Partie 1/2 : un diagnostic inquiétant teinté d'autosatisfaction
http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/70832.htm
Les Académies nationales
américaines en science, ingénierie et médecine (NAS), par
l'intermédiaire du comité exécutif STEP ("board of science, technology
and economic policy") publient un volumineux opuscule sur la nécessité
pour les Etats-Unis de relever les défis de l'innovation grâce à la mise
en oeuvre d'une stratégie : "Rising to the challenge, U.S. Innovation Policy for the Global Economy"
[1]. L'originalité de la contribution réside dans la richesse de
l'expertise et des sources : une biographie de 80 pages, plus de 600
notes de bas de page sans parler du fait que les rapporteurs ont associé
à leurs travaux la plupart des experts et institutions du domaine aux
Etats-Unis et dans quelques autres pays. Autre atout de l'ouvrage, il
véhicule des opinions indépendantes de la sphère politique ou
parlementaire, ce qui en fait un document de référence pour tous ceux
qui veulent savoir comment fonctionne et évolue l'innovation aux
Etats-Unis. Une bonne illustration de cette approche impartiale nous est
fournie au chap. 6 dans lequel NAS/STEP aborde sans considération
partisane les grands enjeux de quatre filières technologiques où
l'innovation est essentielle pour les Etats-Unis mais où, précisément,
le soutien public est défaillant : les semi-conducteurs, le
photovoltaïque, les batteries évoluées, la pharmacie et les
biotechnologies.
Enfin, et une fois n'est pas coutume - les rapports américains étant
souvent centrés sur les seules réalités nationales -, la richesse de
l'ouvrage tient dans le parangonnage des politiques d'innovation mises
en oeuvre par plusieurs pays, émergents ou développés (la France devrait
être traitée ultérieurement). Cette approche comparative a été rendue
possible grâce à l'organisation par NAS d'une quinzaine de séminaires
bilatéraux de politique scientifique depuis 2005 avec : la Chine,
l'Allemagne, la Pologne, l'Inde, la région des Flandres (Belgique), le
Japon et Taiwan.
Une publication opportune
La publication de "Rising to the challenge" intervient alors que les
Etats-Unis sont face à un énorme dilemme budgétaire. Ou bien ils
choisissent de prolonger les réductions fiscales de l'ère Bush en
évitant toute coupe dans les dépenses, ce qui ferait grimper le déficit
budgétaire à 1.000 milliards de dollars (et la dette fédérale à plus de
16.000 milliards) mais qui permettrait d'envisager une croissance
supérieure à 4% en 2013, ou bien ils décident de maintenir les avantages
fiscaux tout en procédant à des coupes sombres, ce qui conduirait le
déficit à quelque 612 milliards et à une croissance proche de 0,5%. Dans
ce contexte fait d'incertitudes, d'endettement et de récession
économique, tous les acteurs de la R&D américains s'attendent à ce
que le concours fédéral à la recherche baisse au cours des prochaines
années. Cette anticipation est naturellement combattue par NAS qui
propose à travers cet ouvrage une autre politique d'innovation que celle
imposée par les déficits et la baisse des crédits à la R&D.
L'étude met en évidence le fait qu'un grand nombre de pays,
industrialisés ou en émergence, se sont inspirés du modèle américain
mais consacrent des moyens importants pour mettre en oeuvre des
stratégies nationales d'innovation. Selon NAS/STEP, faute d'une telle
stratégie, les E.-U. tendent à perdre leur position dominante alors que
dans le même temps les concurrents accroissent leur compétitivité grâce à
l'innovation.
Un diagnostic inquiétant sur fond d'autosatisfaction
D'une façon générale, les premiers chapitres du document de 575 pages
balancent entre deux constats ; celui qui consiste à dire que le système
américain est excellent : "le défi fondamental de la formulation de
recommandations destinées à améliorer le système américain d'innovation
est que ce dernier reste indéniablement le meilleur", (p. 127) et celui
qui veut que, "(...) qu'elles que soient ses sources, la suprématie
américaine (en matière d'innovation et de compétitivité) n'est désormais
plus acquise" (préface). Sur de nombreux fronts, les Etats-Unis perdent
en effet du terrain face aux autres pays. C'est notamment le cas en
matière de dépenses de R&D rapportées au PIB et de capacité à
attirer les talents, sans parler des politiques agressives de pays
concurrents dans des secteurs technologiques précis. Selon les auteurs,
la situation a empiré dans un grand nombre de domaines identifiés dans
un précédent rapport de NAS en 2007 ("Rising above the gathering storm").
