jeudi 12 janvier 2012

Martin Heidegger

Martin Heidegger (prononcé [ˈaɪdœɡœʁ] ou [ˈaɪdøɡœʁ], parfois [ˈaɪdeɡɛʁ]), né le 26 septembre 1889 et mort le 26 mai 1976, est un philosophe allemand. D'abord disciple d'Edmund Husserl et de la phénoménologie, il s'achemine rapidement vers la question de l'être ou ontologie. Après ce qu'il appelle lui-même le « tournant » de sa pensée (années 1930), il s'intéresse tout particulièrement aux présocratiques et développe les bases de ce qui deviendra, avec Gadamer, l'herméneutique.

Auteur d’Être et Temps (Sein und Zeit), Heidegger est considéré comme l'un des philosophes les plus influents du XXe siècle : sa démarche a notamment influencé la philosophie existentialiste, la phénoménologie ultérieure, la philosophie postmoderne, l'herméneutique allemande, ainsi que d'autres sciences humaines comme la théologie et la psychanalyse.

Membre du NSDAP, les rapports de Heidegger avec le nazisme sont l'objet de controverses.

Martin Heidegger est né à Messkirch (Allemagne) le 26 septembre 1889. Élevé dans un milieu très catholique (son père est sacristain), Heidegger fait des études secondaires au Lycée jésuite de Constance, ensuite de Fribourg. Puis, à l'Université de Fribourg-en-Brisgau, il suit un enseignement soutenu en théologie, des cours de philosophie, mais aussi de mathématiques et de sciences. Il se destine, sans conviction, à la prêtrise avant d'abandonner la religion. Il dira plus tard que celle-ci est radicalement incompatible avec la philosophie1.

Le 31 juillet 1915, il est habilité à enseigner, comme chargé de cours, après avoir présenté sa thèse La doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot. Après la Première Guerre mondiale, il devient l'assistant personnel de Husserl, avec qui il partage les réflexions et les recherches sur la phénoménologie. En 1923, il est nommé professeur non titulaire à l'Université de Marbourg. L'année suivante, il fait la connaissance de Hannah Arendt, une élève avec qui il a une liaison clandestine, à laquelle le départ de celle-ci pour Fribourg mettra un terme.


Marié le 21 mars 1917 avec Elfride Petri, il est père de deux fils : Jörg et Hermann. Il meurt le 26 mai 1976 à Fribourg-en-Brisgau.

Le 12 mars 1926, il présente à Husserl, à l'occasion d'une réception pour les 67 ans de celui-ci, le manuscrit de Sein und Zeit (Être et Temps), premier ouvrage qui est publié l'année suivante, à la demande du doyen de l'Université de Marbourg. En 1928, il prend la suite de son maître Husserl, parti à la retraite, à l'Université de Fribourg. En 1931, un poste lui est proposé à l'Université de Berlin, poste qu'il refuse après une discussion avec un de ses amis paysans.

Lors des élections de 1932, il vote pour le NSDAP, y adhère l'année suivante et y reste jusqu'en 1934. Le 21 avril 1933, il est élu recteur de l'Université de Fribourg trois mois après l'avènement de Hitler comme chancelier du Reich (le 10 janvier 1933). Il prononce le fameux Discours du Rectorat, qui lui sera constamment opposé. En désaccord sur l'idéologie politique du national-socialisme, qui ne correspondrait pas avec l'idéal philosophique qui est le sien, il démissionne de ses fonctions administratives le 21 avril 1934 mais poursuit son enseignement jusqu’à la fin de la guerre.

En 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les autorités alliées vainqueurs de la guerre, lui interdisent d'enseigner2. Cela n'empêche pas la pensée de Heidegger d'influencer considérablement la vie intellectuelle, notamment via L'Être et le Néant de Sartre, d'inspiration heideggerienne. Le maître de Fribourg avait toutefois dès 1946 pris ses distances avec l'existentialisme sartrien dans sa Lettre sur l'humanisme.

L'interdiction d'enseigner est levée en 1951, et Heidegger reprend ses cours. En 1955, Heidegger est convié en France par Maurice de Gandillac et Jean Beaufret, pour présenter une conférence à Cerisy. Il rencontre Jacques Lacan, chez qui il séjourne. Il est ensuite régulièrement invité par le poète René Char en Provence, pour tenir des séminaires retranscrits dans Questions IV. En 1958, Heidegger prend sa retraite de l'Université, mais continue d'animer des séminaires et de participer à des colloques jusqu'en 1973.

