le point d’où sont partis tant d’hommes-girouettes, les avantages incontestables que leur système de conduite leur a procurés, ne sont-ils pas pour la génération naissante, pour les girouettes en espérance, un encouragement et un gage certain de prospérité ? Que tant de fortunes brillantes, faites parce qu’on avait eu l’attention d’observer de quel côté soufflait le vent, contrastent bien avec l’état de médiocrité où sont demeurés quelques originaux, follement obstinés à ne pas abandonner les opinions qu’ils avaient une fois embrassées dans la sincérité de leur cœur, et en ne suivant que les lumières de leur conscience !" (préface de la 3e édition)
Qu’en aurait dit Edgar Faure , pour qui "ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent " ?
Et,  nouveauté de la troisième édition ainsi que plagiat par anticipation du guide Michelin, chaque nom cité est accompagné d’un nombre variable de girouettes, correspondant à sa plus ou moins grande flexibilité.
De ces notices le plus souvent solidement étayées par des citations et des documents, nous pouvons extraire trois catégories de girouettes :
girouetteLes Champions (7 girouettes et plus)
On ne s’étonnera pas de trouver en tête du classement des hommes comme Cambacérès, Fouché ou Talleyrand-Périgord. Mais la souplesse d’échine de certains autres a été omise par la postérité.
Tel Lacépède, collaborateur de Buffon et continuateur de ses œuvres : "Il serait difficile de dire à quelle aile du moulin politique M. Lacépède n’a point prêté serment. Directeur du cabinet du roi au jardin royal des curiosités naturelles et des plantes étrangères, avant la révolution, il avait reçu de Louis XVI le cordon de Saint-Michel. Il fut ensuite membre et président de la première assemblée législative. Au nom de l’institut, M. Lacépède porta la parole, et félicita le conseil des cinq-cents d’avoir rendu le sublime décret qui ordonnait d’aller, tous les ans, processionnellement, au champ de Mars, jurer haine à la royauté. Sous le rapport de l’accolade fraternelle que reçut M. Lacépède, et du serment, nous pouvons lui donner un second certificat de revirement. Admis au sénat, le 3 nivôse an 8 ; grand-aigle de la légion d’honneur ; ministre d’état ; bénéficier de la sénatorerie de Paris ; grand-chancelier de la légion d’honneur, etc. Nommé par le roi pair de France, le 4 juin, 1814 ; enfin, grand-maître de l’université nommé par l’empereur (mai 1815). C’est M. Lacépède qui a dit que la conscription n’enlevait que le luxe de la population, et qui, parlant des conscrits, ajoutait froidement : "Parvenus à l’âge où l’ardeur est réunie à la force, ils trouveront dans l’exercice militaire des jeux salutaires et des délassements agréables" (Moniteur du 16 mars 1812).
Le Peloton (de 3 à 6 girouettes) regroupe les courtisans ordinaires, incolores, inodores, mais pas  forcément sans saveur.
En voici trois spécimens :
Fabre de l’Aude (Jean-Pierre). Président du tribunat ; sénateur le 14 août 1807 ; commandant de la légion d’honneur. Il compara alors Madame, mère de l’empereur, à la mère du Christ : "La conception que vous avez eue en portant dans votre sein le grand Napoléon, n’a été assurément qu’une inspiration divine."
Carte postale : La Girouette des Cent JoursFéletz, ou Félès, comme on voudra, l’un des rédacteurs du Journal de l’Empire ou des Débats, disait la messe avant la révolution, et édifiait tous les fidèles autant par ses pieux discours que par son exemple ; depuis la révolution, ayant quitté la soutane, il s’est mis aux gages des propriétaires du Journal des Débats, à cent francs l’article, ce qui est un peu cher à la vérité ; mais on ne peut jamais payer assez un abbé plus savant que Desfontaines, plus spirituel que Fréron, et plus piquant que Geoffroi. Le traitement des journalistes lui ayant paru trop mesquin, il a sollicité et obtenu, sous Napoléon, la place de conservateur de la Bibliothèque Mazarine, où l’on peut à l’aise faire le métier de chanoine. On avait cru qu’au retour de l’auguste famille des Bourbons en France, M. l’abbé reprendrait sa soutane ; on s’est trompé. M. Féletz continue de diriger le Journal des Débats, et de conserver sa place de bibliothécaire, en dépit des auteurs, des artistes, et surtout des philosophes, qui n’aiment point les renégats.
