mardi 17 janvier 2012

Les entreprises perdent le contrôle d'elles-mêmes





Multiplication des règles, des procédures et des reporting, perte de confiance à tous les niveaux de l'organisation… Les entreprises sont en passe de « perdre le contrôle d'elles-mêmes », s'inquiète le sociologue François Dupuy, auteur du livre « Lost in management » (Seuil). Interview.

Novethic : Dans votre livre*, vous décrivez des entreprises de plus en plus envahies par les règles et les procédures. Cette tendance vous paraît-elle compatible avec la prise en compte de la dimension humaine au sein de l’organisation ?

F.D : Absolument pas. Les systèmes sont devenus fondamentalement coercitifs. La coercition, c’est la production exponentielle des procédures - process ou processus – de systèmes de « reporting » et d’indicateurs - les fameux « Key Performance Indicators » (KPIs). Certes, il n’est pas possible de travailler sans règles et sans procédures. Mais le problème, c’est que les dirigeants ne sont pas capables d’arrêter le curseur. Le pousser trop loin montre qu’ils n’ont aucune confiance dans ce que les hommes sont capables de faire. J’observe que les entreprises ont une étonnante capacité à détruire la confiance. Dès lors qu’elles souhaitent substituer à l’initiative, à la bonne volonté ou au sérieux de leurs salariés des processus et des contrôles renforcés, elles font passer un message clair de défiance. L’excès de procédures n’est autre que la marque de ce manque de confiance. En robotisant ainsi l’activité des individus, à tous les niveaux de l’entreprise, et en la sur-contrôlant au moyen de systèmes de reporting, les organisations courent à leur perte… Le problème réside dans l’emballement du système. Ces systèmes excluent la confiance, et n’apportent que peu d’épanouissement aux individus qui y travaillent. Résultat, les entreprises s’enfoncent dans un jeu perdant-perdant avec leurs salariés. Car ces techniques, si elles ne sont pas maniées de façon raisonnable, produisent inquiétude, désarroi et souffrance chez ceux qui les subissent. Au lieu de motiver les salariés, de les amener à s’engager pour leur entreprise, elles provoquent retrait et rébellion active ou passive. Or, plus on décide au travers de règles et de process, plus le management de proximité est privé de moyens pour obtenir l’adhésion des salariés. Aujourd’hui, le management a fait un bond de 100 ans… en arrière ! On n’est pas loin des théories de Taylor ! Ce qui me fait dire qu’aujourd’hui, les entreprises ont une extraordinaire tendance à développer un discours inverse à leurs pratiques.

Quelles sont, selon vous, les entreprises qui se préoccupent de la dimension sociale, sans excès de procédures ?

Si, derrière le terme de « préoccupation sociale » on place le bien-être des individus et le fait de les protéger par des « filets sociaux », alors, bon nombre d’entreprises ont ce souci. Mais si on parle des hommes au travail, en leur donnant la possibilité de s’y épanouir, alors dans ce cas, peu d’entreprises ont cette préoccupation. Deux exemples d’organisations ont compris, à mon avis, qu’il ne fallait pas tout régir par des règles et des procédures, sources de défiance et de souffrance. Dans le public, la Direction du courrier de La Poste et, dans le privé, L’Oréal. Dans ce groupe, il y a certes de la confrontation entre les individus mais ils ne sont pas réduits à des numéros. Aux Etats-Unis, Google et Cisco vont aussi dans le sens de la souplesse : ce qui compte ici, ce ne sont pas tant la hiérarchie et les territoires mais les résultats. Tout cela favorise l’autonomie et l’épanouissement. Ces exemples montrent qu’il est possible de concilier les dimensions économique et sociale. C’est la voie à suivre, car les entreprises qui se focalisent sur la performance au détriment de l’humain ne tiennent pas. Inversement, avoir le souci de l’humain sans performance économique est voué à l’échec. Le problème aujourd’hui est que, tant que le marché de l’emploi est dégradé, beaucoup d’entreprises ne se privent pas d’appliquer la coercition sur les individus, car elles se disent qu’après tout, il y aura toujours des candidats…

En tant que sociologue, quels conseils donneriez-vous aux dirigeants ?

Je leur dirais de changer leur modèle social, mais en allant doucement. Je leur dirais d’essayer de réfléchir prudemment, de façon collective, à la façon de faire autrement. En somme, cela veut dire plus de confiance aux salariés et moins de procédures. Tout en ne se focalisant pas sur les tableaux de bord et les reporting ! Les dirigeants doivent prendre conscience que l’excès de règles produit des effets inverses. En France, rappelons que « la grève du zèle » veut dire qu’on applique toutes les procédures ! Par conséquent, s’ils en produisent trop, non seulement cela paralyse le fonctionnement de l’organisation mais ils en perdent totalement le contrôle. Il s’agit donc de repérer les zones où il est possible de réduire le nombre de procédures. Les managers de proximité ont eux aussi un rôle à jouer dans le système. Ils doivent être capables de se tourner vers leurs propres managers pour redéfinir avec eux un « deal » : s’investir et motiver l’équipe mais sans être perturbé par tous ces reporting auxquels ils doivent se plier. Cela suppose bien entendu d’oser, de s’avoir s’affirmer et que le management de proximité parle d’une seule et même voix...

*L’ouvrage a été primé « Stylo d’Or 2011 » par l’ANDRH

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