L'œuvre de Heidegger (qui devrait comporter 102 à 108 volumes quand l'édition en sera achevée) est en grande partie constituée de ses Cours, lesquels reprennent la compréhension de toute l'histoire de la philosophie. L'intention de Heidegger pourrait se résumer par une déconstruction (terme auquel il va donner un nouveau sens pour l'occasion) de la métaphysique occidentale, afin d'y reformuler une ontologie : il propose d'accéder à la vérité de l'Être à travers une analyse de l'existence de l'homme.

C'est un projet qui paraît rompre avec la tradition depuis les origines grecques de la métaphysique : dans chaque philosophie, Heidegger entend débusquer l'impensé singulier qui est le sien, dû à l'« oubli de l'Être ». De cet « oubli de l'Être » proviendrait l'aveuglement de la philosophie à l'histoire qu'elle contribue pourtant à façonner, promouvant ainsi toujours davantage une métaphysique de la volonté dont l'impasse culmine dans la « volonté de volonté » caractéristique du nihilisme accompli.

La démarche heideggérienne s'articule en deux périodes : d'une part, la question du sens de l'Être à partir de l'existence humaine (Dasein) dont Sein und Zeit est l'œuvre maîtresse ; d'autre part, celle des conditions d'une manifestation de la vérité, notamment au travers du langage poétique en qui il voit un accès à l'Être lui-même :

Hölderlin.
  • Pour Heidegger, notre existence quotidienne se caractérise par des conduites inauthentiques, qui occultent l'être en le précipitant dans une vacuité ontologique, dont la technique est la plus parfaite expression. C'est l'« enfermement ontique ». L'histoire de la philosophie elle-même se conçoit comme un oubli de l'être, une parenthèse ouverte avec Platon et close au XXe siècle : l'achèvement de la métaphysique trouve sa vérité dans la technique achevée, la cybernétique3.
  • Heidegger se tourne alors, à partir des années 1936, vers la question de la poésie, notamment à partir d'une lecture attentive de Hölderlin : « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » Ainsi l'histoire de la philosophie s'auto-examine, se récapitule et se clôt par un geste hardi où elle se transcende en s'abolissant. L'histoire achevée de la métaphysique ouvre sur une nouvelle perspective, qui est en même temps retour au plus ancestral : l'écoute de la voix de l'Être dans le mythe, pour que l'être humain se libère de l'enfermement ontique.[réf. nécessaire

Être et Temps (Sein und Zeit, 1927), l'œuvre la plus importante, constitue la première partie d'un projet qui ne fut pas mené à terme. Elle marque un tournant important de la philosophie continentale (Lévinas – qui s'opposa pourtant à Heidegger sur la question de l'ontologie – considéra à sa lecture qu'elle faisait partie des grands textes philosophiques imprescriptibles). C'est sous son influence que se développent l'existentialisme et la déconstruction.

Sein und Zeit interroge le sens de l'être à partir d'une déconstruction (Abbau) de l'être-là (Dasein) de l'homme, thème fondamental de l'ontologie, définie par Aristote comme étant la question de l'être en tant qu'être. Pour Heidegger, celle-ci est tombée dans l'oubli et la trivialité (la tradition philosophique qu'il faudra détruire – ou, suivant les traductions, déconstruire) et doit être reposée à la lumière d'une « analytique du Dasein », c'est-à-dire une étude structurelle de l'existence humaine.

« Le Dasein (littéralement "Être-là" c'est-à-dire l'existence humaine pensée comme présence au monde ou "Être au monde") est un étant (c'est-à-dire, l'existant, l'être réel, concret) qui ne se borne pas à apparaître au sein de l’étant. Il possède bien plutôt le privilège ontique suivant : pour cet étant, il y va en son être de cet être. […] La compréhension de l’être est elle-même une possibilité d’être du Dasein. Le privilège ontique du Dasein consiste en ce qu’il est ontologique. » (Être et Temps).