Mais, dans l'ensemble, les fondations du système américain d'innovation ("the pillars of U.S. innovation strength")
restent solides parce qu'elles s'ajustent à l'environnement, sont
décentralisés et compétitives. C'est grâce à elles que des grandes
entreprises innovantes comme Google ou Apple ont pu voir le jour et se
développer. Parmi les atouts du système américain :
- Le régime de protection de la propriété industrielle combiné à une
législation du travail souple et un droit des faillites favorable aux
entrepreneurs. A cet ensemble réglementaire s'ajoute la capacité des
E.-U. à attirer des talents du monde entier, via les universités.
- Le soutien fédéral à la recherche (148 milliards de dollars en 2012)
- Les universités de recherche, "véritable moteur de l'innovation" du pays.
- Les 37 laboratoires fédéraux de recherche (budget : 20 milliards)
- Le secteur privé (env. $280 milliards de dépenses de R&D en 2012)
- La capacité à construire des PPP (partenariats public-privé)
Un déficit de stratégie et d'énormes défis à relever
Pour les rapporteurs, l'Administration Obama a pris la pleine mesure à
la fois des défis et des forces du pays en lançant des initiatives
ambitieuses (dotations des agences en hausse, "America COMPETES Act",
développement de nouvelles filières technologiques, etc.) et dévoilant
même une stratégie nationale d'innovation en sept. 2009.
Malheureusement, ces mesures se sont inscrites dans le court terme en
plus d'avoir été, pour la plupart, contrariées par le Congrès qui a
décidé de ne pas les doter.
Comme l'explique NAS/STEP, "la formulation d'une politique
(d'innovation) destinée à faire émerger la compétitivité est compliquée
par le fait que les Etats-Unis font partie du petit nombre des pays
industrialisés dont les responsables politiques n'ont traditionnellement
jamais réfléchi de façon stratégique à la composition de l'économie du
pays".
La difficulté de concevoir une politique nationale d'innovation, si elle
continue à porter préjudice au pays, se double de très grands défis.
Selon les auteurs, le principal a trait au modèle de financement des
universités qui est en train d'atteindre une limite, posant du même coup
la question de l'accès aux études pour les américains : les
établissements ont en moyenne augmenté les frais de scolarité de plus de
400% entre 2002 et 2011. Le volume des créances éducatives détenues par
les banques auprès des étudiants mais garanties par le Gouvernement
fédéral a quadruplé depuis 2000 pour atteindre 800 milliards de dollars,
ce qui représente environ 39,7% des volumes de crédits à la
consommation (hors logement). Les raisons sont bien connues :
restrictions budgétaires des états, système fiscal inadéquat pour
financer l'éducation, baisse des concours des entreprises. En outre, les
auteurs relèvent que "les entreprises américaines choisissent de façon
croissante de travailler avec des établissements hors des E.-U.,
encouragées par un régime de propriété intellectuelle plus favorable et
des mesures incitatives favorisant les partenariats publics et privés".
Une autre famille de défis de l'innovation se confond avec la baisse
tendancielle de l'attractivité des E.-U.. Pour les auteurs, le système
fiscal actuel assis sur l'imposition directe des revenus des entreprises
et des ménages est totalement obsolète. La quasi absence de fiscalité
sur la consommation conduit en effet aux déficits et à l'endettement qui
se traduisent à leur tour par des arbitrages budgétaires en défaveur de
dotations stables pour la recherche et l'enseignement supérieur. C'est
ainsi qu'en pourcentage du PIB, les dépenses fédérales de recherche
affichent un déclin depuis le sommet atteint en 1965 (1,8% contre 0,8%
en 2011). Dans un monde économiquement ouvert, ce fonctionnement
pénalise les Etats-Unis alors que ses concurrents s'engagent dans des
stratégies opposées où l'innovation et les politiques
"néo-mercantilistes" tiennent une place centrale (ex. l'industrie des
panneaux solaires en Chine). Les auteurs insistent au final sur la
nécessité pour les Etats-Unis de traduire en termes politiques
volontaristes le lien entre commerce extérieur et innovation (p. 11 et
159).