Lezai-Marnézia (Adrien). D’une ancienne maison de Franche-Comté, se fit d’abord connaître dans le monde par des brochures républicaines. Oncle de Mlle de Beauharnais, aujourd’hui grande-duchesse de Bade, il parvint aux honneurs sous le règne impérial, fut ministre plénipotentiaire à Wurtzbourg ; comte de l’empire ; commandant de la légion d’honneur ; préfet de Rhin et Moselle, et ensuite de Strasbourg. Il reçoit Monsieur, comte d’Artois, en mars 1814 ; sa préfecture lui est conservée par le roi. Mort en octobre 1814.
Les Petits Joueurs (1 ou 2 girouettes).
Ce sont les obscurs, sans lesquels les engrenages ne tourneraient pas. Ainsi :
Bertholet (Claude-Louis). Membre de l’institut, grand officier de la légion d’honneur, sénateur le 3 nivôse an 8, et un des savants les plus distingués ; mais le génie et le commerce vont rarement ensemble. M. Bertholet en offre un nouvel exemple ; il avait voulu élever une manufacture de produits chimiques ; mais le savant oubliant qu’il était négociant, consommait en expériences au-delà de ses bénéfices ; il fut réduit, malgré le revenu de ses places, à s’absenter de la cour, faute d’y pouvoir paraître avec l’éclat convenable à son rang. L’empereur s’apercevant de son absence en connut les motifs ; il le fit venir : "M. Bertholet, dit-il, j’ai toujours cent mille écus au service de mes amis", et il lui donna cette somme. Bertholet signa la déchéance de Napoléon ; le roi le nomma pair, le 4 juin 1814.
Lalande (Jérôme). Fameux astronome, qui composa dans la révolution un dictionnaire des athées, où il mit lui-même son nom. Il n’en fit pas moins, à la tête de l’institut, lors du couronnement de l’empereur, un discours du pape, sur les avantages et le bonheur qu’avait produit la religion chrétienne.
Sambucy (Gaston de). Maître des cérémonies de la chapelle de l’empereur (1811). Le même, maître des cérémonies de la chapelle du roi, sous le nom de l’abbé de Sambucy. Ces petits rapprochements suffisent pour montrer qu’il est indifférent à certains individus de crier alternativement : Vive le roi ! vive la ligue ! Le dictionnaire des Girouettes n’a eu pour but que de prouver cette immense vérité.
Deux pages du Dictionnaire des girouettes
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[Dictionnaire des girouettesEYMERY Alexis, PROISY D'EPPE César de, CHARRIN Pierre-Joseph, TASTU, PERIN René]
Dictionnaire des Girouettes, ou nos contemporains peints d’après eux-mêmes. Ouvrage dans lequel sont rapportés les discours, proclamations, extraits d’ouvrages écrits sous les gouvernemens qui ont eu lieu en France depuis vingt-cinq ans ; et les places, faveurs et titres qu’ont obtenus dans les différentes circonstances les hommes d’Etat, gens de lettres, généraux, artistes, sénateurs, chansonniers, évêques, préfets, journalistes, ministres, etc. etc. etc ; par une Société de Girouettes. Orné d’une gravure allégorique.
Paris, Alexis Eymery, 1815, troisième édition, revue, corrigée et considérablement augmentée, ornée d’une gravure allégorique.
Un volume 21 x 13,5 cms. XII-501 pages.
Une gravure couleur en frontispice.
Demi reliure. Dos à faux nerfs et motifs dorés. Pièce de titre. Tranches marbrées.
Des rousseurs éparses, principalement en marge, plus fortes sur certains cahiers. Bon état global.

«''Le Dictionnaire des girouettes'', paru en 1815, demeure une arme pour comprendre notre temps.»

En 1815, après l'abdication de l'Empereur et l'accession au trône de Louis XVIII, parut un ouvrage terrible, Le Dictionnaire des girouettes. J'ai trouvé cette rareté, il y a quelques années, chez un bouquiniste. Le volume est fait comme le Guide Michelin, chaque nom est suivi d'un dessin représentant un fanion supposé en fer blanc. Plus le personnage a changé d'avis, de doctrine ou d'engagement au cours de sa carrière politique, plus il est gratifié d'un de ces petits drapeaux. Les vedettes du retournement politique sont, sans contredit, Fouché et Talleyrand, qui ont droit à 12 vignettes chacun.
Il est très amusant de composer un pastiche copié sur Le Dictionnaire des girouettes, et dont la conclusion, à ce qu'il me semble, n'est pas discutable.
Ledit ouvrage demeurant une arme pour comprendre notre temps et, d'une façon générale, toutes les périodes historiques, voici donc la vie rêvée du maréchal Têtard, duc de Bratislava, dont la postérité n'est pas près de s'éteindre.