Autrement dit, l'homme est cet étant ontologiquement privilégié en ceci qu'il a toujours déjà une certaine entente de l'être, non une connaissance, mais une certaine compréhension implicite et non thématique de ce que signifie « Être » pour les étants (les choses qui sont) qui l'entourent. La connaissance de l'étant est dite ontique : la science est un exemple de connaissance ontique en ce qu'elle n'interroge jamais les présupposés de ses relations aux objets. La question de l'être de l'étant, quant à elle, est dite ontologique.

Heidegger entreprit de relire presque tous les philosophes, et de reprendre, à nouveau, l'histoire de la philosophie sous l'angle de l'ontologie fondamentale dessinée dans Être et Temps qui jette, selon lui, un « nouvel éclairage critique sur la métaphysique, qu'il ne cesse de penser jusque dans ses conséquences ultimes, contribuant ainsi à son écroulement ». La métaphysique est accomplie et sa fin doit être désormais entérinée – c'est le thème de la fin de la métaphysique.

L'histoire de la philosophie, d'après la compréhension qu'il en suggère, est l'histoire de « l'oubli de l'Être par le fait de privilégier la connaissance de l'étant en adoptant le point de vue de l'étant ». Ainsi plongée dans l'oubli de sa provenance (soit la parole de l'Être qui se laisse encore entendre chez les présocratiques et qui a été, depuis, oubliée) et livrée à l'étude de l'étant, elle se trouve exposée à céder devant la science sinon à s'y réduire - la science dont le trait qui la caractérise est qu'elle « ne pense pas ».

Heidegger ne cessera de creuser les questions qu'il pose à toute la philosophie, depuis les présocratiques, sous l'égide de la question de l'Être, et à partir d'une « nouvelle compréhension de la vérité », non plus entendue comme adaequatio intellectus rei (entre réel et esprit ou, en termes modernes, sujet et objet), mais comme alêthéïa (le non-voilé), comme dé-voilement de l'Être, qui se tient en retrait, ressource infinie de possibles.

Le tournant historial (Kehre) de la pensée de Heidegger, devenant une « méditation de l'histoire de l'Être » (entendue au sens d'un génitif subjectif, comme « l'histoire de la métaphysique occidentale » en laquelle l'Être se dispense en se retirant), le conduit à se tourner vers le commencement de cette histoire : les présocratiques. Il consacre son séminaire d'été 1932 à l'étude d'Anaximandre et Parménide. Des cours sont encore par la suite consacrés à Parménide (1942/43) et à Héraclite (1943 et 1944, puis en 1966-1967 en commun avec Eugen Fink). Les Chemins qui ne mènent nulle part (« La parole d'Anaximandre ») et les Essais et conférences (« Logos », « Moïra », « Alêthéïa ») reprennent la plupart de ces lectures.

Ce tournant le conduit corrélativement vers la fin de la métaphysique occidentale : son achèvement dans le nihilisme avec Nietzsche. Heidegger consacre six séminaires à l'étude de son œuvre de 1936 à 1942, qui sont recueillis en deux tomes : Nietzsche I et Nietzsche II. En 1943, il prononce la conférence « Le mot de Nietzsche, Dieu est mort », reprise dans les Chemins. En 1953, il prononce la conférence « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », reprise dans les Essais et conférences.

Le nihilisme, il le déterminera lié à la technique et à son avènement en tant que cybernétique.

Enfin, Heidegger consacre, à partir des années 1930 et jusqu’à la fin de sa vie, de nombreuses études à la poésie. Son cours de 1934-35 est une lecture des hymnes « La Germanie » et « Le Rhin » de Hölderlin. D'autres séminaires suivront, consacrés à « Souvenir » (1941-42) et à « L'Ister » (1942). En 1946, il prononce la célèbre conférence « Pourquoi des poètes ? », interprétation de Hölderlin et Rilke, reprise dans les Chemins. En 1951, il prononce une conférence méditant les mots d'Hölderlin « L'homme habite en poète », reprise dans Essais et conférence. En 1958, il prononce une conférence sur Hebel.