Pour les rapporteurs, un autre facteur d'affaiblissement des E.-U. sur
la carte mondiale de l'innovation tient au fait que le pays n'a pas
consenti des investissements suffisants dans ses infrastructures
(transports terrestres, réseaux large bande) ainsi que dans le domaine
de l'efficacité énergétique. Outre que le taux de pénétration des
réseaux large bande est supérieur dans les autres pays de l'OCDE, les
auteurs citent par exemple une étude établissant à 450 milliards de
dollars annuels le manque à gagner de consommation des E.-U. lié à la
trop faible capacité des réseaux informatiques. Du reste, les
rapporteurs s'étonnent de cette situation paradoxale qui veut que les
E.-U. ne parviennent plus à construire des partenariats public-privé
(PPP) capables d'entraîner des innovations ou de nouvelles filières
technologiques comme cela a été le cas dans le passé avec les réacteurs
nucléaires, la poste aérienne, le télégraphe, l'ASM (système standardisé
de pièces détachées), etc..
Partie 2/2 : des consignes banales, des suggestions originales
http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/70899.htm
Pour un Etat fédéral plus stratège
Les recommandations de NAS/STEP tournent autour de la conception d'une
stratégie d'ensemble destinée à pallier les carences actuelles du
système national d'innovation, pour non seulement recouvrer la
croissance et le plein-emploi mais aussi faire en sorte que le pays
"accroisse son rôle dans le monde". Pour les rapporteurs, l'innovation
est à la fois un avantage concurrentiel, une source de rayonnement
("outreach") et une composante de souveraineté. Les rapporteurs plaident
donc pour que les E.-U. érigent la recherche en "bien public" dans le
cadre d'une politique volontariste comme on peut l'observer dans
d'autres pays, c'est à dire inscrite dans le long terme et à l'abri des
fluctuations liées aux finances publiques. Afin de renverser les
tendances actuelles, NAS/STEP avancent en fait des propositions assez
conventionnelles qui consistent à stimuler les atouts du système
américain, évoqués précédemment. Au premier rang des priorités figure
l'instauration d'un modèle de financement des universités capable de ne
plus alourdir les créances des étudiants et de mettre en péril
l'économie générale du système universitaire. Si l'on comprend bien le
principe de cette orientation, le rapport n'apporte aucune réponse
concrète sur la manière de procéder, que cela soit pour les universités
publiques ou privées.
Autre contrainte majeure : faire en sorte que l'industrie continue à
investir dans la R&D aux E.-U.. L'un des moyens d'y parvenir est de
garantir aux industriels que le concours de l'état fédéral en matière de
recherche fondamentale sera maintenu voir haussé. Selon NAS/STEP, le
financement fédéral joue un puissant rôle de levier auprès des
industriels américains. L'exemple le plus parlant est celui de la
recherche translationnelle qui est susceptible de maintenir aux E.-U.
d'importantes activités de R&D. Un autre gisement à exploiter
consisterait apporter un soutien fédéral à l'activité de valorisation
des universités ou de développer le CIR [1] qui reste pour l'instant
assez peu incitatif pour les entreprises aux Etats-Unis. D'une façon
générale, l'étude en appelle à l'état fédéral pour qu'il joue davantage
son rôle de stratège dans l'émergence de nouvelles technologies, de PPP
et de jeunes entreprises innovantes (JEI).
Soutenir davantage les JEI et l'immigration des talents
Concernant ces dernières, NAS/STEP déplore le manque de soutien et de
moyens dont elles bénéficient par l'intermédiaire des programmes
fédéraux existants alors que l'efficacité de ces derniers est
internationalement reconnue (SBIR, TIP). En effet d'autres pays imitent
ces dispositifs et leur accordent plus de moyens. Plusieurs mesures sont
avancées pour que les JEI pâtissent moins des défaillances de l'accès
aux financements, des rigidités de la SEC [2] (développement de fonds,
crédit impôt-recherche, prise de participation des fondations dans le
capital des JEI, etc.) et des restrictions en matière d'immigration.
Sur ce sujet des migrants, évoqué tout au long des 7 chapitres du
volume, les rapporteurs se montrent très catégoriques : l'innovation
américaine se porterait bien mieux si l'accès ou le maintien aux E.-U.
des entrepreneurs et des étudiants de haut niveau était facilité.