Edme-Nicaise Têtard naît en 1764 à Auxerre. En 1784, il a la veste bleue, les boutons de cuivre, les guêtres et le fusil à baïonnette du régiment de Noailles. On le connaît sous le sobriquet de «caporal Fleur de Lys». Il est prêt à donner sa vie pour le roi.
En 1789, nous le retrouvons aux gardes françaises. Enthousiasmé par la bravoure du peuple parisien, il se joint aux émeutiers et participe à la prise de la Bastille. Ensuite, il fait partie du détachement chargé de garder les Etats généraux. La politique l'intéresse. En deux ans, il suit avec une rare sensibilité l'évolution de l'opinion. En 1792, indigné par le retour de Varennes, écoeuré par la monarchie, il se fait tatouer sur le bras gauche : «Mort aux tyrans», inscription qu'il regrettera plus tard, ce qui explique qu'il ne retroussera plus jamais ses manches.
Le caporal Têtard, devenu sergent et versé dans la 32e demi-brigade, est affecté au siège de Toulon sous les ordres du capitaine d'artillerie Bonaparte, qui le distingue et le fait passer sous-lieutenant. Le même Bonaparte l'emmène en Italie, puis en Egypte. En 1790, Têtard est chef de bataillon. Le 18 Brumaire, à Saint-Cloud, il aide les grenadiers à jeter par les fenêtres les membres du Conseil des Cinq-Cents. Bonaparte, Premier consul, aime beaucoup Têtard, qui lui manifeste un dévouement de chien. Il le marie avec une maîtresse épisodique de Barras, laquelle lui apporte en dot le château de Bois-Carré, une bergerie, un manoir et 300 000 francs.
Au couronnement de Napoléon empereur, on peut admirer le général Têtard en grand uniforme. La générale Têtard a une robe de satin blanc et 500 000 francs de bijoux un peu partout sur le corps.
En 1812, le maréchal Têtard, devenu duc de Bratislava, s'interroge en conscience. L'Empereur, certes, l'a couvert d'honneurs et de richesses, mais il y a quelque chose au-dessus de l'Empereur. Quoi ? La France. Le maréchal, avec son intuition, pressent qu'il va falloir choisir entre un grand homme et une grande idée. Il devient alors l'ami de Fouché et de Talleyrand avec qui il a de nombreux conciliabules. Quand Napoléon est exilé à l'île d'Elbe, il s'écrie en public : «Bon débarras ! Vivent les Bourbons !» Cela est rapporté au roi Louis XVIII, qui en est charmé, et confie le commandement de sa garde personnelle à M. le maréchal de France, duc de Bratislava, lequel, fidèle à son nouveau serment, accompagne le roi à Gand lorsque l'Usurpateur débarque à Golfe-Juan.
Après Waterloo, le roi, pour récompenser le maréchal de son attachement, le nomme ministre. Il siège à la Haute Cour qui condamne à mort le maréchal Ney. Celui-ci, voyant Têtard parmi ses juges, lui jette à la figure : «Va te cacher, maréchal Tourne-Veste ! Tu déshonores celui que tu sers !» Il y a ainsi quelquefois, dans des vies parfaitement réussies, des moments difficiles. C'en fut un, mais les injures de Ney, unanimement blâmé, décidèrent sans doute de sa condamnation a mort.
En 1830, à 66 ans, le maréchal Têtard a une fois encore à choisir entre deux fidélités : Charles X ou la nation. Pour un coeur bien placé, il n'y a pas à hésiter. Le maréchal choisit la nation, c'est-à-dire le roi Louis-Philippe qui, pour reconnaître cette adhésion enthousiaste, le nomme pair de France et ministre de la Guerre.
Les obsèques du maréchal Têtard, duc de Bratislava, furent magnifiques, patriotiques et farouches. Il mourut à 83 ans, en 1847. On a trouvé dans ses papiers la preuve qu'il n'avait jamais cessé d'être républicain de coeur et qu'il prévoyait une prochaine révolution. D'ailleurs, sur son agenda, on nota qu'il avait invité trois fois M. Ledru-Rollin à déjeuner. Cette histoire fera plaisir aux personnes qui, comme le maréchal Têtard, placent la France au-dessus de tout. Elles pourront aussi constater que, quand on choisit l'amour de la patrie, on ne risque jamais d'être jeté aux poubelles de l'Histoire. La France vaut tous les sacrifices et, comme disait le caporal Fleur de Lys dans ses rares moments de cynisme : «Ce n'est pas en retournant sa veste qu'on attrape des rhumes.»
* Aux Editions Plon (148 p., 16,90 euros).

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