En 1959, il publie Acheminement vers la parole, recueil de conférences méditant la Sprache à partir de Hölderlin, Georg Trakl, Stefan George et Novalis. L'ouvrage est dédié au poète français René Char, que Heidegger lit et rencontre : « pour René Char / en remerciement de l'habitation poétique tout proche au temps des séminaires du Thor / avec le salut de l'amitié ». Enfin, en 1967, puis en 1970, Heidegger assiste à Fribourg aux lectures de Paul Celan (sur cette rencontre, cf.James K. Lyon, "Paul Celan and Martin Heidegger: An Unresolved Conversation 1951-1970", The Johns Hopkins University Press, 2006; également H. France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger, Fayard, 2004).

Les sources de Martin Heidegger sont diverses, et sont surtout centrées sur son intérêt de la question de l'être, dont il dit que toute la métaphysique occidentale a oublié l'expérience originaire4. D'où sa relecture herméneutique des grands auteurs de la tradition philosophique, plus particulièrement Héraclite, Parménide, Platon, Aristote, Kant, Hegel et Nietzsche, de la pensée desquels il diagnostiquera une constitution ontothéologique.

Avant cela, Heidegger avait étudié la théologie avant de s'orienter vers la philosophie. À la fin des années 1910, il avait pris ses distances avec le catholicisme, avec qui il restera toutefois en dialogue constant5, et s'était concentré sur l'étude des penseurs protestants, essentiellement Martin Luther et Søren Kierkegaard.

Trois chemins menèrent Heidegger à Être et temps :

  1. Tout d'abord, la pensée aristotélicienne où Heidegger trouve la question du sens de l'être. Il lit dès 1907 le livre de Franz Brentano, De la signification multiple de l'étant chez Aristote (1862). Dans les années 1920, il consacre la plupart de ses cours (1921, 1922, 1924, 1926) à l'interprétation phénoménologique des textes d'Aristote.
  2. Ensuite, la phénoménologie husserlienne. Heidegger lit les Recherches logiques dès 1909. Il devient l'assistant de Husserl à Fribourg et anime des séminaires d'introduction aux Recherches logiques. En 1925, dans son cours sur Les Prolégomènes à l'histoire du concept de temps, il rend une nouvelle fois hommage à la percée que constitue à ses yeux l'ouvrage de 1901 et ses trois découvertes fondamentales (l'intentionnalité, le sens phénoménologique de l'a priori et l'intuition catégoriale) mais prend ses distances à l'égard du tournant transcendantal de la phénoménologie husserlienne des Idées directrices (1913). Sein und Zeit est dédié à Husserl, « en témoignage de vénération et d'amitié ». Heidegger lui succède à Fribourg en 1929.
  3. Enfin, la source théologique. « Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur mon chemin de pensée », écrit Heidegger dans son « Entretien sur la parole avec un Japonais » (in Acheminement vers la parole).

En 1918-19, Heidegger élabore un cours sur « Les fondements philosophiques du mysticisme médiéval » (Ga 60), où il cite Maître Eckhart, saint Bernard, Thérèse d'Avila. Heidegger se consacre d'abord à une phénoménologie de la vie religieuse où il trouve les expériences fondamentales de la vie qui le conduisent à l'élaboration de l'analytique du Dasein humain. Son cours d'hiver 1920 porte sur Saint Paul, et celui de l'été 1921 sur Saint Augustin. En 1924, il prononce une conférence sur le péché chez Luther. En 1927, il prononce une conférence intitulée « Phénoménologie et théologie ». Ses écrits les plus tardifs sont, eux aussi marqués par cette provenance : Le principe de raison, cours de 1955, analyse longuement les vers du mystique Angelus Silesius, et la sérénité (Gelassenheit) est une notion héritée de Maître Eckhart.

La Critique de la raison pure, interprétée par Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique.

Au milieu des années 1920, avec la mise en avant de la question du temps dans le cours Prolégomène à une histoire du concept de temps (Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs) (1925), Heidegger est amené à travailler sur Kant. Il consacre le semestre d'hiver 1927-1928 à une interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure, qui aboutit en 1929 à la publication de Kant et le problème de la métaphysique et à sa célèbre confrontation avec Cassirer la même année lors du deuxième cours universitaire de Davos. La référence à Leibniz est moins présente, mais Heidegger lui consacre quelques séances de son séminaire en 1928, et trouve chez lui la question fondamentale de la métaphysique : « Pourquoi il y a l'étant et non pas plutôt rien ? ».

