Les révoltes qui secouent certains pays
d’Afrique du Nord et du Proche-Orient depuis décembre 2010 ont eu pour
thème mobilisateur des slogans qui se référaient aux valeurs des
démocraties occidentales (droits de l’homme, liberté, égalité,
citoyenneté).
Elles ont
été suivies d’élections. Ont-elles pour autant ouvert la voie à la
démocratisation du monde arabo-musulman ? Dans l’affirmative, la preuve
serait donnée que, contrairement à une idée répandue, l’islam n’est pas
incompatible avec la démocratie. Mais comment comprendre la victoire des
partis islamistes ? En fait, recourir à une mécanique électorale
n’implique pas automatiquement l’adoption de valeurs démocratiques. Le
premier aspect sera examiné ici et nous réserverons le second à une
prochaine Petite Feuille Verte.
LA CONCEPTION ISLAMIQUE DE L’ETAT
Selon la doctrine islamique classique, un
pays dont la population est entièrement ou majoritairement musulmane ne
peut être gouverné que par un Etat qui se réfère à l’islam car un
musulman convaincu ne peut pas, par principe, accepter de vivre sous une
autre loi que la charia (la loi islamique, considérée comme révélée par
Dieu). Pour garantir l’observance de cette exigence, les dirigeants
d’un tel pays doivent être musulmans. Deux références scripturaires
fondent cette conception.
- « N’obéis pas à celui dont Nous avons rendu le coeur insouciant envers Notre Rappel de la vraie religion » (Coran 18, 28).
- « L’islam domine et ne saurait être dominé », sentence de Mahomet retenue dans la Sunna (Tradition).
Durant la deuxième période de sa vie
publique, à Médine (622-632), Mahomet instaura le premier Etat musulman
de l’histoire, à la tête duquel il exerça à la fois des fonctions
religieuses et temporelles. Le prophète de l’islam étant décrit dans le
Coran comme le « beau modèle » (33, 21) à qui il convient d’obéir comme à
Dieu (8, 1), son exemple est normatif. L’Etat en Islam ne peut être que
confessionnel.
Toute entorse à ces préceptes peut être
considérée comme une infidélité à la religion et ne peut donc être que
provisoire, comme l’a rappelé au Liban Hussein Kouatly, directeur
général du sunnisme local, au début de la guerre survenue dans son pays
en 1975. « Le musulman au Liban, en principe, ne peut être qu’engagé par
les obligations de l’islam dont fait partie la création de l’Etat
islamique. Celle-ci peut toutefois être suspendue provisoirement en cas
de contraintes extérieures (…). La solution fondamentale, c’est l’appel à
l’instauration d’un pouvoir islamique au Liban » (*).
Dans un tel Etat, il n’y a pas ou très
peu de place pour un ressortissant non musulman, en pratique juif ou
chrétien, car tout adepte d’une religion « païenne » (bouddhisme,
hindouisme, etc.) n’est pas reconnu dans son identité religieuse
(celle-ci est en effet mentionnée sur les registres d’état civil). Seuls
les musulmans bénéficient en plénitude des droits attachés à la
nationalité.
La forme du régime
La confessionnalité de l’Etat ne se
confond cependant pas avec une forme particulière de régime.
Aujourd’hui, les pays islamiques sont soit des dictatures, soit des
monarchies, soit des républiques.
L’ISLAM REJETTE LA LAÏCITE
La laïcité est un concept totalement
étranger à l’islam. Même si le Coran ne se prononce pas à son sujet, il
inspire un système politico-religieux qui se présente comme un tout (une
foi et une loi) et identifie totalement les sphères religieuse et
civile.
Beaucoup de musulmans voient donc dans la
laïcité une forme déguisée d’athéisme. Elle équivaut, croient-ils, au
rejet de Dieu de la Cité et à la négation de la religion. « La laïcité
représente une façon de coincer (sic) les musulmans parce qu’elle
signifie la séparation de la religion et de l’Etat alors que l’islam est
un régime total, c’est-à-dire religion et Etat », écrivait aussi
Hussein Kouatly (*).
Avant les révolutions en cours, certains
régimes arabes (Tunisie et Egypte notamment) étaient présentés en
Occident comme laïques pour la simple raison qu’ils muselaient
l’islamisme. Pourtant, leurs Constitutions érigeaient l’islam en
religion d’Etat. Dans la plupart des pays musulmans, l’islam est
considéré comme la religion du peuple, si bien qu’il est impossible à un
citoyen d’annoncer un changement de religion, sauf à vivre sa nouvelle
identité dans la clandestinité et la crainte de représailles.
L’exception libanaise
Le Liban est le seul Etat de la Ligue
arabe (22 membres) dont l’identité et les institutions ne sont pas
monopolisées par l’islam. Sa démocratie n’est pourtant pas laïque mais
confessionnelle : elle assure, selon une répartition fixe, la
participation aux affaires publiques des dix-huit communautés reconnues
par sa Constitution. Il n’y a donc pas de citoyens inférieurs aux autres
et pas de risque de dictature. Et c’est pour garantir le maintien de
cette exception protectrice de toutes les libertés que la présidence de
la république est réservée à un chrétien maronite et que le Parlement
est réparti par moitié entre élus chrétiens et musulmans alors même que
la majorité de la population est désormais musulmane.
LA DEMOCRATIE AU SERVICE DE L’ISLAMISME
La pratique démocratique ne semble
cependant pas absente du fonctionnement des Etats musulmans dont
certains (Tunisie, Egypte, Irak, etc.) acceptent même le multipartisme.
En outre la plupart d’entre eux se sont dotés d’institutions modernes
calquées sur les modèles occidentaux (Parlement, contrôle
constitutionnel, conseil des ministres, partis politiques, élections).
Mais, alors qu’en Occident cette pratique
suppose l’alternance entre des majorités et des minorités porteuses de
programmes laïques, dans les pays islamiques la loi du nombre profite
aux idéologies religieuses. On comprend alors que, dans le contexte du
réveil religieux actuel, les élections post-révolutionnaires aient donné
la victoire aux partis islamistes, ceux-ci étant les mieux organisés,
les plus présents sur le terrain et donc les plus crédibles. Les
salafistes eux-mêmes, qui incarnent l’islam le plus radical, quoique
hostiles à tout emprunt à des traditions non musulmanes, ont joué le jeu
démocratique, sachant que leur participation aux affaires publiques
constituait un moyen efficace d’imposer leur idéologie.
C’est aussi en vertu d’un processus
électoral et, non d’un coup de force, que le Parti de la Justice et du
Développement (AKP) de Recep Tayyep Erdogan, est parvenu au pouvoir à
Ankara, ce qui lui permet de mener à bien son programme de
réislamisation forcée de la société turque.
Par son enthousiasme précipité, l’Europe
commet l’erreur de confondre démocratie et laïcité au moment où les
peuples de culture musulmane s’accrochent à leur identité religieuse.
Annie LAURENT
Docteur d’Etat en sciences politiques,
spécialisée dans les domaines touchant à l’Islam, aux questions
politiques au Proche-Orient, aux chrétiens d’Orient et aux relations
interreligieuses et auteur de plusieurs ouvrages sur ces thèmes.
Source : La Petite Feuille Verte.
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