Le rapport met aussi en avant plusieurs propositions argumentées
concernant les pôles technologiques. Pour les rapporteurs, les E.-U. ont
intérêt à accompagner les très nombreuses initiatives locales pour
faire émerger davantage d'innovations. L'industrie manufacturière occupe
également une large place dans le rapport, aussi bien dans ce qui
relève du diagnostic que des préconisations.
Des orientations nouvelles
Mais l'étude formule aussi des recommandations plus nouvelles. Pour les
auteurs, la conception d'une stratégie d'ensemble pour l'innovation doit
s'accompagner d'un exercice de parangonnage sur les initiatives et les
options prises par les pays qui se sont ou non inspirés du modèle
américain pour remonter la chaîne de valeur et désormais concurrencer
les E.-U.. En d'autres termes, NAS/STEP prône la mise en place d'un
système de veille technologique (p. 155, p. 163 : "monitor and evaluate
investments, measures, and Innovation of other nations"). Dans un
registre proche, l'étude avance que les entreprises ou les laboratoires
publics américains devraient davantage tirer partie des initiatives
scientifiques ou des programmes technologiques entrepris dans les grands
pays émergents, comme le font déjà la plupart des pays tiers. De même,
les NAS recommandent au gouvernement fédéral de se rapprocher des
responsables de politique scientifique des autres pays afin de faire
remonter des éléments d'analyse au niveau des décideurs américains,
l'objectif final étant de placer le système d'innovation américain en
meilleure position face à ses concurrents et de mieux l'adapter aux
réalités.
... et des carences
Comme pour la plupart des autres préconisations, NAS/STEP n'explique pas
comment procéder pour mettre en oeuvre ces orientations. Ainsi le
rapport n'évoque pas les leviers que peuvent constituer les responsables
scientifiques dans les ambassades américaines ou les instances de
discussion scientifique qui existent entre la plupart des pays de l'OCDE
et les Etats-Unis. Ces dernières, conduites par le Département d'Etat,
ne sont d'ailleurs pas dotées budgétairement et ne servent donc pas
directement les chercheurs américains. De même, les rapporteurs ne
s'interrogent pas sur les règles de coûts qui freinent toute velléité
internationale des chercheurs américains qui reçoivent des fonds des
agences fédérales.
Conclusion
Si le rapport frappe par son érudition et la richesse de ses analyses,
il est aussi porteur d'une critique sans concession, partagée par toutes
les institutions consultées par NAS/STEP (Doe, NIST, etc.), sur
l'incapacité du pays à formuler une véritable politique d'innovation.
Pour la première fois, NAS/STEP établit donc un diagnostic complet tout
en posant des questions centrales comme le financement des universités
ou l'absence de fiscalité indirecte qui mine l'intervention publique
dans des domaines pourtant essentiels à la domination technologique des
E.-U.. Néanmoins, en établissant un constat plutôt négatif de la
situation de l'innovation aux E.-U., les auteurs se montrent à la fois
sévères sur l'indigence de la réflexion stratégique des décideurs
publics et enthousiastes sur la capacité des acteurs privés de
l'innovation américaine à dynamiser le système : entreprises,
universités, etc.. D'où le fil conducteur du livre qui veut que les
efforts du pays portent prioritairement sur les fondations du système
américain.
C'est sans doute pour cette raison que NAS/STEP est réticent à évoquer
les questions de gouvernance : malgré la pression qu'exercent les pays
concurrents, les auteurs ne recommandent pas la création d'un
Département ministériel chargé de l'innovation ni la mise en place d'une
instance nationale de coordination des agences ou des ministères
finançant ou ayant des activités de R&D. Il est vrai qu'il s'agit
d'une idée ancienne, véhiculée depuis les années 60 par tous les
exécutifs, et qui n'a jamais pu trouver un début de mise en oeuvre.
Quelle suite sera réservée au rapport ? Dans le contexte actuel, il
n'est pas réaliste de croire que l'étude de NAS/STEP va être rapidement
suivie d'effets. Au cours des récents débats électoraux, la place
accordée aux enjeux de l'innovation et aux réformes à entreprendre fait
douter du haut degré de priorité de ces questions. Il reste que l'étude
contribuera à alimenter la réflexion des parlementaires et de l'exécutif
pour les prochaines années. Dans ce but, NAS prévoit d'organiser des
rencontres publiques de promotion. A suivre.
--
[1] CIR : Crédit Impôt Recherche
[2] SEC : Stock Exchange Commission
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.