À partir de 1929, Heidegger se tourne vers l'idéalisme allemand. Le séminaire d'été 1929 qui porte ce titre, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) ne sera finalement pas prononcé. Il consacre son séminaire d'hiver 1930 à l'étude de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, et son séminaire d'été 1936 à l'étude de Schelling.

Les critiques envers Heidegger ont essentiellement lieu sur le terrain politique : certains comme Karl Löwith mettent en avant la compromission de Heidegger avec le régime hitlérien et l'éventuelle parenté entre sa pensée et le projet nazi, tandis que d'autres comme Helmuth Plessner reprochent à sa philosophie l'absence de toute dimension politique.

La plupart des interprètes considèrent que les thèses de Heidegger, en particulier celles développées dans Sein und Zeit, marquent l'absence de pensée politique – ce que certains précisément lui objecteront comme un manque. Ses concepts existentiaux sont, en effet, exempts de toute historicité (le Dasein et l'angoisse qui le caractérise comme Être-pour-la-mort, sont des universels an-historiques). Heidegger semble mépriser la sphère politique, parce qu'elle relève de l'analyse d'un domaine particulier de l'étant, relevant d'un discours du « on », domaine de l'inauthenticité conduisant à toutes les illusions dans lesquelles se laisse aller le Dasein, et qui contribuent à lui voiler l'accès à sa vérité existentielle.

Contemporain de Heidegger, Helmuth Plessner est un de ceux qui dénonceront ce manque. Heidegger ne proposerait que des définitions "neutres" de l'existence humaine, à partir desquelles aucune analyse politique ne peut être élaborée, ni aucune décision prise par rapport à une conjoncture historique et politique. Or, explique Plessner, l'essence de l'homme n'existe pas, elle ne tient dans aucune définition, parce qu'il est appelé à se déterminer lui-même dans l'histoire, de manière historique et selon les situations où il devient ce qu'il a décidé d'être. Plessner soutient que l'Homme ne peut être contenu dans « aucune définition neutre d'une situation neutre ». En 1931, il écrit Le Pouvoir et la nature humaine, après la percée des nationaux-socialistes aux élections de 1930. C'est dans ce contexte qu'il exhorte la philosophie à se réveiller de son rêve, à cesser de croire qu'elle pourra saisir le « fondement » de l'homme. Son concept d'historicité l'amène à penser qu'elle doit se risquer dans le domaine de la politique et prendre la responsabilité de s'affronter à ses dangers.

La politique est définie selon Plessner, de manière très « machiavelienne », comme « l'art de l'instant favorable, de l'occasion propice », ce que les Grecs appelaient le kairos et ce pourquoi Machiavel associait la fortuna à la virtù nécessaire à l'homme politique. Et en 1931, l'impératif du moment, pour un philosophe, est précisément de saisir la dimension politique qui construit l'homme, son appartenance à un peuple qui est son trait distinctif, et l'importance de la nationalité (Volkstum). Plessner adresse par là une seconde critique à Heidegger : celle de ne pas accorder suffisamment d'attention à la nationalité, à partir de laquelle se posent tous les problèmes politiques d'un peuple. L'homme n'existe que dans l'horizon de son peuple. Selon Plessner, la philosophie de l'authenticité ne fait que creuser le fossé, traditionnel en Allemagne, entre « une sphère privée du salut de l'âme et une sphère publique du pouvoir ». Selon lui, Heidegger favorise ainsi l'indifférence en politique. Et de fait, Heidegger n'énonce aucune philosophie politique particulière, aucun dogme défini, car si son vote de conscience est allé au national-socialisme des premiers moments, avec l'espoir de changer le monde, il reste fidèle à une seule voie : celle de la philosophie.

Heidegger cependant, dans Sein und Zeit, consacre certains paragraphes, peu nombreux, à penser l'historicité d'un peuple et ce qu'il appelle le "destin d'un peuple". D'une part, le Dasein, est toujours un Mitsein, un être-avec, qui vit au sein d'une communauté de semblables, une société politique. D'autre part, au § 74, il déclare que le destin historique, authentique, du Dasein ne s'accomplit que « dans la communauté, le peuple ». En outre, il insiste sur le fait que cet advenir ne repose aucunement sur la réunion de « destins isolés ». Heidegger dans Être et temps propose au Dasein un idéal de liberté qui est avant tout libre rapport de l'individu à soi-même. Mais, dans l'esprit d'Heidegger, faire partie d'un peuple (qui n'est pas seulement une communauté), c'est appartenir au même monde, à partir de nos racines, et de notre existence dans un monde commun, et en direction d' un "destin" commun. C'est donc un projet à réaliser.

Heidegger souligne les puissances d'existence factices que sont la communauté et le peuple. Là aussi, chacun est jeté, dans un peuple, dans une communauté, qu'il n'a pas choisi. De sorte que le Dasein authentique, qui a accepté de reconnaître son état d'"être-jeté" dans l'existence, peut et doit reconnaître de même, sans illusions, qu'il se trouve jeté dans un peuple, à un certain moment de l'histoire, dans une culture. C'est cet ensemble de pré-conditions de toute existence, non choisies, qui fait la condition de tout Dasein, universelle parce que la même pour tous. Et, l'intrication des données factices de toute existence humaine individuelle et de l'histoire en devenir d'un peuple, d'une communauté, est nommée par Heidegger, "destin". Cette appartenance historique, peut, de même que l'existence individuelle, être vécue de manière authentique ou inauthentique, selon que le Dasein, reconnaît le destin de son peuple, s'en soucie et assume ses responsabilités.

Adhérant au parti nazi en 1933, il s’est retiré au bout de quelques mois de toute action politique. L'implication de Heidegger sous le troisième Reich et l'influence des théories nazies sur sa pensée, font l'objet d'interrogations et de débats nombreux et polémiques, particulièrement en France. La controverse fut notamment lancée par Karl Löwith en 1946, dans la revue les Temps modernes et se poursuit encore aujourd'hui. Pour s'en tenir aux faits, en tant que recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau, Heidegger apporta sa contribution au processus nazi de destruction des Juifs d’Europe tel que l’analyse l’historien Raul Hilberg dans le livre du même nom. En effet, ce dernier établit que, lorsque, avec son décret du 3 novembre 1933, Heidegger met fin au versement des allocations des étudiants boursiers « non-aryens » de l’Université de Fribourg, il n’applique pas la loi nazie sur la fonction publique, mais il en élargit le champ de sa propre initiative6. De même, « les archives de l’Université de Fribourg montrent que, dès 1933, les étudiants non aryens reçurent, au lieu des cartes d’inscription normales sur papier brun, des cartes jaunes »7 : une anticipation de cinq ans sur le décret du 23 juillet 1938 ordonnant à tout Juif de plus de 15 ans d'être porteur d'une carte d'identité l'identifiant en tant que Juif.

En 1945 Heidegger propose une explication de son attitude :

« Je croyais que Hitler, après avoir pris en 1933 la responsabilité de l’ensemble du peuple, oserait se dégager du Parti et de sa doctrine, et que le tout se rencontrerait sur le terrain d’une rénovation et d’un rassemblement en vue d’une responsabilité de l’Occident. Cette conviction fut une erreur que je reconnus à partir des événements du 30 juin 1934. J’étais bien intervenu en 1933 pour dire oui au national et au social (et non pas au nationalisme) et non aux fondements intellectuels et métaphysiques sur lesquels reposait le biologisme de la doctrine du Parti, parce que le social et le national, tels que je les voyais, n’étaient pas essentiellement liés à une idéologie biologiste et raciste. »8

Heidegger eut notamment pour élèves Hannah Arendt, Leo Strauss, Emmanuel Lévinas, Jean Wahl, Hans Jonas, Herbert Marcuse, Max Horkheimer, Oscar Becker, Walter Biemel, Karl Löwith, Hans-Georg Gadamer, Eugen Fink, Jan Patočka, Peter Sloterdijk et Blankenburg.

L'importance donnée à Heidegger dans les courants de la phénoménologie et de la philosophie postmoderne est très grande. De nombreux philosophes de renom en Europe ont été soit formés à la pensée de Heidegger, soit largement influencés par son œuvre. En Italie, c'est le cas de Giorgio Agamben, Massimo Cacciari, Ernesto Grassi et Gianni Vattimo, parmi d'autres ; en Allemagne, Ernst Tugendhat et Peter Sloterdijk ; en Espagne, José Ortega y Gasset, Xavier Zubiri et Julián Marías ; en Grèce, Kostas Axelos ; en Roumanie, Alexandru Dragomir. Aux États-Unis ou au Canada, nombreux sont également les penseurs qui, tels Hubert Dreyfus, Stanley Cavell ou Richard Rorty, ou encore Charles Taylor, se réfèrent à Heidegger et qui ont connu son influence. Emmanuel Levinas parle de « la dette [que] tout chercheur contemporain [doit] à Heidegger – dette qu'il lui doit souvent à regret »9.

La réception de l'œuvre heiddegérienne parmi les philosophes analytiques est différente. À l'exception d'une recension favorable de Être et Temps par Gilbert Ryle dans l'article « Mind of Being and Time » peu de temps après sa publication, les contemporains analytiques de Heidegger trouvèrent autant le contenu que le style comme des exemples de la pire façon de faire de la philosophie10. De grands noms issus de ce courant ont toutefois été influencés par la pensée du philosophe allemand, notamment Richard Rorty.

C'est sans doute en France que l'influence de Heidegger fut la plus prégnante11. C'est Georges Gurvitch qui, le premier, en 1928, fit état de Sein und Zeit dans son cours à la Sorbonne, mais il faut attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour voir percer son influence. Il fut un penseur de référence pour une pléiade d'auteurs :

  • Le Sophiste, (1924), (Gesamtausagabe 19, Platon : Sophistes), Paris, Gallimard, 2001, (trad. Jean-François Courtine, Pascal David, Dominique Pradelle, Philippe Quesne).
  • Les conférences de Cassel (1925). précédées de la Correspondance Dilthey-Husserl (1911), (Gesamtausgabe 80, Kasseler Vorträge), Paris, Vrin 2003, (trad. J.C. Gens).
  • Être et Temps, (1927), Paris, Gallimard, 1964 (traduction Boehm et de Waelhens); Paris, Gallimard, 1986 (traduction Vezin).
  • "Qu'est-ce que la métaphysique ?", (1929), in Questions I, Paris, Gallimard, 1968.
  • Kant et le problème de la métaphysique, (1929), Paris, Gallimard, 1953.
  • Aristote, Métaphysique 1-3, (1931), (Gesamtausgabe 33, Aristoteles: Metaphysik IX), Paris, Gallimard, 1991, (trad. B. Stevens et P. Vandevelde).
  • De l'essence de la vérité : approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de Platon 1931-1932, (Gesamtausagabe 34, Vom Wesen der Wahrheit. Zu Platons Höhlengleichnis und Theätet),Paris, Gallimard, 2001,(trad. A. Boutot).
  • La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, (1934), (Gesamtausgabe 38, Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache), Paris, Gallimard, 2008, (trad. Frédéric Bernard).
  • Introduction à la métaphysique, (1935),(Gesamtausgabe 40, Einführung in die Metaphysik), Paris, Gallimard
  • Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche, (1938-1939), Paris, Gallimard, 2009, (trad. A. Boutot).
  • Qu'est-ce qu'une chose ?, (1935-1936),(Gesamtausgabe 41, Die Frage nach dem Ding. Zu Kants Lehre von den transzendentalen Grundsätzen), Paris, Gallimard, 1971.
  • Nietzsche, (1936-1946), Paris, Gallimard, 1971.
  • Concepts fondamentaux, (1941), (Gesamtausgabe 51, Grundbegriffe), Paris, Gallimard, 1985.
  • Hegel : La négativité, éclaircissement de l'introduction à la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, (1938-1942), (Gesamtausgabe 68, Hegel. Die Negativität. Eine Auseinandersetzung mit Hegel aus dem Ansatz in der Negativität (1938/9, 1941). 2. Erläuterung der "Einleitung" zu Hegels "Phänomenologie des Geistes" (1942), Paris, Gallimard, 2007, (trad. A. Boutot).
  • Parménide, (1942-3), (Gesamtausgabe 54), Paris, Gallimard, 2011.
  • Approche de Hölderlin, (1944-71), Paris, Gallimard, 1962, édition augmentée, 1973).
  • La dévastation et l'attente : entretien sur le chemin de campagne, (1945), Paris, Gallimard, 2006.
  • Lettre sur l'humanisme, (1947), Paris, Aubier, 1957.
  • Chemins qui ne mènent nulle part, (1950), Paris, Gallimard, 1962.
  • Qu'appelle-t-on penser ?, (1951), Paris, PUF, 1959.
  • La question de la technique, (1953), in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.
  • Acheminement vers la parole (1953-59) Paris, Gallimard, 1976.
  • Essais et conférences, (1954), Paris, Gallimard, 1958.
  • Le Principe de raison, (1957), Paris, Gallimard, 1962.
  • La Fin de la philosophie et la tâche de la pensée, (1964) in Kierkegaard vivant, Paris, Gallimard, 1966.
  • Héraclite, (1966-1967), Paris, Gallimard, 1973.
  • Séminaires de Zurich, Paris, Gallimard, 2010.

Pour une introduction

  • Jean Beaufret, Introduction aux philosophies de l'existence. De Kierkegaard à Heidegger, Paris, Denoël/Gonthier, 1971.
  • Alain Beaulieu (dir.), Abécédaire de Martin Heidegger, Editions Sils Maria, 2008, ISBN 978-2-930242-58-3.
  • Carnap, Rudolf, « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage », Erkenntnis, II, 1931
  • Maxence Caron, Introduction à Heidegger, Paris, Ellipses, 2005.
  • J.-P. Cotten : Heidegger, coll. « Écrivains de toujours », Paris, Le Seuil, 1974.
  • Alphonse de Waelhens, La philosophie de Martin Heidegger, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », Editions de l’Institut Supérieur de Philosophie, Louvain, 1942. (Auteur du premier livre important en français sur Heidegger, selon Raymond Aron,[1]).
  • Christian Dubois : Heidegger : Introduction à une lecture, Paris, Le Seuil, 2000.
  • Pierre Dulau : "Heidegger, Pas à Pas", Paris, Ellipses, 2008;
  • Jean Lévêque, le Fragment I, Paris, Osiris, 1989.
  • Yan Marchand, Le Cafard de Martin Heidegger, Les petits Platons, 2011
  • William J. Richardson : Heidegger through phenomenology to thought, La Haye, Martinus Nijhof, 1963, et New-York, Fordham University Press, 2003.
  • Alexander Schnell, De l'existence ouverte au monde fini. Heidegger 1925-1930, Paris, Vrin, 2005.
  • Gianni Vattimo: Introduzione ad Heidegger, Laterza, Rome-Bari, 1971. Traduction française: Introduction à Heidegger, Paris, Cerf, 1985. ISBN : 2-204-02397-3
  • Jean Wahl : Introduction à la pensée de Heidegger, Librairie Générale Française, Paris, 1998, ISBN 2-253-94262-6.

Pour les lectures de Heidegger

Il giovane Heidegger. Verità e rivelazione, Introduction de Gianni Vattimo, Zikkurat Edizioni & Lab, Senigallia, Roma, Teramo 2010.

  • Jean Greish, Ontologie et temporalité, Paris, PUF, 1994.
  • Hervé¨Pasqua, Introduction à la lecture de Être et Temps, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1993.
  • François Raffoul, À chaque fois mien, Paris, Galilée, 2004.
  • Claude Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998.
  • Claude Romano, L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999.
  • Claude Romano, Il y a, Paris, PUF, 2003.
  • Bernard Sichère, Seul un Dieu peut encore nous sauver, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
  • Philippe Sollers, La guerre du goût, Paris, Gallimard, 1994.
  • Philippe Sollers, Eloge de l'infini, Paris, Gallimard, 2001.
  • Philippe Sollers, Poker, Paris, Gallimard, 2005.
  • Jacques Taminiaux, Lectures de l’ontologie fondamentale, Essais sur Heidegger, Grenoble, Jérôme Millon, 1989.
  • Marlène Zarader, La dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque, Paris, Le Seuil, 1990.
  • Marlène Zarader, Heidegger et les paroles de l'origine, Paris, Vrin, 2000.
  • Jean Vioulac, "L'époque de la technique. Marx, Heidegger et l'accomplissement de la métaphysique, Paris, PUF, 2009.
  • Bastian Zimmermann, Die Offenbarung des Unverfügbaren und die Würde des Fragens. Ethische Dimensionen der Philosophie Martin Heideggers. London, 2010, ISBN 978-1-84790-037-1.

Pour la biographie et l'engagement politique

Pour la réception de Heidegger en France



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.